b. le rapport regardant-regardé dans la mise en scène des Acteurs de bonne foi de J.-L. Boutté (1978)

La question de la relation regardants / regardés est posée de façon extrêmement claire par J.-L. Boutté dans le choix qu’il a fait d’un dispositif scénique très simple. Un carré recouvert d’un parquet à damiers sert de délimitation centrale. Il se présente en oblique par rapport à l’axe de la caméra. Le dessin très géométrique est relayé dans la verticalité par trois énormes panneaux qui délimitent, au fond, la frontière de cette salle : aux extrémités cour et jardin, mais parallèles aux côtés du rectangle parqueté posé au sol, figurent deux panneaux de bois inertes ; au centre se trouve une porte à double battant par où se font toutes les entrées et sorties. Le dispositif est à peu près celui-ci :

Le seul mobilier consiste en quelques fauteuils à haut dossier. Ils renvoient à une contrainte textuelle : Madame Argante, avons-nous dit, est invitée à s’asseoir ; il faut donc qu’il y ait des sièges  847 . D’ailleurs, outre le texte de Madame Amelin, plusieurs didascalies (non contraignantes au sens strict) indiquent la position assise des acteurs de Merlin :

‘“Colette et Blaise, s’asseyant comme spectateurs d’une scène dont ils ne sont pas” (scène II) ;
“Colette et Blaise, assis” (scène III) ;
“Lisette et Blaise, assis” (scène IV).’

Également, des répliques confirment la contrainte sur le mobilier :

‘“Merlin : ‑Asseyez-vous là, vous autres” (scène II) ;
“Madame Argante : ‑Asseyons-nous, Madame…” (scène XII).’

Les fauteuils sont donc la réponse du metteur en scène à la contrainte textuelle. Mais ils permettent en outre de délimiter très clairement l’espace social et l’espace du jeu. Lorsque les fauteuils sont à l’intérieur du carré, ils font de celui-ci un salon dans lequel les invités de Madame Argante peuvent dialoguer. Lorsqu’ils sont placés à l’extérieur, entre le carré et les panneaux, ils sont ceux des spectateurs qui assistent à un impromptu dont le plateau est le parquet lui-même. Ajoutons qu’ils participent de la géométrie et de la symétrie signalées :

Le dispositif scénique traduit ainsi excellemment la frontière entre les acteurs (de bonne foi) et leurs spectateurs, entre ceux qui regardent et ceux qui sont regardés. Dans ce cadre, tout personnage qui rentre sur le carré central alors que les fauteuils sont disposés à l’extérieur est en position de jeu, en toute conscience ou malgré lui. Les trois dernières scènes sont, de ce point de vue, très intéressantes car elles posent la question fondamentale du statut de chacun à tel ou tel moment de la pièce.

Dans la scène X, Madame Argante (l’excellente Denise Gence) installe elle-même les fauteuils à l’extérieur du plateau après avoir prononcé sa réplique :

‘“Comment ! une comédie de moins romprait un mariage, Madame ?”.’

S’asseyant dans l’un des fauteuils qu’elle a placés autour du parquet, Madame Argante signifie gestuellement qu’elle accepte que la comédie de Merlin soit jouée, et qu’elle se place en spectatrice. Madame Amelin refuse alors cette proposition et rappelle le nouveau mariage qu’elle a prévu entre son neveu et Araminte.

Cela déclenche une montée sur le plateau d’Éraste, Angélique et Araminte. Les trois personnages concernés par les projets matrimoniaux se croisent et échangent des regards à l’intérieur de l’espace parqueté pendant que les deux dames sont assises sur les côtés. Quelle pièce les personnages à marier sont-ils en train de représenter, malgré eux ? La pièce du faux et du vrai mariages ? La simple inconstance ? Métathéâtralement, ne sont-ils pas en train de représenter une comédie de Marivaux, destinée à se conclure par une union ?

En reprenant leur place, brusquement et tous ensemble, ils annulent cette image et réintègrent leur statut de spectateurs d’un plateau vide. En même temps s’est opérée une partition par familles : côté jardin, la maîtresse de maison et sa fille, côté cour le prétendant, sa tante et Araminte, la nouvelle (et fictive) promise d’Éraste.

Une remarque s’impose. Pourquoi y a-t-il six fauteuils, alors qu’il n’y a que cinq personnages à asseoir ? Le sixième est-il nécessaire à la symétrie de l’ensemble ? Ou désigne-t-il à l’avance la possibilité qui est laissée à Éraste de passer de l’autre côté si la tension entre les deux dames se dissipe ? Est-il le siège d’un dénouement possible ?

La dispute sur le mariage se déroule devant un plateau vide. Ce n’est donc pas une conversation de salon, mais bien un conflit théâtralisé, rendu spontanément manifeste par la constitution des deux groupes. Face à une impasse, Madame Argante revient sur sa proposition de faire jouer la comédie de Merlin et va plus loin. Affirmant son désir de jouer :

‘“je veux y jouer, moi-même ; qu’on tâche de m’y ménager un rôle ; jouons-y tous, et vous aussi, ma fille”, ’

elle investit le plateau et tente d’y entraîner sa fille avant de renoncer et de se replacer comme spectatrice de l’impromptu de Merlin.

La scène et sa mise en scène révèlent donc l’impossibilité du groupe à faire conjointement partie d’un spectacle, à passer du côté des regardés. Tous les essais d’investissement de l’espace de jeu échouent. Les personnages de la comédie sociale sont en attente d’un spectacle à regarder. L’arrivée de Merlin et de ses acteurs mal dégrossis clarifie en apparence la situation.

À la scène XI, l’entrée de Merlin réintroduit le thème du théâtre ; mais Merlin est avant tout maître de jeu, en sorte que son investissement de l’espace central est fugitif :

Merlin se contente de traverser l’espace de jeu, comme pour montrer qu’il est sien. Puis il se place côté cour, debout. Il est donc du côté de Madame Amelin. En outre, il n’est pas, malgré les apparences, un spectateur ordinaire, ce qu’indique le fait qu’il n’est pas assis comme les autres personnages qui encadrent l’espace de jeu. Il affiche ainsi sa position intermédiaire d’acteur distancié. Au moment où Merlin rejoint sa place près d’Araminte, Blaise apparaît dans l’embrasure de la porte, qui devient alors une autre frontière entre le théâtre et le monde social, sorte de coulisses où l’on se prépare et où l’on peu aussi observer la salle.

Blaise puis Colette entrent dans l’espace de jeu puis en sortent : Blaise, après avoir traversé la “scène”, va s’adosser au vantail jardin de la double porte ; Colette s’adosse à l’autre battant, Lisette se met contre le panneau côté jardin.

Pendant qu’il est sur l’espace parqueté, Blaise s’adresse à Madame Argante ou à Merlin, transgressant ainsi l’interdit du quatrième mur. Il signifie en même temps son refus de commencer véritablement la pièce de Merlin. Le rire de madame Amelin la met hors-jeu, dans un statut où elle est à la fois spectatrice de la pièce de Merlin et dans l’espace supposé des acteurs. Du point de vue géométrique, un triangle se constitue, avec Blaise, Merlin et Madame Argante pour sommets : ainsi, Madame Argante est présentée comme une meneuse de jeu concurrente de Merlin. Blaise, en sortant de l’espace scénique, se place entre la porte et la chaise vide, ostensiblement du côté de sa maîtresse.

Colette intervient sur scène, non pas pour dénoncer le jeu, comme l’a fait Blaise, mais pour jouer avec application le rôle qui lui a été confié. Mais elle est chassée de scène et retourne à sa place devant la porte. La scène est vide.

Le débat se poursuit dans les zones périphériques. Le dialogue joue aux quatre coins. Blaise parle avec Merlin puis s’adresse à Madame Argante, dans un dialogue au statut problématique. Pour les personnages côté jardin (la ligne Blaise-Madame Argante), ce n’est pas du théâtre : “maugré la comédie, tout ça est vrai, noute maîtresse; car ils font semblant de faire semblant, rien que pour nous en revendre” ; pour Merlin, évidemment, ce n’est que du jeu. La partition par familles, que nous avions notée, prend ici un autre sens : côté jardin se trouvent ceux qui sont hostiles au théâtre et se montrent peu capables de faire la part des choses entre réel et fiction. Blaise, à la fin de la scène XII, jette le fauteuil laissé vide sur l’espace de jeu, où il se renverse : ce signe de violence caractérise l’irruption du réel dans le fictif.

Madame Argante se lève et rejoint malgré elle un trio d’“acteurs” composé de Blaise, Colette et Lisette. Un autre axe spatial en ligne brisée se dessine cette fois à travers les personnages qui sont debout : Colette est très légèrement côté cour, près du fauteuil occupé par Éraste, les trois autres, Lisette, Blaise, Madame Argante, dans cet ordre en partant de Colette, forment une parallèle au côté adjacent du carré. On montre avec efficacité comment ces “acteurs” refusent d’investir le carré prévu à cet effet, qu’ils se contentent de longer.

Parallèlement, Madame Argante passe d’un rôle concurrent de meneuse de jeu à celui d’actrice, au même titre que Blaise, Lisette et Colette : désormais debout, elle n’est plus simple spectatrice.

À la fin de la scène, l’équilibre spatial autour du carré est à peu près parfait :

L’arrivée du notaire va créer la possibilité d’un spectacle. Le notaire entre par la porte et monte aussitôt sur l’espace scénique, en passant derrière la chaise renversée. Chacun le regarde. Il est, sans le savoir, l’acteur du spectacle que Madame Amelin va subitement scénariser. Son statut d’acteur est sciemment accentué par le fait qu’il porte une perruque et qu’il a un texte à la main (celui du contrat de mariage). En même temps, marque de son double statut, social et théâtral, réel et fictif, il a aussi un chapeau et une serviette, symboles de son métier.

Son arrivée crée un bouleversement dans l’espace de jeu. Alain Feydeau va parcourir, sur le carré central, la ligne médiane qui part de Madame Argante, au coin jardin du carré, à Madame Amelin, au milieu du côté adjacent, excluant de ce petit territoire tous les autres personnages.

Après avoir été l’objet de tous les regards, il devient alors à son tour spectateur des échanges entre les personnages féminins : Madame Amelin, avec la complicité forcée d’Araminte, fait croire que le notaire apporte le contrat de mariage d’Éraste avec Araminte. Madame Argante et elle s’invectivent alors. Chacun suit ce ping-pong en tournant alterna­tive­ment la tête vers Madame Amelin ou vers Madame Argante. Il est notable que J.-L. Boutté a détourné une contrainte textuelle. Les répliques semblent augurer un corps à corps entre les deux dames :

‘“Madame Argante : ‑Oh! il n’en sera rien ; car je m’en vais.
Madame Amelin, l’empêchant : ‑Vous resterez, s’il vous plaît (…) Aidez-moi, Madame ; empêchons Madame Argante de sortir.
Araminte : ‑Tenez ferme, je ne plierai point non plus”.’

Or, si Madame Argante se lève bien, elle reste sur place et les deux autres femmes ne bougent pas de leur chaise. La violence n’est que verbale, et les deux “ennemies” restent à distance respectable l’une de l’autre.

L’algarade dialogale se conclut par le rire de Madame Amelin. Madame Argante a dit :

‘“‑Apparemment que Madame se donne ici la comédie, au défaut de celle qui lui a manqué”.’

C’est le mot comédie qui déclenche son rire  848 , lequel se poursuit tout au long de la scène.

Le notaire jette le contrat à terre et menace de s’en aller. Il s’arrête devant la porte et l’espace scénique reste à nouveau vide. Tous les “spectateurs” regardent Madame Amelin qui rit.

Le notaire révèle alors que le contrat est bien le contrat initialement prévu pour sceller l’union entre Éraste et Angélique. Cela produit une crispation d’Éraste sur son fauteuil. À la réplique suivante, de Madame Amelin, Angélique et lui se lèvent. Tous sont tournés vers Madame Amelin, seule, avec Araminte, à être assise, dans une position de spectatrice hilare. Madame Argante monte alors sur l’espace scénique, se met à genoux et ramasse le contrat que le notaire avait jeté :

Madame Argante est à ce moment le personnage acteur qui cristallise tous les regards et suscite le rire inextinguible de Madame Amelin. Son agenouillement humiliant la met en position de défaite. Elle a certes rétabli le projet matrimonial qu’elle souhaite, mais comme Madame Amelin le souhaitait aussi il n’y avait pas de réelle rivalité. Tout était fictif et elle a été inutilement “prise pour dupe”. Elle va jusqu’au bout de son statut d’actrice forcée : se relevant avec les papiers du contrat, elle avance face public juqu’au coin central du carré, poursuivie par les regards de tous et le rire de Madame Amelin. Arrivée au bout du plateau, Madame Argante se retourne en brandissant les feuilles du contrat. Le geste, ample et décalé par rapport à son attitude de soumission immédiatement antérieure, ainsi que l’impératif “Signons”, donnent le signal d’un mouvement général. Angélique et Éraste ramassent le fauteuil, le placent sur l’estrade parquetée et se positionnent l’un en face de l’autre, côté jardin. Le notaire revient du fond, enlève son chapeau qu’il pose sur le fauteuil relevé et s’assied. Madame Argante se place derrière lui et lui tend le contrat, tout en regardant Madame Amelin qui monte sur scène, toujours hilare. Araminte suit, légèrement en retrait. Pendant que les deux jeunes gens sont dans les bras l’un de l’autre, disant :

‘“Éraste : ‑Ah ! je respire.
Angélique : ‑ Qui l’aurait cru ? Il n’y a plus qu’à rire”, ’

le notaire met sa perruque, Araminte et Madame Amelin se placent derrière la scène côté cour. Le notaire assis est au centre d’un arc de cercle, légèrement en retrait de son fauteuil, et constitué, de jardin à cour, d’Angélique, Éraste, Madame Argante, Araminte et Madame Amelin. D’anciens spectateurs, ils se trouvent maintenant tous en position d’acteurs. Les acteurs de Merlin, qui n’ont pas bougé, sont, eux, dans la position des spectateurs. Le notaire sort des contrats de sa sacoche et les passe à Madame Amelin. À l’arrière-plan, Lisette fait un déplacement vers Blaise, comme pour mieux voir. Colette fait de même côté cour. Le spectacle est nettement sur le plateau. Il s’agit clairement d’une fin de comédie à mariage.

Madame Amelin fait passer les contrats. Chacun en prend un exemplaire. Le notaire sort des plumes et un encrier, fait passer les plumes à Madame Amelin qui les répartit. Angélique signe.

Lisette fait alors une intervention :

‘“Lisette : ‑Vous voilà raccommodés; mais nous…”.’

Cela renverse le rapport regardants-regardés. Le groupe central se tourne vers Merlin. Un jeu de regard subtil s’établit alors en fonction du locuteur. Colette prononce son ultime réplique, l’air attristé :

‘“Colette : ‑Blaise, la tienne est de bon acabit ; j’en suis bien contente”.’

Puis elle s’enfuit par la porte. Blaise lui répond, les yeux dans le vide. Lorsqu’il dit sa dernière réplique, chacun le regarde :

‘“Blaise, sautant : ‑Tout de bon ? baille-moi donc une petite franchise pour ma peine”.’

Malgré la didascalie, il ne saute pas du tout. Il s’enfuit à son tour par la porte. Lisette à son tour fait le bilan de la journée, adressé à Merlin :

‘“Lisette : ‑Pour moi, je t’aime toujours ; mais tu me le paieras, car je ne t’épouserai de six mois”.’

Puis elle disparaît vers l’espace jardin qui est hors-champ. Merlin la suit après une réponse qui, du coup, est devenue un monologue :

‘“Merlin : ‑Oh! Je me fâcherai aussi, moi”.’

Il insiste subtilement sur les deux dernières syllabes, très détachées, en sorte qu’on peut presque entendre “je me fâcherai au ‘six mois’ <que tu viens de dire>”. Puis il disparaît vers l’espace invisible côté jardin, à la suite de Lisette. Les valets sont donc sortis selon les lignes de fuite suivantes :

La sortie de Merlin entraîne le déséquilibre des regards, qui ne savent plus sur quoi s’appuyer. Les jeunes gens suivent la fuite de Merlin ; Araminte et Madame Amelin aussi, apparemment. Le notaire regarde du côté de la place laissée vacante par Merlin ; Madame Argante regarde tout droit, comme face au public.

Le groupe semble désorienté, déstructuré par l’absence de Merlin. Cela entraîne un flottement, surtout pour l’adresse finale :

‘“Madame Argante : ‑Va, va, abrège le terme, et le réduis à deux heures de temps. Allons terminer”.’

À qui Madame Argante s’adresse-t-elle ? “Va, va” ne peut plus s’adresser à Merlin, qui est sorti (c’est le même phénomène que pour les répliques des valets : Blaise répond à Colette qui n’est plus là, Merlin à Lisette, qui est sortie). S’agit-il d’une adresse différée, sorte de commentaire du départ de Merlin ? Se parle-t-elle à elle-même ? “Allons terminer” déclenche un mouvement, comme “Signons” un peu plus tôt. Chacun se précipite pour signer l’exemplaire du notaire à tour de rôle et, circulairement, chacun reprend sa place. Puis tous jettent leur exemplaire puis leur plume sur les genoux du notaire. La captation s’achève ainsi.

Notes
847.

Dans notre article à paraître “‘Prenons une chaise…’ dans tous les sens du terme”, nous avons montré à quel point les sièges étaient des objets de théâtre importants.

848.

Le rire est marqué par la didascalie de la réplique suivante. Dans la mise en scène de J.-L. Boutté, il se prolonge durablement.