b. Le Legs

Les mêmes problématiques sont à l’œuvre dans Le Legs. Quoique très courte, la scène ultime synthétise cette logique des différents plans. Sa brièveté justifie que nous la citions complètement :

Scène XXV et dernière

‘La Comtesse, Le Marquis, Hortense, Le Chevalier, Lisette, Lépine
Hortense : ‑Votre billet est-il prêt, Marquis ? Mais vous baisez la main de la Comtesse, ce me semble ?
Le Marquis : ‑Oui ; c’est pour la remercier du peu de regret que j’ai aux deux cent mille francs que je vous donne.
Hortense : ‑Et moi, sans compliment, je vous remercie de vouloir bien les perdre.
Le Chevalier : ‑Nous voilà donc contents. Que je vous embrasse, Marquis. (À la Comtesse) Comtesse, voilà le dénouement que nous attendions.
La Comtesse, en s’en allant : ‑Eh bien ! vous n’attendrez plus.
Lisette, à Lépine : ‑Maraud ! je crois en effet qu’il faudra que je t’épouse.
Lépine : ‑Je l’avais entrepris”.’

Quand commence la scène XXV, le Marquis et la Comtesse sont tout près l’un de l’autre, comme le remarque Hortense dès son entrée. Hortense entre avec le Chevalier, Lisette et Lépine. On peut penser, du fait du système d’adresse dans toute la scène, qu’un premier plan est constitué par les deux couples nobles et un second par Lisette et Lépine.

Les trois premières répliques et le début de la quatrième rendent compte de cette installation. Puis la suite de la quatrième réplique induit un déplacement : le Chevalier se rapproche du couple nouvellement constitué.

En termes de spatialité et de proxémique, le début de scène est aisément repérable. La fin est plus confuse. En effet, la didascalie “En s’en allant” indique apparemment une sortie de scène de la Comtesse. Qu’en est-il du Marquis, du Chevalier, d’Hortense ? Sortent-ils en même temps qu’elle ? Part-elle toute seule ? Part-elle avec le seul Marquis ? Comme Marivaux n’est pas aussi rigoureux que le voudrait l’abbé d’Aubignac sur la répartition en scènes, théoriquement séparées par l’entrée et/ou la sortie d’un ou de plusieurs personnages  849 , il est difficile de dire combien de personnages restent en scène outre Lisette et Lépine  850 . Deux solutions sont envisageables : les personnages principaux quittent la scène en même temps que la Comtesse ou bien ils passent au second plan pour laisser à Lisette et Lépine les derniers mots. Cela induit une répartition en plans simultanés ou en plans successifs.

Un exemple concret de traitement de cette scène est donnée par le spectacle de J.-P. Miquel, filmé en 1998 (cf. bibliographie).

La Comtesse et le Marquis sont proches l’un de l’autre depuis la fin de la scène XXIV. La contrainte textuelle rétrospective du baisemain est respectée : de fait, quand Hortense entre, elle surprend le geste et le commente. Son arrivée est dynamique. Clotilde de Bayser franchit la porte d’un air décidé, suivie par le Chevalier à quelques pas. Les couples s’installent et s’immobilisent. Chaque personnage regarde son partenaire amoureux. Puis Hortense fait quelques pas vers le Marquis. Lorsque ce dernier prononce les mots magiques de “deux cent mille francs”, il jette un coup d’œil vers la Comtesse. Hortense se recule alors et enlace le Chevalier dans une posture qui atteste leur intimité, la tête sur son épaule. Le Chevalier se dégage pour faire au Marquis l’accolade prescrite par sa réplique. Les deux hommes se trouvent au centre, les deux femmes chacune de son côté, en spectatrices de cette embrassade inattendue.

Le Marquis a l’air gêné. Le Chevalier se recule et enlace à nouveau Hortense, puis donne sa fin de réplique, adressée à la Comtesse. Durant tout ce temps, Lisette et Lépine sont dans l’embrasure d’une porte du fond. Ils forment nettement un arrière-plan de spectateurs.

La Comtesse effectue alors, conformément à la didascalie, un déplacement côté cour vers la sortie. Le Marquis la suit à quelques pas. Hortense et le Chevalier quittent le champ par l’autre côté. Lisette et Lépine s’avancent ensuite au centre du plateau, vers une malle. Ils installent les verres et les carafes sur un plateau, que Lisette laisse à Lépine le soin de porter. Cela signifie l’installation au château du nouveau couple de valets. Ils s’embrassent dans l’embrasure de la porte avant de disparaître.

Le choix de Jean-Pierre Miquel est donc, dans un premier temps, de placer des plans simultanés : deux couples au premier plan, chacun sur sa zone, un couple en arrière-plan. Puis s’opère, dans un deuxième temps, un chassé-croisé au premier plan. Les plans deviennent ensuite successifs : 1) focalisation sur les deux hommes avant 2) les sorties de scènes séparées des deux couples principaux et 3) l’émergence au premier plan des valets, jusqu’à 4) leur sortie de scène qui laisse le plateau vide. La lecture spatiale de la scène est respectu­euse des contraintes textuelles et des didascalies, qui règlent cette petite chorégraphie efficace.

Notes
849.

Cf. d’Aubignac (1657), Livre III, chapitre 7, p. 359 et suiv. Sur le manque de rigueur de Marivaux à cet égard, cf. supra, p. 272.

850.

F. Deloffre et F. Rubellin (1992), II, p. 880, notes 170-172, font état des variantes de cette fin de pièce : absence de la didascalie, scène antérieure avec les autres personnages principaux. Évidemment, chaque variante change profondément la perception que l’on peut avoir de l’organisation de l’espace de fin.