b. l’absence de réparation ou Les Acteurs de bonne foi et La Méprise

(i). Les Acteurs de bonne foi

Dans cette pièce, Araminte et Lisette sont les deux personnages outragés. Or, dans la scène finale, elles ne bénéficient ni l’une ni l’autre d’aucune espèce de réparation. Araminte en fait pourtant la demande à Madame Argante  854 à propos des mots injurieux sur son âge qu’elle a prononcés :

‘“Vous ne m’aimerez jamais autant que vous m’avez haïe ; mais mes quarante ans me restent sur le cœur. Je n’en ai pourtant que trente-neuf et demi”.’

Cette réplique est extrêmement curieuse, dans la mesure où on n’a pas le sentiment qu’Araminte soit particulièrement liée à Madame Argante, et que son appel à l’affection semble décalé. La première partie pourrait tout aussi bien s’adresser à Éraste. En outre, le lien logique est également surprenant. On attendrait plutôt un et qu’un mais. La demande de réparation est explicite, mais formulée, semble-t-il, au mauvais interlocuteur et sous une forme inadéquate.

Or la réponse de Madame Argante ne relève pas de l’excuse ou de la déclaration d’amitié. Elle est plutôt un retour sur soi, un bilan personnel, dans lequel le verbe donner sonne presque ironiquement :

‘“Je vous en aurais donné cent dans ma colère ; et je vous conseille de vous en plaindre, après la scène que je viens de vous donner !”.’

Parallèlement, l’explication donnée à Lisette par Merlin montre la mise en place d’un système dans lequel on prend sans donner :

‘“Nous nous régalions nous-mêmes dans ma parade pour jouir de toutes vos tendresses”.’

Si Colette est dans une logique de réparation par rapport à Blaise, à qui elle donne un satisfecit global, Merlin n’offre rien à Lisette. Cette dernière, comme Araminte, se trouve bien mal payée.

Dans Les Acteurs de bonne foi (1975), J.-L. Boutté met en valeur la problématique de la réparation en ne la traitant pas de la même façon pour les valets et pour les maîtres. Colette parle à Blaise en regardant Merlin, et la piste d’un amour véritable de Colette pour le meneur de jeu, lisible par quelques signes dans la mise en scène, devient ici manifeste. Au lieu d’une réparation, c’est une rupture qui se montre.

Inversement, les personnages humiliés de Madame Argante et d’Araminte réintègrent rapidement le groupe. La comédie cruelle dont elles ont été l’objet ne paraît pas les avoir trop marquées, comme si la politesse imposait sa loi. Chez les valets, au contraire, la rancœur est évidente et ils sont tous atteints par ce que ce jeu de la vérité a révélé en eux. Ils ne trichent pas et, à la fin, contrairement aux gens de la bonne société, “ils ne font pas semblant de faire semblant”.

La rupture finale du quatuor de valets, où les couples initiaux sortent bien, certes, par le même côté (Blaise et Colette au centre, Lisette et Merlin par le jardin), mais en ordre dispersé, en monologuant, contraste de fait singulièrement avec la réunion des maîtres autour du notaire et avec le ballet bien orchestré des signatures. Mais il ne s’agit que de compromission. L’enjeu est sans doute financier. Si Madame Argante, humiliée chez elle  855 , devant ses domes­tiques et sa fille, se remet si vite, c’est sans doute parce que le mariage d’Angélique est un beau mariage, ce qui donne à Madame Amelin, spectatrice amusée et organisatrice du spectacle, à peu près tous les droits, y compris celui de mal se conduire chez la future belle-mère de son neveu.

Pour parvenir à cette lecture, la mise en scène de J.-L. Boutté effectue un certain nombre d’opéra­tions sur le texte. Prenant appui sur les répliques de Lisette et de Merlin, elle choisit nette­ment de privilégier l’absence de réparation, qui se manifeste dans la séparation physique. Du coup, la dernière réplique, celle de Madame Argante, s’adresse à des absents, qui ont déjà quitté la scène. C’est une parole vide. Cette impasse est, dès avant dans le texte, manifestée par les déplacements de Blaise et Colette, apparemment contre le texte qui laissait augurer une réconciliation nette. Mais, dans la captation, Colette, s’adressant à Blaise, regarde Merlin et casse le processus de réparation. Blaise, d’ailleurs, s’enfuit plutôt qu’il ne part à la poursuite de Colette.

Le quatuor de serviteurs est donc unifié dans la séparation et le refus de la réconciliation. Il semble mû par la sincérité.

Il y a aussi un jeu contre le texte de Madame Argante et d’Araminte. Les répliques des deux femmes mettaient en place d’un côté une demande de réparation, de l’autre un louvo­yage de Madame Argante. Dans la captation, au contraire, les deux femmes forment à la fin de la pièce un groupe cohérent et uni.

La confrontation entre les deux systèmes met en valeur deux fonctionnements sociaux différents. L’exigence et la sincérité sont du côté des valets, qui attachent plus d’importance aux mots que leurs maîtres. Les valets ont quitté l’espace scénique alors que les maîtres l’occupent au moment de la signature. J.-L. Boutté, qui qualifie Marivaux de “démoniaque”  856 , ramène la scène à sa cruauté brute. L’humiliation, sociale pour Colette et Madame Argante, amoureuse pour Lisette et Araminte, est destructrice. C’est l’absence formelle de réparation qui autorise le metteur en scène à tirer le sens de la scène vers la cruauté.

Notes
854.

On s’attendrait à ce qu’elle fasse la même demande auprès de Madame Amelin, qui l’a entraînée à jouer un rôle un peu trop cruel.

855.

La mise en scène insiste sur cette aspect. Les costumes et la manière de Madame Argante et de sa fille les placent dans une situation d’infériorité évidente par rapport à Madame Amelin, à Éraste et à Araminte. Ce fossé n’est pas comblé à la fin de la pièce. Sur les costumes de cette mise en scène, cf. A. Longuet (1988), p. 35.

856.

“Marivaux démoniaque”, Théâtre en Europe, n° 6, avril 1985, p. 87.