c. l’information manquante ou L’Épreuve

Une des caractéristiques des scènes de dénouement et d’achèvement réside dans le fait de faire accéder tous les personnages au même degré d’information sur la situation présente, et éventuellement sur les méandres événementiels qui ont permis d’en arriver là. Lorsque tous les personnages importants savent la même chose, la pièce peut s’achever.

Or la situation est complexe dans L’Épreuve. L’information y est en effet lacunaire chez plusieurs personnages. Il faudrait, en effet, pour gagner en complétude, que Lucidor, le maître du jeu, éclaircisse les points suivants :

-il a mis face à Angélique un faux amoureux qui n’était autre que son valet ;

-il a utilisé Maître Blaise dans ses desseins matrimoniaux en lui promettant de l’argent.

Le plan du jeune homme reposait donc sur des mensonges préalables qui se doivent d’être révélés, conformément à la règle de l’information et, surtout, à celle du code amoureux, qui s’exprime par exemple dans Les Fausses Confidences par la bouche de Dorante :

‘“J’aime encore mieux regretter votre tendresse que de la devoir à l’artifice qui me l’a acquise ; j’aime mieux votre haine que le remords d’avoir trompé ce que j’adore”  858 .’

La réponse d’Araminte, d’ailleurs, témoigne de l’importance de cet aveu comme base d’un amour solide, bâti cette fois sur la confiance mutuelle :

‘“Ce trait de sincérité me charme, me paraît incroyable, et vous êtes le plus honnête homme du monde. Après tout, puisque vous m’aimez véritablement, ce que vous avez fait pour gagner mon cœur n’est point blâmable : il est permis à un amant de chercher les moyens de plaire, et on doit lui pardonner lorsqu’il a réussi”.’

Or, rien de tel dans L’Épreuve. Pendant la scène de duo amoureux, les mensonges se poursuivent :

‘“Je ne suis pas l’auteur des idées qu’on a eu là-dessus”  859  ;
“…sans la haine que vous m’avez déclarée, et qui m’a paru si vraie, si naturelle, j’allais me proposer moi-même”.’

La seule révélation authentique concerne le portrait, dont Lucidor avoue qu’il était une “feinte”, mais sans préciser à quoi il a servi. La déclaration d’amour ne s’accompagne donc pas d’une information suffisante sur le passé. La scène finale est l’occasion d’informations réelles et complètes, mais aussi de révélations sans explications, qui restent donc opaques. Par exemple sur les amours de Lucidor et d’Angélique, dans les deux premières répliques de la scène XXII, les personnages de la maisonnée apprennent ce qu’il y a à savoir. Pour le reste de la scène, les révélations ne sont pas amenées par Lucidor, toujours trop secret, mais par d’autres. Ainsi, le statut et l’identité de Frontin sont révélés par Frontin lui-même, mais seule Lisette a sur ce sujet l’information complète (“Ah ! coquin, je t’entends bien…”). Le marché financier entre Blaise est Lucidor est trahi par Blaise : l’information reste opaque pour Angélique, Madame Argante et Frontin.

À ces bribes d’informations, à ces révélations incomplètes, Lucidor refuse d’ajouter le complé­ment indispensable. S’il devient clair qu’Angélique a été piégée, le nom du manipu­la­teur reste encore dans l’ombre. Cette rétention d’information a pour corollaire l’impossibilité d’une réparation verbale, comme celle à laquelle se livrent Dorante (aveu) et Araminte (octroi du pardon) dans le passage des Fausses Confidences signalé ci-dessus. D’ailleurs Angélique, qui apprend par là que l’amant proposé par Lucidor n’était qu’un valet  860 , reste silencieuse. Le mutisme de la jeune fille et les écarts par rapport au modèle théorique montrent comment, derrière la convention de la fin heureuse par mariage, s’ouvre une pluralité de sens possibles. Rien d’étonnant à ce que cette pièce aussi puisse se tirer du côté de la cruauté  861 .

La question du rapport entre sens apparent lié à la convention et un autre sens possible naît des écarts au modèle théorique, qui tend vers la complétude de l’information et de la répara­tion. L’absence d’une étape essentielle dans la constitution de l’espace de fin remet en cause la fermeture du sens et ouvre vers d’autres potentialités, obligeant le metteur en scène à remarquer les questions laissées en suspens par le texte et à y répondre  862 .

Notes
858.

Acte III, scène 12.

859.

Sur l’accord du participe chez Marivaux, cf. F. Deloffre et F. Rubellin (1992), p. 897, note 54.

860.

Elle est la seule héroïne de Marivaux à se laisser piéger par le déguisement. D’ordinaire, les personnages repèrent très vite ce qui paraît incongru dans les valets déguisés en maîtres ou les maîtres déguisés en valets. Même sa servante a plus de lucidité. Cf. scène XII.

861.

Ainsi, dans L’Épreuve (2002), Émilie-Anna Maillet a fait l’hypothèse que Lucidor était encore malade et qu’il entraînait dans le délire occasionné par sa fièvre tous les personnages de la pièce. Le personnage d’Angélique recevait déjà une sorte de coup sur la tête à la scène X.

862.

J. Lassalle (1996) ramène ces mystères du texte à la question de la fable : “Il y a d’apparentes obscurités, qui peuvent passer pour des négligences ou des approximations de l’œuvre. Or, aussi longtemps qu’on n’a pas trouvé la réponse à ces singulières ellipses, à ces silences de la fable, on ignore quelque chose de très important. Il existe des nœuds narratifs chez Marivaux, sur lesquels il ne s’étend pas du tout, qu’il faut reconstituer. Le travail sur la fable marivaudienne est un travail que j’aime profondément, difficile mais très productif aussi” (p. 27).