a. contradiction et non-dit : L’Île des esclaves dans la mise en scène d’Éric Massé (2002)

Le travail de dramaturgie que j’ai effectué avec Éric Massé, en amont du stage Nomade de formation à la mise en scène, a permis de mettre en lumière l’extrême ambiguïté du personnage de Trivelin, dont le discours est traversé par les contradictions et le non-dit  863 .

Les contradictions concernent le problème de la temporalité. Il y a un décalage entre la gestion du temps telle qu’elle était annoncée aux personnages de la pièce et le programme que Trivelin leur révèle à la fin :

‘“Votre esclavage, ou plutôt votre cours d’humanité, dure trois ans, au bout desquels on vous renvoie, si vos maîtres sont contents de vos progrès” (scène II) ;

“Je vous apprends, au reste, que vous avez huit jours à vous réjouir du changement de votre état” (scène II) ;
//
“Vous partirez dans deux jours, et vous reverrez Athènes” (scène XI).’

Ce décalage temporel non explicité exige sans doute du metteur en scène une prise de parti  864 . Le mystère textuel est en outre accompagné de non-dit. Trivelin, de manière récurrente, se présente comme celui qui ne dit pas tout. À la scène IV, il confie à Euphrosine :

‘“Si vous en convenez, cela contribuera à rendre votre condition meilleure ; je ne vous en dis pas davantage”.’

Dans la scène XI et dernière, il affirme :

‘“La différence des conditions n’est qu’une épreuve que les dieux font sur nous : je ne vous en dis pas davantage”.’

Cette attitude dissimulatrice de Trivelin est filée jusqu’au terme de la pièce, avec cette formule répétée à l’identique  865 . En revanche, une partie du non-dit est révélée rétroactive­ment. C’est celle qui concerne le destin des valets. Le début de la pièce s’attachait à centrer sur les maîtres la punition ou la thérapie entreprise. Or la fin révèle que Cléanthis et Arlequin faisaient également partie de l’expérience :

‘“Si cela [=votre clémence] n’était pas arrivé, nous aurions puni vos vengeances, comme nous avons puni leurs duretés”.’

Contradictions et non-dits sont des enclencheurs de sens potentiels, déclencheurs pour le metteur en scène de signes qui viennent combler les lacunes du texte et donner de la cohérence à ce qui peut paraître en manquer  866 .

La mise en scène d’Éric Massé (2002) s’est attachée à partir des énigmes du texte pour établir un réseau de sens.

Notes
863.

Cf. à ce sujet le tout récent article de J.-P. Schneider (2003). Cf. aussi W. Trapnell (1996), p. 48-49.

864.

Le metteur en scène se satisfera très peu de l’explication que donne I. Zatorska (1992) : “Cette accélération trouve une explication pratique dans les conditions du spectacle jointes au principe de l’unité de temps. Mais elle prend aussi une valeur symbolique : l’action obéit moins aux lois physiques de la mesure du temps qu’elle ne suit le rythme de la métaphore intérieure des personnages. ” (p. 117). Il peut éventuelle­ment se référer à l’interprétation optimiste de M. Gilot (1973) : “la cure se révèle beaucoup plus rapide qu’il n’était prévu : avec beaucoup d’humour, Marivaux insiste sur la généreuse contagion qui gagne ses héros (des humains vraiment doués !), il nous présente son intrigue comme un véritable miracle” (p. 269).

865.

Cf. J.-P. Schneider (2003), p. 275.

866.

La mise en scène de cette pièce par Anne Alvaro, vue à Chambéry en 2000, se caractérisait par une absence de parti-pris sur les mystères textuels. Le postulat semblait être : “Tout ce qui se dit ou se fait ici n’est pas grave”. On avait donc l’impression d’une joliesse générale, au milieu de laquelle Trivelin, insulaire débonn­aire, démiurge bienveillant, n’avait guère d’épaisseur. Les non-dits et les contradictions, eux-mêmes sans gravité dans ce contexte général, n’étaient pas spécialement mis en valeur.