c. la réparation retrouvée ou Félicie la Provinciale de R. Planchon

La Provinciale est, nous l’avons vu, une pièce par annulation qui entraîne, donc, un bilan globalement négatif. Le statut générique de l’œuvre est problématique. La comédie n’est telle que par la défaite des traîtres. C’est une tartuferie dont on aurait ôté le mariage réparateur. Ici, la réparation n’a pas lieu et la fuite de l’héroïne “dans sa province” se révèle la seule solution possible.

S’ajoute à cette fin déceptive l’énigme du texte : comment donner un sens à l’arrivée des deux sœurs de Monsieur Derval ? Pourquoi ces personnages supplémentaires  883  ?

On peut, pourquoi pas, songer à un souci de parallélisme et de composition. La scène XII montrait deux nouveaux personnages féminins, complices du trio d’escrocs ; la scène finale répond donc à la scène de faux dénouement en équilibrant les rôles. On repère alors deux systèmes d’organisation des personnages.

Le premier système les distribue par couples, selon le modèle suivant :

Cela met à part Madame Lépine, seule de tous à être isolée.

En outre, l’arrivée non préparée des deux sœurs permet un bel équilibre sur le critère de la répartition des groupes selon qu’ils sont de l’extérieur ou de l’intérieur :

C’est dans un même espace intérieur (où Madame Lépine est le loup entré dans la bergerie) que se déroule un combat entre deux visions des relations sociales, et il est important dramaturgiquement que ce combat soit égal en forces : les apports venus de l’exté­rieur, au départ disproportionnés en faveur des escrocs, sont rendus in extremis égaux par l’intrusion des deux sœurs.

L’autre intérêt de cette énigmatique présence réside dans la concrétisation, voire l’incarnation d’un projet de mariage possible, légitime, entre la provinciale et Monsieur Derval : ses sœurs viennent dans cette dernière scène accréditer manifestement l’imminence d’une union, qui pourtant n’aura pas lieu.

Enfin, ces deux sœurs représentent une image du lecteur-spectateur. La seule réplique qui incombe à celle des deux qui n’est pas complètement muette est un commentaire métathéâtral (“l’aventure est curieuse”), où l’on reconnaît le terme aventure si prisé des doctes pour caractériser l’intrigue et tous ses événements : c’est une remarque que pourrait se faire le lecteur-spectateur lui-même.

Nécessité de la fable ? Élément de structure ? Jeu de mise en abyme ? La présence des deux sœurs s’impose comme l’énigme de la scène dernière.

La pièce, donc, s’achève sans s’achever, sur le départ définitif et inéluctable de Madame La Thibaudière. Dans sa mise en scène, R. Planchon  884 , en associant de façon a priori inatten­due Félicie et La Provinciale, opère un double mouvement. D’une part, il accentue la noirceur du texte de La Provinciale, en donnant à la scène ultime une ampleur qu’elle n’a pas dans la version originelle, d’autre part, grâce à l’apport de la féerie Félicie, il apporte précisément la réparation qui fait cruellement défaut à l’autre pièce et permet au spectacle de finir sur une note optimiste.

Notes
883.

Il semble, d’après une lettre de Marivaux à Pierre Laujon, secrétaire de cabinet du Comte de Clermont et directeur de son “théâtre de campagne”, que ce dernier lui ait demandé d’“oster de la pièce quelques personnages de femme quon ne sçavoit comment remplir”. Sont-ce les deux sœurs ? Cf. ce texte, cité par P. Koch (1990) p. 28.

884.

Nous avons pu travailler sur un tapuscrit de 146 pages, intitulé “Félicie, la Provinciale de Marivaux, version scénique et mise en scène Roger Planchon, 21 janvier 2001”. Ce document nous a été confié par le TNP, qui nous a permis également d’assister à trois représentations du spectacle. Que le metteur en scène et son équipe soient vivement remerciés pour ces facilités.