III. Conclusion du chapitre

Ce rapide parcours dans l’entre-deux qui relie le texte à la représentation permet de comprendre deux aspects essentiels de la fin marivaudienne. Tout d’abord, la séquence de fin porte en elle-même la résolution d’un des problèmes du plateau. Finir une pièce, c’est tendre vers l’image fixe qui immobilise le temps et l’espace ou laisser la scène vide. L’esthétique marivaudienne hésite entre les deux formules ou les conjugue grâce à un système de plans successifs qui sont autant d’instantanés, d’effets de gros plan sur des personnages de moins en moins nombreux. La prédominance de l’image se lit dans le rapport regardant / regardé, que nombre de scènes de fin exploitent. Le théâtre se joue sur la scène, mais il est en même temps le reflet du monde et celui de la situation vécue par les lecteurs-spectateurs.

L’autre aspect essentiel de la fin marivaudienne est la façon dont le sens émerge ou non. De pièce en pièce, dans le corpus de celles qui s’achèvent sur un mariage, s’établit un modèle théorique qui inclut bilan-déclaration-réparation / information. Une lacune dans l’étape répa­ra­tion / infor­ma­tion induit une béance du sens dans laquelle le non-dit s’engouffre. Se superposent alors deux lectures du texte, l’une rassurante, l’autre masquée. Les metteurs en scène peuvent s’appuyer sur une certaine dose d’implicite pour remettre en cause l’explicite apparent : c’est ce que fait J.-L. Boutté avec Les Acteurs de bonne foi. Pour les autres pièces, ce sont les contradictions ou les mystères du texte qui jettent un voile d’étrangeté sur les scènes finales. Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, qu’elles suscitent plus que d’autres des interrogations et intéressent des metteurs en scène prestigieux.

Sur le critère de la fin, les pièces du corpus peuvent être classées en trois catégories : les unes font passer la convention au premier plan, et la pièce s’achève dans l’apaisement ; d’autres offrent l’image finale d’un monde dévasté où plus rien ne pourra être comme avant ; d’autres enfin laissent place à du non-dit et ouvrent le champ des possibles.

Pièces à fin conventionnelle ou clôturante
Le Père prudent et équitable conventionnelle
Le Dénouement imprévu conventionnelle Espace d’incertitude : l’inconstance de Mademoiselle Argante
La Réunion des amours clôturante
La Joie imprévue conventionnelle Espace d’incertitude : la ruse maternelle reste inexpliquée
Les Sincères conventionnelle
La Femme fidèle clôturante Absence de réparation avec Madame Argante
Félicie clôturante
Univers dévasté
L’Héritier de village rétablissement de la comédie par le comique de caractère
La Commère rétablissement de la comédie par le comique de caractère
La Provinciale rétablissement de la comédie par la punition des traîtres
Fins ambiguës
défaut à la convention Pièces manifestation
absence de déclaration Le Préjugé vaincu
absence d’information /
réparation
L’École des mères absence de réparation vis-à-vis de Madame Argante ;
réparation possible entre Monsieur Damis et son fils ?
La Méprise information transgressive vis-à-vis d’Hortense ;
réparation possible entre les deux sœurs ?
Le Legs réparation entre le Chevalier et la Comtesse ?
L’Épreuve information lacunaire sur le strata­gème ;
réparation par rapport à Angélique ?
La Colonie information lacunaire sur le stratagème
Les Acteurs de bonne foi réparation par rapport à Araminte et Lisette ?
absence de mariage Arlequin poli par l’amour pas d’allusion au mariage ;
réparation par rapport à la Fée ?
de la Fée par rapport aux autres ?
mystères ou ambiguïtés
L’Île des esclaves Ambiguïté sur le positionnement de Trivelin : rôle ?
incohérence sur le temps
La Dispute lacune sur le couple n° 3 ;
punition du quatuor ?
conséquences de la dispute sur Hermiane et le Prince ?

Ce bref récapitulatif montre à quel point la fin marivaudienne est complexe eu égard au problème du sens et à quel point, mis à part Félicie et La Femme fidèle qui offrent des dénouements globalement positifs mais à l’intérieur de formes autres, la comédie marivaudienne se noircit au fur et à mesure que l’œuvre avance.