CONCLUSION GÉNÉRALE

I.Thème et structure

Théâtre de Marivaux, théâtre d’amour ? L’entrée thématique isolée marque ses limites dans la mesure où elle ne rend pas compte de l’ensemble du corpus marivaudien. En outre, elle entraîne une tentation trop souvent repérée dans nos lectures vers le psychologique. Ce théâtre plus que d’autres sans doute favorise l’insensible glissement de ce qui est dit par le personnage vers ce qui est supposément pensé par lui ; glissement, donc, du personnage à la personne.

En revanche, transformé en structure par le biais du parcours amoureux, le traitement thématique donne un nouvel éclairage sur le théâtre de Marivaux et permet d’entraîner une évolution temporelle dans son œuvre dramatique. Il permet aussi de rendre compte du mouvement perpétuel de cette œuvre que hantent les problématiques de la répétition et de la variation  888 .

À ce stade ultime de notre travail, nous proposons une structuration de l’œuvre de Marivaux en six phases  889 .

La première phase, qui va de 1706 à 1720, compte deux comédies en un acte, Le Père prudent et équitable (1712 ?) et Arlequin poli par l’amour (1720). Ces deux comédies intègrent le thème amoureux mais leur structure dramaturgique est en quelque sorte pré-marivaudienne. Le Père prudent et équitable est la seule comédie en vers de tout le corpus et pose des problèmes de structure qui renvoient au théâtre moliéresque. Quant à Arlequin poli par l’amour, c’est une féerie qui flirte avec d’autres modèles théâtraux comme la pastorale par exemple. Cette longue phase de tâtonnement est celle d’un Marivaux questionneur et questionnant. Ces deux pièces sont souvent considérées comme étant à la marge de l’œuvre, comme non représentatives de l’art de Marivaux. On peut noter que l’entrée dans le genre théâtral passe par un long sas d’une dizaine d’années, et que la forme particulière de la comédie en un acte apparaît d’emblée chez lui comme un terrain d’expérimentation  890 .

La deuxième phase d’essai court de mai 1722 au 8 juillet 1724. Durant ces deux années, fructueuses, Marivaux met en place une structure de base pour traiter la thématique amoureuse, qu’il explore à travers trois pièces fondatrices en trois actes : La Surprise de l’amour, La Double Inconstance et Le Prince travesti. Comptant parmi les plus caractéristiques de leur auteur, elles sont les œuvres qui inaugurent le pacours amoureux décrit dans le chapitre 2 de la deuxième partie : linéaire, complet, explicite, le cheminement de la séduction s’autorise d’infimes nuances qui tiennent au nombre de couples en jeu et à la forme que prend le ballet des personnages : duo, trio, quatuor. La forme de la pièce en trois actes, référence standard à la comédie bien construite, offre un cadre au faire-part de naissance du théâtre dit marivaudien. Les derniers mots des trois titres constituent d’ailleurs la triangulation marivaudienne typique : amour ‑ inconstance ‑ travestissement, alors que le premier mot du premier titre fait auprès des classificateurs et exégètes de l’œuvre, on l’a vu, figure de genre marivaudien spécifique (la “surprise”).

Le 8 juillet 1724, La Fausse Suivante, donnée aux Italiens, est également une pièce en trois actes. Mais c’est une pièce de rupture qui vient déstabiliser le modèle traité dans les trois grandes pièces précédentes. L’amour y fonctionne uniquement sur le registre du faux ou de la déstructuration et le parcours amoureux, en tant que charpente dramaturgique, y est fortement ébranlé : au mieux y voit-on un parcours fantôme interne.

Cette phase du travail marivaudien est essentielle, selon nous, car elle montre comment se met en place un modèle qui est immédiatement interrogé. Si l’on considère les quatre grandes pièces de cette phase 2, on peut avoir l’impression que les choses procèdent par glissements : la première pièce pose un patron fondamental ; la deuxième ajoute deux variations ; les troisième et quatrième suppriment un élément de la deuxième :

Mais l’élément que supprime La Fausse Suivante c’est la surprise, le thème même, pour ne garder que les variations : des variations sans thème, en quelque sorte, ou plutôt des variations sur le thème des œuvres précédentes, dans une sorte d’auto-parodie.

La phase 3 couvre la période qui va du 2 décembre 1724 au 11 septembre 1727. Lors de cette période active, Marivaux revient à la forme courte qu’il avait explorée dans la phase 1. Il produit, sur ces presque trois années, Le Dénouement imprévu, L’Île des esclaves, L’Héritier de village, L’Île de la raison (trois actes). Il est frappant de constater que, dans la série de pièces courtes, Le Dénouement imprévu occupe analogiquement la même place que La Surprise de l’amour dans la série précédente : il est la pièce modèle à partir de laquelle les suivantes se démarquent en partie, l’embryon de structure qu’il sera possible de développer ou de cloner avec de menues variantes de rythme (accélération, pauses, ralentissements). Le Dénouement imprévu, pièce inaugurale de la phase 3, reprend le thème amoureux tel qu’il a été modélisé dans les grandes pièces antérieures ; mais structurellement, il condense les pièces de la phase 1 et celles de la phase 2, comme si, par cette nouvelle pièce, Marivaux déclarait l’abandon d’une structure antérieure périmée (celle des pièces courtes de la phase 1) et signait l’acte de naissance d’un théâtre nouveau (celui de la phase 2), appliqué désormais aussi aux pièces en un acte.

Le Dénouement imprévu, comme Le Prince travesti, contient une surprise de l’amour, une inconstance et un travestissement. La pièce courte se met au service du modèle de parcours amoureux le plus complet de la phase précédente ; la gageure est donc de condenser au maximum les effets pour réduire la forme.

Une fois effectués cette mise à l’épreuve et ce travail de réduction, Marivaux garde la forme et explore d’autres thématiques en majeur, repoussant l’amour dans l’arrière-plan. Le parcours amoureux existe, certes, mais est mis à distance. Il est caricaturé dans L’Île des esclaves et L’Héritier de village, pièces qui ne se terminent pas par un mariage. On joue le jeu de la séduction dans des contextes qui la rendent impossible : soit les valets miment jusqu’à l’absurde les codes de l’amour raffiné, soit ils se mettent en situation de plaire à des personnages qui appartiennent à une condition supérieure à la leur. Dans L’Île de la raison, le parcours amoureux prend place en qualité d’intrigue secondaire ; il est mis à distance par l’état de nature qui sert de cadre à la pièce et qui a pour effet de simplifier les étapes ; il est par ailleurs bouleversé par l’inversion de la distribution du masculin et du féminin dans le code de séduction, puisque c’est aux femmes d’avoir l’initiative.

Dans cette phase 3, on voit que Marivaux pose les jalons de la pièce courte bâtie sur le thème et la technique de la surprise. Mais sitôt entériné, le modèle est réintérrogé ; l’amour, dans le même cadre technique, se met en retrait et devient un pur moteur comique. Comme dans la phase 2, dans laquelle La Fausse Suivante inventait le parcours fantôme, un leurre reposant sur un travestissement sexuel, de même, dans les pièces courtes, le parcours amoureux tel qu’il est modélisé par Le Dénouement imprévu s’amuse de lui-même et joue avec ses propres codes. La matrice à peine mise en place, les pièces suivantes viennent lui faire un écho infidèle, décalé, comme si le plaisir du lecteur-spectateur devait se nourrir de l’intertextualité marivaudienne : la pièce suivante s’apprécie d’autant plus qu’on y décèle les citations tronquées ou inversées de la précédente. Parallèlement, c’est seulement une fois qu’on a analysé les variations des pièces suivantes que la pièce précédente s’interprète comme le modèle, et c’est grâce au méta-code en jeu dans les pièces à variantes que se décèle le code initial, posé dans la pièce modèle.

La quatrième phase court de fin 1727 à 1732 et compte La Seconde Surprise de l’amour, Le Jeu de l’amour et du hasard, Le Triomphe de l’amour, Les Serments indiscrets, quatre pièces en trois ou cinq actes, et La Colonie, Le Triomphe de Plutus, La Réunion des amours, trois pièces courtes.

Il est frappant de constater à quel point cette phase condense ce que nous avons montré des deux phases précédentes. Les trois pièces courtes n’y présentent pas un parcours amoureux canonique : Le Triomphe de Plutus donne l’impression de faire franchir au personnage éponyme les étapes habituelles, mais la fin annule l’ensemble : c’est une caricature de parcours amoureux au service d’une démonstration sur le pouvoir de l’argent  891 . Les personnages concernés ont joué à faire semblant. L’amour est mis à distance, présenté comme un parcours fantôme, comme dans La Fausse Suivante. Dans La Colonie, le parcours est présenté en mineur, ridiculisé par les personnages qui le suivent ; loin d’être un enjeu essentiel, il reste en suspens à la fin, qui ne résout pas la question classique de la comédie (mariage ou non ?). Le parcours amoureux participe de la dimension comique de la pièce. Sans qu’il soit une situation de jeu, comme dans L’Île des esclaves, il est un facteur de comique. Dans La Réunion des amours, pièce dans laquelle on parle de l’amour mais où on ne le voit pas, le statut secondaire du parcours amoureux trouve un aboutissement : incarné dans des personnages qui en sont le symbole et l’entité, l’amour est dépouillé de toute substance.

Pour les grandes pièces de cette période, les choses sont tout autres. Elles forment un corpus considérable sur le critère de la notoriété. Ces quatre grandes pièces explorent majoritairement la thématique amoureuse, exposée explicitement dans le titre de trois d’entre elles. On a l’impression que Marivaux revient en arrière, retourne à l’exploitation du filon de la phase 2. Cette réappropriation est clairement assumée dans le choix d’un des titres : La Seconde Surprise de l’amour nous renvoie évidemment à la série instaurée par La Surprise de l’amour, qui devient, rétroactivement, La <Première> Surprise de l’amour  892 .

Les quatre grandes pièces de cette période présentent toutes des parcours amoureux complets et se rapprochent thématiquement des grands modèles précédents :

Signalons que, par rapport à la phase 2, la variation sur l’inconstance n’est plus exploitée. Le travestissement est un moyen parmi d’autres de parvenir à ses fins, d’observer son promis sans s’engager (Le Jeu de l’amour et du hasard), d’entrer dans la demeure d’Hermocrate pour y côtoyer Agis (Le Triomphe de l’amour). Il est notable aussi que Les Serments indiscrets est le corollaire du Dénouement imprévu : autant la pièce courte s’ingéniait à intégrer le thème et toutes ses variantes en un seul acte, autant Les Serments indiscrets a une intrigue sobre qui se dévide sur cinq actes, sans travestissement ni inconstance : après la gageure de la densité, Marivaux s’attelle à celle de l’extensivité. Les Serments indiscrets est donc une sorte d’aboutissement des pièces à surprise, une Énième Surprise de l’amour pour ainsi dire.

Cette quatrième phase se pose donc comme une sorte de synthèse des deux précédentes : Marivaux revient à une modélisation du parcours amoureux de la phase 2 dont il offre de subtiles variations dans les grandes pièces, tandis que dans le même temps il explore de nouvelles possibilités dans les pièces courtes.

La cinquième phase va jusqu’en 1737  893 , de L’École des mères aux Fausses Confidences. Des sept pièces de cette période, quatre sont en trois actes, trois sont en un acte, selon une alternance presque parfaite : 1/3/1/3/3/1/3. Par rapport à la production antérieure, les pièces longues proposent toutes des modèles originaux. L’Heureux Stratagème met en place une double inconstance (une réelle et une supposée ; une double aussi du point de vue de la Comtesse versatile, qui, dans une volte-face absolue, fait une inconstance à Dorante puis au Chevalier). Le parcours présenté est non plus linéaire mais, du fait de la “fausse double inconstance” (cf. notre analyse supra p. 265), circulaire, offrant le spectacle d’une inconstance en éternel retour. Dans Les Fausses Confidences  894 , le parcours amoureux prend la forme d’une ultime surprise de l’amour, mais dont les rouages sont placés de l’extérieur par le machiavélique Dubois. Dorante, élément principal du couple, est donc à la fois dans l’action et au-dessus de l’action, lorsque, avec l’aide de Dubois, tour à tour acteur et metteur en scène, il tend un piège à Araminte selon un plan soigneusement anticipé. La gestion du hors-scène, de la diffusion de l’information aux personnages concernés, est une mécanique bien réglée qui fait d’Araminte la victime (pour son bonheur) d’une machination ourdie par les deux hommes. C’est donc à une mise en scène de la surprise de l’amour que Marivaux nous fait assister dans ce qui va se révéler être son ultime pièce en trois actes. Cette mécanique de la surprise, cette “machine matrimoniale” (pour plagier le beau titre de M. Deguy), n’est-elle pas au fond une forme testamentaire ? En se projetant sur un organisateur interne à la pièce, l’écrivain, abandonnant son pouvoir, dévoile les ficelles de l’intrigue et montre la machinerie de son théâtre : dès lors, il lui faut tourner la page.

Les deux autres grandes pièces de cette période, Le Petit-Maître corrigé et La Mère confidente, se succèdent et rompent l’alternance des pièces longues et des pièces courtes. Elles traitent elles aussi de l’amour, mais d’un amour préalablement acquis, sans “surprise”. Le parcours amoureux n’est donc pas l’enjeu principal ; ce sont avant tout des pièces d’éducation. Quant aux trois pièces courtes, elles sont d’une nature spéciale et témoignent elles aussi d’un souci de variété. Si La Méprise présente bien un parcours amoureux relativement classique, le thème de la gémellité (les deux sœurs, blondes, sont masquées et entretiennent la méprise) est une variation indéniablement nouvelle. L’École des mères et Le Legs croisent le thème amoureux avec respectivement les thématiques de l’éducation et de l’argent, très marivaudiennes aussi  895 .

C’est donc à nouveau une phase d’exploration dans laquelle le thème amoureux est rarement traité seul. Lorsque c’est le cas, de nouvelles structures sont proposées (le thème du double dans La Méprise, qui renouvelle celui du travestissement) ; sinon, l’amour est couplé à des thématiques souvent exploitées.

La sixième phase, assez longue, couvre la dernière période de production de Marivaux, de 1738 à 1761. L’une des caractéristiques est que l’on n’y trouve plus que des pièces en un acte : sur ces dix pièces courtes, cinq exploitent un parcours amoureux classique qui mène au mariage, mais en l’associant en général à une ou plusieurs autres thématiques. Les cinq autres renouvellent le parcours amoureux, proposent d’autres thématiques, d’autres structures et parlent autrement de l’amour.

S’affirme donc dans l’évolution de cette œuvre un intérêt croissant de Marivaux pour les petites formes, au mépris de la hiérarchie officielle des œuvres littéraires de son temps  896 . Certes, l’on pourrait croire que le choix de la briéveté est le signe d’un épuisement de l’invention. Ce n’est pas le cas. Au contraire, nous espérons avoir montré que les pièces en un acte sont pour Marivaux l’occasion de se confronter à des formes neuves qui dépassent les frontières génériques  897 .

Notes
888.

La chronologie ne révèle pas un mouvement continu. W. Trapnell (1996) l’explicite ainsi : “Pour l’ensemble du théâtre de Marivaux, la progression qui ne correspond pas à la chronologie de la rédaction des pièces, n’en révèle pas moins une exploitation systématique des possibilités de la technique” (p. 44).

889.

Notre classement s’appuie sur l’évolution de modèles structuraux et sur le rapport entre grandes et petites pièces. Elle ne recoupe pas la proposition que fait M. Gilot (1991).

890.

M. Gilot (1998) écrit : “ce n’est pas par hasard que, dans ses premières pièces parisiennes, Marivaux s’est approché des formes qui n’avaient rien à voir avec celles de notre théâtre classique” (p. 203).

891.

De ce point de vue, Le Triomphe de Plutus rappelle L’Héritier de village : on va jusqu’au bout d’un parcours amoureux dont on mime les étapes, mais le jeu s’arrête à la fin. L’argent étant le moteur véritable, à la place de l’amour (argent possédé dans le cas de Plutus, argent recherché dans le cas de L’Héritier de village), le parcours est faussé d’emblée et ne peut aboutir : au moins l’un des partenaires triche avec les règles.

892.

Sur l’interprétation ambiguë du titre La Seconde Surprise de l’amour, cf. la note 338, p. 161.

893.

Un numéro des Études littéraires est consacré à la période 1731-1737 (cf. Vérités à la Marivaux, 1991). R. Joly (1991 a) justifie le choix de cette période : “Cette tranche, riche en beaux exemples de production dramatique, romanesque et ‘journalistique’ est paradoxale à bien des égards. La publication de La Vie de Marianne, déjà commencée en 1731, se poursuit à un rythme imprévisible (…). Marianne elle-même change de tonalité chemin faisant, et certains traits qui s’y marquent avec une force nouvelle (comme l’accent mis sur le sentiment et sur la figure maternelle) se retrouvent au même moment dans les comédies”. (p. 5-6).

894.

Pour M. Gilot (1991), “Les Fausses Confidences marquent à la fois l’annulation et l’aboutissement de ses divers systèmes dramatiques” (p. 16).

895.

Nous ne partageons pas l’opinion de M. Gilot (1991) qui pense que “chacune des comédies de cette époque peut apparaître comme une forme dégradée d’un des grands modèles que Marivaux avait mis en place dans son théâtre antérieur” (p. 16).

896.

Cf. R . Howells (2003), p. 34.

897.

Sur cette dernière période, cf. M. G. Porcelli (2003), notamment p. 336-337.