II. Structure des pièces en un acte

Le retour aux pièces en un acte offre de muliples surprises. En effet, le parcours amoureux y trouve une place tout à fait particulière. Les pièces qui s’attachent spécialement au thème amoureux imposent de faire un tri. Grâce à une hiérarchisation des personnages et des intrigues, il est possible de repérer ce qui va constituer le parcours amoureux principal. Mais à côté de lui vont se développer, dans l’ordre chronologique de la pièce, des parcours amoureux, des parcours parallèles, des parcours fantômes qui tissent un réseau de lignes allant toutes dans la même direction. La complexité des pièces en un acte naît, en partie, de cet effet d’entrelacement tout à fait spécifique.

Lorsque les pièces placent au second plan le thème amoureux ou le réduisent à un sujet de discussion, le parcours amoureux n’existe que sous sa forme fantomatique ou alors se réduit à une vague étape. Les pièces en un acte renvoient alors à cet élément dynamique, mais en le vidant de sa substance, en le citant ou en le réduisant par une approche comique. Il est alors dans une situation iconique.

Marivaux expérimente sur ce corpus de multiples variations qui aboutissent à une très grande complexité. Les compositions utilisées dans les grandes pièces ne sont jamais citées telles quelles et nombre d’innovations sont spécifiques aux formes courtes.

La complexité se révèle à l’œuvre aussi dans la structuration des pièces en séquences. Marivaux utilise des principes de composition de scènes qui donnent aux pièces en un acte une dynamique toute particulière.

L’aspect le plus original, selon nous, réside dans les effets de gros plan qui à un moment donnent l’illusion d’un point de vue de personnage. Le lecteur-spectateur suit un personnage puis est brusquement renvoyé à l’univers d’un autre. La pièce se structure grâce à ces effets de point de vue comme si se dessinaient des parties, comme si se retrouvait la respiration cadencée de la répartition en actes.

Parallèlement, les scènes forment entre elles des effets de miroir, de reprises et de variation qui laissent l’impression d’une architecture subtile. La surprise naît de l’inattendu mais aussi de la répétition. Parfois, un parallélisme préparé ne se produit pas. S’inscrit alors dans la mémoire du spectateur une scène qui n’a pas de pendant exact. La Dispute et L’Île des esclaves jouent sur ces scènes orphelines. Respiration, gros plan, reprises donnent un effet rythmique de composition tout à fait étonnant.

Le croisement de ces deux paramètres permet de rendre compte de deux caractéristiques des pièces en un acte. Tout d’abord, à l’intérieur des pièces très courtes, se déploient en réalité plusieurs pièces. Ces dernières s’entrelacent, s’emboîtent ou se succèdent, ce qui pose des problèmes de frontière et de jonction tout à fait subtils. Les pièces internes se révèlent thématiquement et dramaturgiquement homogènes ou hétérogènes. Le Père prudent et équi­table signe ainsi clairement l’acte de décès de la comédie d’intrigue dans laquelle le valet mène le jeu à la place de son maître. Ici, Crispin, heureux fourbe par antiphrase, échoue dans toutes ses tentatives. Et l’arrivée de Cléandre atteste que le plus important s’est déroulé ailleurs, que désormais nous entrons dans un univers où les projets des pères et ceux des filles coïncident. Le Dénouement imprévu se révèle encore plus frappant. La première pièce est un hommage à la comédie de Molière. L’opposition des amoureux au père, la simulation de la folie, l’importance des valets semblent intertextuelles. En revanche, la deuxième partie est une surprise de l’amour, très ramassée, mais proprement marivaudienne, avec les ingrédients connus : déguisement, rencontre sur scène, complicité parentale et concordance d’intérêts entre parents et enfants.

Cette comédie d’intrigue réapparaîtra comme l’un des fils de La Joie imprévue, où elle aboutit à l’échec du Chevalier, et dans La Provinciale, où elle entraîne dans sa chute une possible aventure amoureuse. Toutes les configurations sont rendues possibles : thèmes, personnages ou genres se retrouvent associés dans leurs convergences ou leurs diférences.

Le plus souvent, avons-nous noté, il y a deux pièces en une. Cependant, dans Les Acteurs de bonne foi se tissent trois fils : la comédie de Merlin, le mariage d’Angélique, le prétendu mariage d’Éraste avec Araminte. De même, dans La Joie imprévue, trois intrigues distinctes s’entrelacent.

La complexité des pièces courtes renvoie donc à la structuration de l’intrigue. En contrepoint, on peut dire que des moteurs dramaturgiques comme le déguisement sont beaucoup moins utilisés. Les personnages peuvent s’avancer masqués au sens propre ou figuré ; mais ils sont très peu souvent travestis socialement ou sexuellement.

L’articulation entre les parcours amoureux et la composition des scènes nous a permis de dégager trois grands modèles dramaturgiques, déclinés en huit catégories établies autour du critère préalable de la fin par mariage ou sans mariage.

Ces dramaturgies, que nous avons appelées de blocage, de substitution et de destruction, reposent sur le traitement du thème amoureux mais se fondent également sur des dynamiques particulières. Il est évident que lorsqu’un parcours est bloqué à un palier donné, il faut que, compensatoirement, la dynamique absente soit garantie par un autre parcours, lui en mouvement, ou par le transfert vers une autre dramaturgie, comme par exemple une comédie d’intrigue. L’enclenchement de l’action, chez Marivaux, est toujours lié au projet d’un personnage. Ce projet le concerne et il est alors impliqué dans l’action. Ou bien ce projet concerne d’autres personnages qu’il va regarder agir et qu’il rejoindra au moment où leur expérimentation arrivera à son terme.

On voit donc que le corpus des pièces courtes, qui se révèle d’une grande complexité, n’est pas apparenté de trop près aux pièces majeures. L’étude précise de ces pièces en un acte dévoile peut-être quelque chose (nous l’espérons, du moins) sur la technique de Marivaux que celle des pièces en trois actes occulte quelque peu. Notre impression, au terme de ce travail, est que les pièces longues, sur lesquelles la critique s’est longtemps focalisée, sont un peu l’arbre qui cache la forêt.