1. le dénouement inscrit dans le discours

C’est sans doute le cas le plus fréquent. Si l’on admet que le dénouement est repérable dans une portion précise du discours des personnages, on est tenu de s’interroger sur le fonctionnement du rapport entre parole de personnage et dénouement.

a. la parole est dénouement

C’est le cas le plus fréquent dans le théâtre de Marivaux. C’est sans doute le cas le plus fréquent au théâtre en général. La parole constitue le dénouement parce qu’elle est action. L’énoncé, parce qu’il a une valeur performative, inscrit en lui-même une action. Dire “je t’aime”  901 ou “je te pardonne” c’est enclencher un processus. Dans la comédie classique, dire “je vous aime” équivaut à dire “je vous épouse”  902 . Mais dans tous les cas, on peut dire qu’il se produit sur un personnage une action qui demande à être validée par lui ou qui repose sur un accord tacite. C’est ce que l’on pourrait appeler un premier niveau de performativité. Il s’appuie sur un certain nombre de présupposés. Le premier est que le locuteur doit avoir une parole autorisée : il a une parole de poids, un pouvoir dénouant qui fait que son discours, tout au moins une phrase ou un mot émanant de lui, réalise la condition sine qua non pour qu’émerge une possibilité de fin.

Dans certains cas, la parole performative de premier niveau ne suffit pas. La parole de déclaration exerce une action sur l’autre personnage mais non pas sur l’action. Il faut de surcroît la parole autorisée d’un père ou d’une mère qui rende licite l’amour qui s’est proclamé. La performativité est double, dans cette situation. En premier lieu, “je vous aime” est la condition nécessaire mais non suffisante ; nécessaire sur l’autre personnage du couple mais non suffisante pour infléchir l’action. De l’autre, le “j’autorise” paternel s’exerce sur l’action. Entre ces deux paroles-actions, il faudra éventuellement que s’intercale une parole de dénouage à même de rendre crédible le changement d’avis du père 903.

On voit bien à quel point la parole dénouante dépend d’une contextualisation très précise pour qu’elle ait l’efficacité que l’on attend d’elle.

Cet effet de disjonction, repéré dans le double niveau de performativité, se remarque aussi sur le plan spatio-temporel. Ainsi lorsqu’un personnage dit “Tuez-le”, achevant ainsi l’intrigue par la mort d’un rival ou d’un adversaire, le dénouement se trouve apparemment tout entier contenu dans une parole qui a valeur d’acte. Or l’action exercée sur l’autre se fait par procuration : elle se trouvera réalisée par d’autres, plus tard. Cela entraîne un flottement quant à cette parole dénouante qui est acte, mais acte différé. La parole est encore action, mais elle renvoie à une autre action qui se produira ailleurs. Du coup, la parole-action devient dramaturgiquement objet de soupçon. La réalité du dénouement dépend du degré de certitude de la réalisation de l’acte induit et programmé. S’il y a le moindre doute, la parole perd son statut de dénouement. Il faut qu’elle soit pleine des potentialités de sa réalisation. Ainsi il n’y aura pas arrêt de l’action si le personnage locuteur n’est pas en mesure de produire une réalisation. Sa parole perd sa charge de performativité. De même, s’il se révèle par la suite que l’ordre n’a pas été exécuté, rétrospectivement la parole performative se muera au mieux en péripétie. On se trouve là encore face à une parole qui, pour devenir pleinement dénouante, est conditionnée par des nécessités extérieures ou postérieures.

Dans ces deux cas généraux, le dénouement est tout entier contenu dans une parole-action qui agit à la fois sur les personnages et sur l’action, une fois réalisées toutes les conditions de félicité.

La parole dénouante indépendamment de tout contexte risque donc d’être la parole de rupture. Un personnage concerné au premier chef par l’action qui menace de quitter définitivement la scène exerce une action triple : sur le personnage à qui il s’adresse ; sur l’action même, qu’il peut clore par son départ ; sur le dialogue qui, menacé d’interruption, met de fait un terme à la pièce. La parole rupture achève donc l’action dans l’inachèvement.

Chez Marivaux, c’est la parole-action qui est le mieux représentée, mais on peut imaginer d’un point de vue théorique d’autres modalités de dénouement.

Notes
901.

M. Deguy (1986) cite, p. 133 note 2, une belle phrase des Fragments du discours amoureux de Barthes : “Je t’aime n’est pas une phrase : il ne transmet pas un sens, mais s’accroche à une situation limite : ‘celle où le sujet est suspendu dans un rapport spéculaire à l’autre’. C’est une holophrase”.

902.

Cf. J. Terrasse (1986), p. 21 “Dans la comédie marivaudienne, il n’est d’amour que dans le mariage”.

903.

Ainsi dans Le Père prudent et équitable, Cléandre, en annonçant qu’il a gagné son procès, fait sauter un premier verrou (c’est le dénouage). Mais il manque encore l’autorisation de Démocrite (qui fera le dénouement).