ARISTOTE, Poétique

Les extraits de la Poétique donnés ci-dessous concernent les questions qui nous occupent. Comme le texte original est facile d’accès, on n’en donnera que la traduction Dupont-Roc & Lallot (1980), en précisant entre parenthèses les termes grecs originaux recouverts. La pagination qui accompagne la référence est celle de l’édition Dupont-Roc & Lallot.

  • Ch. 7 : “Après ces définitions, disons ce que doit être le système des faits (sústasis tôn pragmáton), puisque c’est le premier et le plus important des éléments de la tragédie. Notre thèse est que la tragédie consiste en la représentation d’une action menée jusqu’à son terme, qui forme un tout et a une certaine étendue ; car une chose peut bien former un tout et n’avoir aucune étendue.
    Un tout, c’est ce qui a un commencement (arkhé), un milieu et une fin (teleuté). Un commencement est ce qui ne suit pas nécessairement autre chose, mais après quoi se trouve ou vient à se produire naturellement autre chose. Une fin au contraire est ce qui vient naturellement après autre chose, en vertu soit de la nécessité soit de la probabilité, mais après quoi ne se trouve rien. Un milieu est ce qui vient après autre chose et après quoi il vient autre chose. Ainsi les histoires (mûthos) bien constituées ne doivent ni commencer au hasard, ni s’achever (teleutân) au hasard, mais satisfaire aux formes que j’ai énoncées” (50 b 21 sq., p. 59).
  • Ch. 9 : “Parmi les histoires (mûthos) et les actions (prâxis) simples (haploûs), les pires sont les histoires ou les actions ‘à épisodes’ (epeisodiódes) ; j’appelle ‘histoire à épisodes’ celle où les épisodes s’enchaînent sans vraisemblance et sans nécessité. Les mauvais poètes composent ce genre d’œuvres parce qu’ils sont ce qu’ils sont, les bons, à cause des acteurs ; en effet, comme ils composent des pièces de concours, ils étirent souvent l’histoire au mépris de sa capacité, et ainsi ils sont forcés de distordre la suite des faits.
    D’autre part, la représentation a pour objet non seulement une action qui va à son terme, mais des événements qui inspirent la frayeur et la pitié, émotions particulièrement fortes lorsqu’un enchaînement causal d’événements se produit contre toute attente ; la surprise sera alors plus forte que s’ils s’étaient produits d’eux-mêmes ou par hasard, puisque nous trouvons les coups du hasard particulièrement surprenants lorsqu’ils semblent arrivés à dessein” (51 b 27-52 a 7, p. 67).
  • Ch. 10 : “Parmi les histoires, les unes sont simples ( haploûs ), les autres complexes ( peplegménos ) ; c’est que, tout simplement, les actions dont les histoires sont les représentations ont ces caractères. J’appelle ‘simple’ une action une et continue dans son déroulement, comme nous l’avons définie – où le renversement ( metábasis ) se produit sans coup de théâtre ( peripéteia ) ni reconnaissance ( anagnórisis –, et ‘complexe’, celle où le renversement se fait avec reconnaissance ou coup de théâtre ou les deux ; tout cela doit découler de l’agencement systématique même de l’histoire, c’est-à-dire survenir comme conséquence des événements antérieurs, et se produire par nécessité ou selon la vraisemblance ; car il est très différent de dire ‘ceci se produit à cause de cela’ et ‘ceci se produit après cela’” (52 a 12 sq., p. 69).
  • Ch. 11 : “Le coup de théâtre ( peripéteia ) est, comme on l’a dit, le renversement ( metabolé ) qui inverse l’effet des actions, et ce, suivant notre formule, vraisemblablement ou nécessairement. (…) La reconnaissance, comme le nom même l’indique, est le renversement qui fait passer de l’ignorance à la connaissance, révélant alliance ou hostilité entre ceux qui sont désignés pour le bonheur ou le malheur. La reconnaissance la plus belle est celle qui s’accompagne d’un coup de théâtre, comme par exemple celle de l’Œdipe” (52 a 22 sq., p. 71).
  • Ch. 12 : “voici les parties distinctes en lesquelles <la tragédie> se divise : le prologue, l’épisode, la sortie ( éxodos ), le chant du chœur (khorikón). (…) Le ‘prologue’ est la partie de la tragédie formant un tout qui précède l’arrivée du chœur, l’ ’épisode’ est la partie formant un tout qui se situe entre des chants du chœur formant chacun un tout ; la ‘sortie’, la partie formant un tout qui n’est pas suivie d’un chant du chœur” (52 b 14 sq., p. 75).
  • Ch. 15 : “Il est donc évident que le dénouement ( lúsis ) de chaque histoire (mûthos) doit aussi résulter de l’histoire elle-même, et non d’un recours à la machine comme dans Médée et dans l’Iliade pour la scène de l’embarquement : la machine ne doit être utilisée que pour les événements extérieurs à la pièce, ceux qui sont arrivés précédemment et dont l’homme ne peut avoir connaissance, ou ceux qui arriveront plus tard et qui exigent une prédiction annoncée par quelqu’un : car nous reconnaissons aux dieux le don de tout voir. Mais il ne doit rien y avoir d’irrationnel dans les faits ; ou si c’est le cas, que ce soit en dehors de la tragédie comme dans l’Œdipe de Sophocle” (54 a 37 sq., p. 85-87).
  • Ch. 18 : “Toute tragédie se compose d’un nouement ( désis ) et d’un dénouement ( lúsis ) ; le nouement comprend les événements extérieurs à l’histoire et souvent une partie des événements intérieurs. J’appelle nouement ce qui va du début jusqu’à la partie qui précède immédiatement le renversement (metabaínein, verbe) qui conduit au bonheur ou au malheur, dénouement ce qui va du début de ce renversement (metábasis) jusqu’à la fin (télos) (…). Pour pouvoir dire légitimement si une tragédie est autre ou la même, rien n’égale l’histoire ; il s’agit bien sûr de celles qui ont même intrigue ( ploké ) et même dénouement ( lúsis ) ; or beaucoup d’auteurs qui nouent bien l’intrigue ( pléko , verbe) la dénouent mal ( lúo , verbe), et il faut toujours maîtriser les deux à la fois.” (55 b 24 sq., p. 97).