Textes français

Le corpus des doctes français est sans limite. Les textes qui suivent sont représentatifs sans être exhaustifs. On accorde une place spéciale à La Mesnardière et à d’Aubignac, dont les traités complets de poétique ont été très influents, et à Marmontel (1763), cité en larges extraits. Les Élémens… de Marmontel (1787) ne sont pas repris ici, car ils démarquent à peine la Poétique de 1763, à qui ils empruntent des paragraphes entiers. Seuls figurent des extraits de l’article Achèvement, original dans les Élémens.

Dans tous ces textes, on signale en caractères gras un terme ou une expression remarquable, souvent des démarquages modernes de définitions ou de nomenclatures aristotéliciennes.

“La Comédie a trois parties principales, sans le Prologue. La première est la proposition du fait, au premier Acte : laquelle est appelée des Grecs Protasie. Et en elle s’explique une partie de tout l’Argument, pour tenir le peuple en attente de connaître le surplus. La seconde est l’avancement ou progrès, que les Grecs disent Épitasie. C’est quand les affaires tombent en difficulté, et entre peur et espérance. La tierce, est la Catastrophe, soudaine conversion des choses au mieux” (p. 277-278).

Cet apparent premier auteur d’un Art poétique français de l’âge classique est en réalité le dernier de la génération précédente. G. Pellissier (1885) l’appelle “l’attardé de la Renaissance” !

‘II, 581-586 (p. 95) :

“La France aussi depuis son langage haussa,
Et d’Europe bien tost les vulgaires passa,
Prenant de son Roman la langue delaissee,
Et denouant le neud, qui l’a tenoit pressee (l’a : sic) (sens non technique)
S’eslargit tellement qu’elle peut à son chois,
Exprimer toute chose en son naïf François”.’ ‘III, 111-124 (p. 132) :

“Premier la Comedie aura son beau Proëme, (= prooemium)
Et puis trois autres parts qui suiuront tout de mesme.
La premiere sera comme vn court argument :
Qui raconte à demi le suiet breuement,
Retient le reste à dire, afin que suspendue
Soit l’ame de chacun par la chose attendue.
La seconde sera comme un Enu’lopement,
Vn trouble-feste, un brouil de l’entier argument :
De sorte qu’on ne sçait qu’elle en sera l’issue, (qu’elle : sic)
Qui tout’autre sera qu’on ne l’auait conceue.
La derniere se fait comme un Renuersement,
Qui le tout debrouillant fera voir clairement
Que chacun est contant par vne fin heureuse,
Plaisante d’autant plus qu’elle estoit dangereuse”.’ ‘III, 163-172 (p. 134-135) :

“On fait la Comedie aussi double, de sorte
Qu’auecques le Tragic le Comic se raporte.
Quand il y a du meurtre et qu’on voit toutefois,
Qu’à la fin sont contens les plus grands et les Rois,
Quand du graue et du bas le parler on mendie,
On abuse du nom de Tragecomedie ;
Car on peut bien encor par vn succez heureux,
Finir la Tragedie en ebats amoureux :
Telle estoit d’Euripide et l’Ion et l’Oreste,
L’Iphigenie, Helene et la fidelle Alceste”.’ ‘III, 189-196 et 219-222 (p. 136-137) :

“Mais rien n’est si plaisant si patic ne si dous,
Que la Reconnoissance, au sentiment de tous!
Vlysse fut connu par une cicatrice
Qu’en luy lauant les pieds remarqua sa nourrice.
Par ioyaux, par vn merc, qui sur nous apparoist,
Et par cent tels moyens, les siens on reconnoist.
Puis qu’est il rien plus beau qu’vne aigreur adoucie
Par le contraire euent de la Peripetie ? (…)
Ainsi sont ioints ensemble et la reconnoissance,
Et le contraire euent qui lui donne accroissance.
L’Heroic, le Tragic, vse indifferemment
Auecques le Comic, de ce dous changement”.’ ‘III, 880-899 (p. 172-173) :

“Hé! quel plaisir seroit-ce à cette heure de voir
Nos poëtes Chrestiens, les façons receuoir
Du tragique ancien ? Et voir à nos misteres
Les Payens asseruis sous les loix salutaires
De nos Saints et Martyrs ? et du vieux testament
Voir une Tragedie extraite proprement ?
Et voir representer aux festes de Village,
Aux festes de la ville en quelque Escheuinage,
Au Saint d’une Parroisse, en quelque belle Nuit
de Noel, ou naissant vn beau Soleil reluit,
Au lieu d’vne Andromede au rocher attachee,
Et d’vn Persé qui l’a de ses fers relachee,
Vn Saint George venir bien armé, bien monté,
La lance à son arrest, l’espee à son costé,
Assaillir le Dragon, qui venoit effroyable
Goulument deuorer la Pucelle agreable,
Que pour le bien commun on venoit d’amener ?
O belle Catastrophe! on la voit tetourner (sic pour “retourner”)
Sauue auec tout le peuple!…”.’ ‘p. IV
“Vous sçavez encore que l’Adonis en toutes ces parties à un rapport entier à cette idée et pour comble de perfection souvenez vous qu’il est mixte, sans se ruiner, le tout partant de sa nature, comme posé entre la tragedie et la comedie, l’heroïque et le romant ; tenant du grave et du relevé, tant pour les personnes agissantes, que pour la catastrophe, et du simple et du ravalé, tant pour les actions qui precedent cette fin, que pour les descriptions particularisées”.’ ‘p. VI
“…et ce pour autant que comme nous avons dit, l’action en est illustre de toutes les deux façons, arrivée en paix, plus simple qu’intriguée, toute d’amour, et assaisonnée des douces circonstances de la paix, et du sel moderé des faceties”.’ ‘p. XI
“Ce sont là les raisons qui m’ont faict dire, recognoissant la forme de l’Adonis comme tenant de cette nouvelle idée, qu’elle cedoit la primauté à celle de l’heroïque, et qu’elle se devoit contenter du second lieu que sa nature luy donnoit. à l’invention se peuvent reduire les parties du poeme qu’ils surnomment de quantité, à sçavoir le nouëment de la fable et son desnouëment, pour imiter les italiens en la formation de ces termes, lesquels se pourroient aucunement exprimer par l’enlacement de la fable, et le desveloppement d’icelle. Or bien que ces parties ne soient pas dans l’Adonis, pour ce qui est de l’action principale de lespece tant estimee chez les heroïques, c’est à dire avec merveille, ou sans agnition ou avec agnition ; si y sont elles nonobstant ; mais si c’est moins parfaittement, le deffaut de la matiere en est cause”.’ ‘p. XII
“Des parties sousmises à la constitution de la fable, la seconde des propres est la disposition ; à laquelle pour estre bonne on requiert ordinairement deux choses, l’une que le poëte en la tissure de son ouvrage ne tire pas le commencement du narré Ab Ovo, recherchant la premiere cause de l’action, et la faisant marcher en ordre toute dans le recit, selon le temps qu’elle est advenuë, comme vicieusement ont faict Stace, et Silius Italicus, sans parler de Lucain, pouvant faire autrement : l’autre que la peripetie, j’entens la conversion ou le changement de fortune s’y trouve, soit de bien en mal, soit de mal en bien”.’ ‘p. XV
“or pensés si ces parties sont dans l’Adonis, et de quelle sorte elles y sont. à dire le vray à peine trouvera t-on de noeud d’intrigue, ny de desveloppement de fable merveilleux qui vaille qu’on le mette en comparaison, avec cette simple maniere de traitter”.’

“Les parties principales de la comédie sont quatre : prologue, prothèse, épitase, et catastrophe. Prologue est une espèce de préface, dans lequel il est permis outre l’argument du sujet de dire quelque chose en faveur du poète, de la fable même, ou de l’acteur.

Prothèse est le premier acte de la fable, dans lequel une partie de l’argument s’explique, et l’autre ne se dit pas, afin de retenir l’attention des auditeurs.

Épitase est la partie de la fable la plus turbulente, où l’on voit paraître toutes ces difficultés et ces intrigues qui se démêlent à la fin, et qui proprement se peut appeler le nœud de la pièce.

Catastrophe est celle qui change toute chose en joie, et qui donne l’éclaircissement de tous les accidents qui sont arrivés sur la scène” (dans R. Mantero, p. 66-67).

“Parce que <la fable> est disposée à la Comique, je la veux diviser en quatre parties, suivant l’ordre que les meilleurs Grammairiens observent en la division de celles de Térence, savoir est en Prologue, Prothèse, Epithase et Catastrophe. Le Prologue recommande la pureté de la fable, et contient une partie de l’Argument. La Prothèse comprend les noces prétendues de Siluanire pour ce Berger, l’effet du miroir d’Alciron. L’Epithase contient la maladie de Siluanire, avec le mariage inespéré d’elle et d’Aglante du consentement de ses parents, sa mort, le désespoir d’Aglante, la rage de Tirinte, et tout le Forests en deuil. La Catastrophe embrasse sa résurrection, le dernier consentement du père en faveur d’Argante, la délivrance de Tirinte par l’invention de Fossinde, et bref le repos de ces Amants après tant de tumultes” (dans R. Mantero, p. 73-74).

‘“L’vne des plus grandes beautez que le Poëte puisse former dans la structure de la Fable, c’est de faire que l’Auanture qui doit finir tragique-// ment, aille bien auant dans la ioye premier que d’estre troublée par les accidens funestes qui composent sa Catastrophe, ou autrement sa décadence.’ ‘Pour releuer auec addresse l’éclat de ces Renuersemens, il faut qu’au moins vne fois on voye en ciuilité & en amitié apparente ceux qui se doiuent outrager dans la fin de la Tragedie : Et l’esprit de l’Auditeur sera extrémement surpris des malheureux euenemens qui font la beauté de ce Poëme, s’il voit certaines conjonctures dans la face des affaires, où les Personnes théatrales semblent parfaitement vnies, & estre en bonne intelligence” (ch. V, p. 33-34).’ ‘“Le Poëte doit prendre garde lors qu’il dispose vne Fable, que tous les Euénemens soient tellement dépendans, que les vns suiuent les autres comme par necessité. Qu’il n’y ait rien dans l’Action qui ne semble estre arriué dautant qu’il deuoit arriuer aprés ce qui s’étoit // passé ; & ainsi que toutes choses y soient si bien enchaisnees, qu’elles sortent l’vne de l’autre par vne iuste conséquence” (ch. V, p. 43-44).’ ‘“Quelques funestes Incidens que l’Auanture contienne en toutes ses parties, il faut que le plus déplorable soit reservé pour la fermer. Si on veut laisser dans les cœurs l’aiguillon des sentimens, & la piqueure des Passions, on doibt clorre la Tragedie par l’action la plus // touchante” (ch. V, p. 47-48).’ ‘“Ainsi ces Allongemens, ou ces Accidens séparables que les Grecs nomment Episodes, & que l’ignorance des Poëtes peu versez en ce mestier rend auiourd’hui si fréquens dans les Piéces de Théatre, ne seront pas bien receus à gaster la symmétrie de nos Sujets réguliers.’ ‘Ils souffrent véritablement vne espéce d’Episodes, puis qu’à parler absolument, on ne compose point de Poëmes qui soient éxempts de ces parties, comme nous prouuerons ailleurs dans un Chapitre fait exprés ; mais ils ne peuuent admettre ceux qui sont ou détachez, ou trop // longs ou inutiles.
Ce seroit ici le lieu d’examiner soigneusement la nature des Episodes legitimes, ou vicieux. Il faudrait encore expliquer les moyens de denoüer la Fable, & montrer toutes les manieres qui seruent à son dénouëment selon les préceptes de l’Art. Mais ces trois beautez du Poëme étans assez considerables pour estre touchées à part, & ce Discours de la Fable étant déja assez rempli pour occuper tout un esprit, nous réseruerons ces matieres pour le Volume qui va suiure  910 .
Là nous approfondirons chaque particularité de la Poësie Dramatique. Nous y verrons la longueur que la Fable doit auoir ; les parties de Quantité qui définissent sa grandeur ; le genre de Personnages qu’elle admet dans la Tragédie, dans le Poëme Tragicomique, & dans la simple Comédie ; les moyens dont elle se sert pour lier les Incidens dont l’Action est formée…” (ch. V, p. 49-50).’ ‘“Il sçaura donc maintenant qu’il y a deux sortes de Fables, ou autrement, de Sujets , car en termes de Théatre, ces mots disent la mesme chose.’ ‘La premiere est la Fable simple, que l’on a // ainsi nommée, à cause que le Héros deuient malheureux peu à peu par la suite de ce Sujet, sans qu’il y ait aucune Cheute qui semble le précipiter du bon-heur dans l’infortune, lors qu’il y pense le moins” (ch. VI, p. 52-53).’ ‘“CHAPITRE VII. Les Parties de la Fable Composée. Puisque ce meruilleux Suiet s’appelle Fable Composée, il faut qu’il ait quelques parties, d’où dépendent les Accidens que nous auons tant estimez.
Aussi en a-t’il trois fort belles. La premiére est ce que les Grecs, ou pour mieux dire Ari- // stote, appellent la Peripétie ; l’autre est la Reconnoissance ; & la troisiéme est le Trouble, ou le mouuement des Passions.’

La Peripétie.

‘ Par le mot de Péripétie, le Philosophe a voulu dire Vn Euénement impréueu, qui dément les apparences, & par une Réuolution qui n’étoit point attenduë, vient changer la face des choses. Voilà proprement ce que c’est que la Péripétie des Grecs, bien qu’à regarder de prés à son Etymologie, ce nom semble désigner vne Cheute moins étrange que celle que ie dépeins, & qui seroit mieux exprimée par le mot d’Antipétie, que par celui qu’Aristote lui donne en cette occasion, après s’en estre serui dans l’Histoire des Animaux, pour marquer tout changement qui est contraire aux apparences.
Ce soudain Renuersement est la plus grande beauté du Suiet de la Tragédie” (ch. VII, p. 54-55).’ ‘“Mais il faut qu’il se souvienne qu’vne Fable ne peut souffrir qu’vne seule Péripétie ; (…) Voici à peu prés les raisons qui l’empeschent d’employer plus d’vn de ces Renuersemens dans la structure d’vne Fable. (…) // La Péripétie double n’entre point dans une Fable, dautant que cette Partie étant une Réuolution qui change sur le Théatre toute la face des affaires, il n’y a point d’apprence qu’il arriue entre deux Soleils à vne mesme personne deux Accidens si remarquables.
La guerre produit des malheurs qui sont & grans, & soudains . Elle change en vn instant la fortune des Empires, fait tomber en vne Iournée les Throsnes des Potentas, & renuerse par leur cheute le bonheur d’vn million d’hommes, dont la misére & la mort sont les pitoyables effets des fautes des Souuerains. (…) Outre donc que ces Accidens choqueraient la Vrai-semblance, si on les vouloit entasser dans vne seule Tragédie, sans doute leur double // rencontre embarrasseroit vn Suiet : Et d’ailleurs la Péripétie étant dans le Poëme Tragique vn Dénouëment de la Fable, dautant que par son arriuée tout commence à décliner, et qu’on voit toute l’Histoire se précipiter vers la fin, il ne faut pas qu’vne Partie si considérable de soy, & qui doit estre mesnagée auec tant d’économie, se voye deux fois dans vn corps, où elle seroit inutile, importune & monstrueuse” (ch. VII, p. 57-59).’ ‘“Vn excellent Sujet n’est quelquefois composé que de la Péripétie auec la Crainte & la Pitié, sans que la Reconnoissance concourre à former ce corps ; comme il arriue d’autre part que la Reconnoissance y entre, & que la Péripétie n’y rencontre point d’emploi. Toutefois il est certain que les plus merueilleuses Fables sont celles où ces deux Parties sont placées coniointement, auec ces deux sentimens que nous venons de nommer les Passions essentielles de la Tragédie parfaite” (ch. VII, p. 105)’ ‘“Il faut encore lui dire que bien que la Reconnoissance treuue place fort souuent dans le Poëme tragique, & qu’elle fasse vne beauté par tout où elle se rencontre, elle est néantmoins plus commune dans la Tragicomédie, où elle vient fort à propos pour garantir les Innocens de quelque insigne malheur qui alloit tomber sur leur teste, & ainsi terminer le Poëme par l’endroit où il doit finir : mais que la Péripétie est en reuanche plus frequente dans le Poëme tragique, où elle vient conuertir les extrémes félicitez de la personne coupable, en d’extrémes infortunes ; ce qui fait l’excellente fin de la Tragédie bien conduite.
Bref qu’il sçache pour finir, qu’il faut que la Reconnoissance produise de necessité vn Renuersement dans la Fable ; & qu’enfin cette Partie est si dépendante de l’autre, que iamais elle n’arriue dans le Poëme tragicomique sans engendrer du bonheur à l’Innocent infortuné, ni iamais dans la Tragédie sans attirer l’infortune sur le coupable bien-heureux” (ch. VII, p. 106)’ ‘“Si toutefois la Catastrophe de nôtre Poëme tragique est fondée sur vn effet de l’vne de ces Passions, il pourra la porter plus outre : par éxemple, iusques à faire que le Heros ou l’Heroïne transportez de Ialousie, se resoluent de mourir, afin de ne pas suruiure à leurs Amours infortunées” (ch. IX, p. 252)’ ‘“I’estime auec Aristote, qu’vn Ouurage est imparfait, lors qu’il a besoin de Machines pour faire voir ses beautez.’ ‘Il est vray que ces artifices plaisent quelquefois à la veuë ; mais il faut aussi reconnoître qu’ils ont le desauantage d’exciter souuent des risées parmi vn Peuple indiscret, & mesme parmi les plus sages, quand ils manquent de ioüer selon l’intention de la Scéne. Et outre que ces Machines ne peuuent estre transportées aux lieux où la Tragédie doit estre la plus parfaite, il faut auoüer qu’vn Poëme qui subsiste de soy-mesme, a toujours autant d’auantage sur ceux qui veulent le secours des ornemens extérieurs, qu’ont les beautez naturelles sur celles qui ne le sont pas” (ch. XI, p. 418).’ ‘Livre II, chapitre 1 : “Si <le Poète> est libre en son choix, il sera toujours blâmé quand son Ouvrage n’aura pas un bon succès : et il doit tenir pour certain que d’une mauvaise histoire, l’art peut en faire une excellente Pièce de Théâtre : car s’il n’y a point de Nœud, il en fera un ; s’il est trop faible, il le fortifiera ; s’il est trop fort et presque indissoluble, il le relâchera (p. 109) (…). Quant aux diverses espèces des Sujets, sans m’arrêter aux simples et aux composés, ni aux autres divisions communes d’Aristote et de ses Commentateurs, j’en mets de trois sortes. Les premiers sont d’incidents, intrigues ou événements, lorsque d’Acte en Acte et presque de Scène en Scène il arrive quelque chose de nouveau qui change la face des affaires du Théâtre ; quand presque tous les Acteurs ont divers desseins, et que tous les moyens qu’ils inventent pour les faire réussir, s’embarrassent, se choquent, et produisent des accidents imprévus : ce qui donne une merveilleuse satis­faction aux Spectateurs, une attente agréable, et un divertissement continuel” (p. 118).’ ‘Livre II, chapitre 5 : “Les Modernes entendent maintenant par Épisode, une seconde histoire jetée comme à la traverse dans le principal sujet du Poème Dramatique, que pour cette raison quelques-uns appellent Une histoire à deux fils ; mais les anciens Tragiques n’ont point connu cette duplicité de sujet, ou du moins ils ne l’ont point pratiquée. Aristote n’en fait aucune mention, et nous n’en avons point d’exemple ; si ce n’est que l’on voulût dire que l’Oreste d’Euripide fût de cette qualité, à cause qu’il y a deux mariages résolus dans la Catastrophe, mais dans le corps de la Pièce, il n’y a aucun mélange d’Intrigues pour soutenir deux Amours et en venir à ce but.
Il n’en a pas été de même dans la Comédie : car comme elle a reçu beaucoup plus de changements que la Tragédie, elle a souffert ce mélange d’histoires dans une même Pièce ; et nous en avons encore quelques-unes dans Plaute, et beaucoup dans Térence, dont l’artifice est plus rempli de grâce et d’instructions pour en composer et traiter de semblables. Le Philosophe divise bien les sujets de Tragédie en Simples et en Composés  ; mais cette composition n’est pas de deux histoires, c’est seulement lorsqu’il y a changement dans les aventures du Théâtre par Reconnaissance de quelque personne importante, comme l’Ion d’Euripide, et par Péripétie , c’est-à-dire, par conversion et retour d’affaires de la Scène, lorsque le Héros passe de la prospérité à l’adversité, ou au contraire” (p. 148-149).’ ‘Livre II, chapitre 7 : “Le plus bel artifice est d’ouvrir le Théâtre le plus près qu’il est possible de la catastrophe, afin d’employer le moins de temps au négoce de la Scène, et d’avoir plus de liberté d’étendre les passions et les autres discours qui peuvent plaire ; Mais pour l’exécuter heureusement, il faut que les Incidents soient préparés par des adresses ingénieuses” (p. 190).’ ‘Livre II, chapitre 8 : “Il y a bien de la différence entre prévenir un Incident, et le préparer ; car l’Incident est prévenu lorsqu’il est prévu, mais il ne doit pas être prévu encor qu’il soit préparé.
Pour nous expliquer sur cette matière, qui est assez difficile, il faut comprendre, Qu’il y a certaines choses dans la Composition d’une action Théâtrale qui portent naturellement et presque nécessairement l’esprit des Spectateurs à la connaissance d’une autre ; de sorte que sitôt que les premières sont dites ou faites, on en conclut aisément celles qui en dépendent ; et c’est ce que j’appelle, Un événement imprévu, lorsque par les discours qui se sont faits, par les personnes dont on parle, ou par quelque autre circonstance qui se découvre dans le commencement d’un Poème, on prévoit aisément les aventures qui suivent, soit qu’elles en fassent la Catastrophe et le Dénouement, ou qu’elles servent dans les autres Intrigues de la Scène. Or il est certain que toutes ces Préventions au Théâtre sont vicieuses, parce qu’elles rendent les événements froids et de peu d’effet dans l’imagination des Spectateurs qui attendent toujours quelque chose au contraire de leurs préjugés” (p. 193-194). “Les événements sont toujours précipités, quand il ne s’est rien dit auparavant dont ils puissent vraisemblablement procéder, comme lorsqu’un homme, dont on n’a point ouï parler en toute une Pièce, survient exprès à la fin pour en faire le dénouement ; ou qu’il y fait sur la fin quelque action importante qui n’a aucun rapport avec tout ce qui s’est passé ; car bien que le Spectateur veuille être surpris, il veut néanmoins l’être avec vraisemblance” (p. 200).’ ‘Livre II, chapitre 9 : “Du Dénouement ou de la Catastrophe et Issue du Poème Dramatique.
Je ne crois pas qu’il soit nécessaire de charger ce Discours des explications de ce terme de Catastrophe , dont nous nous servons pour signifier la fin d’un Poème Dramatique : Je sais bien qu’on le prend communément pour un revers ou bouleversement de quelques grandes affaires, et pour un désatre sanglant et signalé qui termine quelque notable dessein. Pour moi je n’entends par ce mot, qu’un renversement des premières dispsotions du Théâtre, la dernière Péripétie, et un retour d’événements qui changent toutes les apparences de Intrigues au contraire de ce qu’on en devait attendre  911 . Les Comédies ont presque toujours cette fin heureuse comme toutes celles de Térence et la plupart de celles de Plaute ; ou bien elles se ferment par quelques bouffonneries, comme le Stichus et quelques autres du même Poète ; Mais pour les Tragédies sérieuses telles que nous les avons, elles finissent toujours, ou par l’infortune des principaux Personnages ou par une prospérité telle qu’ils l’avaient pu souhaiter. Nous avons l’exemple de l’une et de l’autre Catastrophe dans les Poèmes qui nous restent de l’antiquité, bien que cette seconde manière ne leur ait pas été si commune qu’elle l’est de notre temps.
Mais sans entrer plus avant dans cette distinction, ni m’arrêter aux autres considérations qui touchent cette matière, qu’on peut apprendre ailleurs, je viens aux observations particulières qui peuvent être utiles à toute sorte de Poèmes, comme elles sont communes à toute sorte de Catastrophes.
La principale, et qui doit être comme le fondement des autres, est une dépendance du Chapitre précédent où elle a été déjà touchée, quand nous avons dit, Que les Incidents qui ne sont pas préparés, péchent souvent contre la vraisemblance par leur trop grande précipitation, car ce défaut est beaucoup plus grand et plus sensible dans la Catastrophe qu’en nulle autre partie du Poème. Premièrement c’est le terme de toutes les affaires du Théâtre, donc il faut qu’elles se disposent de bonne heure partout pour y arriver. En second lieu, c’est le centre de tout le Poème, donc les moindres parcelles y doivent tendre comme des lignes qui ne peuvent être tirées droites ailleurs. Davantage c’est la dernière attente des spectateurs, donc il faut que toutes les choses soient si bien ordonnées que quand ils y sont arrivés, ils n’aient pas lieu de demander par quel chemin on les y a conduits. Enfin comme c’est le plus considérable événement et où tousles autres doivent aboutir, aussi est-ce celui pour lequel il faut les plus grandes préparations et les plus judicieuses. Aristote et tous ceux qui l’ont suivi veulent que la Catastrophe soit tirée du fond des affaires du Théâtre, et que les divers nœuds dont il semble que le Poète embarrasse son sujet soient autant d’artifices pour en faire le dénouement : C’est pourquoi ils ont toujours plus estimé cette fin des Tragédies que celle qui était fondée sur la présence ou la faveur de quelque Divinité ; Et quand même ils se sont servis pour cet effet de leurs Dieux en Machines, ils ont voulu que dans le corps de la Pièce il y en eût des dispositions raisonnables, ou par le soin particulier que ce Dieu prenait du héros, ou par les intérêts qu’il avait lui-même dans l’action Théâtrale, ou bien par une attente vraisemblable de son assistance, et par d’autres inventions de cette nature. Il semble pourtant que cet avis soit inutile pour les Pièces de Théâtre dont la Catastrophe est connue, ou par l’histoire qui n’est quelquefois ignorée de personne, ou même par le titre qui en renferme le dernier événement, comme La Mort de César, Le Martyre de Polyeucte et autres semblables. Mais sans rien omettre des préparations qui seront nécessaires selon ce que nous en avons dit, voici ce qu’on peut faire en cette rencontre. Il faut conduire de telle sorte les affaires du Théâtre, que les Spectateurs soient toujours persuadés intérieurement, que ce Personnage, dont la fortune et la vie sont menacées, ne devrait point mourir, attendu que cette adresse les entretient en des pressentiments de commisération qui deviennent très grands et très agréables au dernier point de son malheur ; Et plus on trouve de motifs pour croire qu’il ne doit point mourir, plus on a de douleur de savoir qu’il doit mourir : On regarde l’injustice de ses Ennemis avec une plus forte aversion, et on plaint sa disgrâce avec beaucoup plus de tendresse. Nous avons vu ces exemples dans la Marianne et dans le Comte d’Essaix, quoique d’ailleurs ces Pièces aient été assez défectueuses.
Que si la Catastrophe n’est point connue, et qu’il soit de la beauté du Théâtre qu’elle en dénoue toutes les Intrigues par une nouveauté qui doive plaire en surprenant, il faut bien prendre garde, à ne pas la découvrir trop tôt, et faire en sorte que toutes les choses qui doivent servir à la préparer, ne la préviennent point ; puisque non seulement alors elle deviendrait inutile et désagréable, mais qu’il arriverait encore que du moment qu’elle serait connue, le Théâtre languirait et n’aurait plus de charmes pour les Spectateurs. Et il ne faut pas juger de cette circonstance comme de tout un Poème qu’on aura lu ou vu plusieurs fois sur la Scène ; car bien que la Catastrophe ainsi que tous les autres événements en soient parfaitement connus, il ne laisse pas néanmoins de plaire et d’avoir toutes ses grâces quand il paraît sur le Théâtre, parce qu’en ce moment les Spectateurs ne considèrent les choses qu’à mesure qu’elles passent et ne leur donnent point plus d’étendue que le Poète ; Ils renferment toute leur intellligence dans les prétextes et les couleurs qui les font mettre en avant, sans aller plus loin ; ils s’appliquent à ce qui se dit de temps en temps, et étant toujours satisfaits des motifs qui les font dire, ils ne préviennent point celles qui ne leur sont point manifestées ; si bien que leur imagination se laissant tromper à l’art du Poète, leur plaisir dure toujours. Au lieu que dès lors que la Catastrophe est prévenue par la faute du Poète, les Spectateurs sont dégoûtés, non pas tant de ce qu’ils savent la chose, que de s’apercevoir qu’on ne devait pas leur dire ; leur mécontentement procédant moins en ces occasions de leur connaissance, quoique certaine, que de l’imprudence du Poète.
Il faut aussi prendre garde que la Catastrophe achève pleinement le Poème Dramatique, c’est-à-dire, qu’il ne reste rien après, ou de ce que les Spectateurs doivent savoir, ou qu’ils veuillent entendre ; car s’ils ont raison de demander, Qu’est devenu quelque Personnage intéressé dans les grandes intrigues du Théâtre, ou s’ils ont juste sujet de savoir, Quels sont les sentiments de quelqu’un des principaux Acteurs après le dernier événement qui fait cette Catastrophe , la Pièce n’est pas finie, il y manque encore un dernier trait ; Et si les Spectateurs ne sont pas encore pleinement satisfaits, le Poète assurément n’a pas encore fait tout ce qu’il doit. C’est une faute notable de la Panthée, qui par sa mort laisse un raisonnable désir aux Spectateurs de savoir ce que pense et ce que devient Araspe qu’on en a vu si passionnément amoureux ; Au lieu que la Reine Élizabeth parle comme elle le doit à la mort du Comte d’Essaix, et en achève bien la Catastrophe. Et l’une des plus grandes fautes qu’on ait remarquée dans le Cid, est que la Pièce n’est pas finie : C’est aussi ce qu’on trouve à redire en quelques autres Poèmes du même Auteur.
Mais pour éviter cet inconvénient il ne faut pas tomber dans un autre, je veux dire, d’ajouter à la Catastrophe des Discours inutiles, et des actions superflues qui ne servent de rien au Dénouement, que les Spectateurs n’attendent point, et même qu’ils ne veulent pas entendre. Telle est la plainte de la femme d’Alexandre fils d’Herodes après la mort de son Mari (…). Telle est encore l’explication de l’Oracle dans l’Horace, car n’ ayant point fait le nœud de la Pièce, les Spectateurs n’y pensent point et n’en recherchent pas l’intelligence, et tel est le cinquième Acte du Timocrate généralement condamné pour cette raison.
Je pourrais grossir ce Discours de plusieurs remarques, tant sur les Tragédies que sur les Comédies des Anciens ; mais comme toutes les Catastrophes tournent presque sur ces principes, il sera facile en les lisant de reconnaître celles qui sont bien ou mal achevées, sans en faire ici de plus longues déductions, qui toujours en ces matières sont attachées à tant de circonstances, qu’il faut parler longtemps pour expliquer peu de chose. Ce que j’en puis dire seulement en un mot, est, Que les Tragiques ont mieux fini leurs Poèmes que les Comiques ; Et entre les comiques, que Térence est le meilleur modèle : Car Aristophane et Plaute, ont laissé la plus grande partie de leurs Comédies imparfaites et fort mal achevées. Je laisse nos Modernes en repos, parce qu’ils sont bien aises qu’on ne les croie pas capables de faillir ; joint que quand on leur montre qu’ils pouvaient mieux faire, ils sont d’autant plus irrités qu’ils se sentent plus convaincus et moins en état de se défendre contre la Raison” (p. 203-208).’ ‘Livre II, chapitre 10 : “Ce que nous avons fait sans fondement, est que nous avons ôté le nom de Tragédie aux Pièces de Théâtre dont la Catastrophe est heureuse, encore que le Sujet et les personnes soient Tragiques, c’est-à-dire héroïques, pour leur donner le nom de Tragi-Comédies. Je ne sais si Garnier fut le premier qui s’en servit, mais il a fait porter ce titre à sa Bradamante, ce que depuis plusieurs ont imité ; Or je ne veux pas absolument combattre ce nom, mais je prétends qu’il est inutile, puisque celui de Tragédie ne signifie pas moins les Poèmes qui finissent par la joie, quand on y décrit les fortunes des personnes illustres. Davantage, c’est que sa signification n’est pas véritable selon que nous l’appliquons ; car dans les Pièces que nous nommons de ce terme composé du mot de Tragédie, et de celui de Comédie, il n’y a rien qui ressente la Comédie : Tout y est grave et merveilleux, rien de populaire ni de bouffon.
Mais j’ajoute que ce nom seul peut détruire toutes les beautés d’un Poème, qui consistent en la Péripétie ; car il est toujours d’autant plus agréable que de plusieurs apparences funestes, le retour et l’issue en est heureuse et contre l’attente des Spectateurs : mais dès lors qu’on a dit Tragi-Comédie, on découvre quelle en sera la Catastrophe ; si bien que tous les Incidents, qui troublent l’espérance et les desseins des principaux Personnages, ne touchent point le Spectateur, prévenu de la connaissance qu’il a du succès contraire à leur crainte et à leur douleur ; et quelques plaintes pathétiques qu’ils fassent, nous n’entrons pas bien avant dans leur sentiment, parce que nous prenons cela trop certainement pour une feinte, au lieu que si nous en ignorions l’événement, nous appréhenderions pour eux, toutes leurs passions s’imprimeraient vivement en notre cœur, et nous goûterions avec plus de satisfaction le retour favorable de leur fortune” (p. 218-219).’ ‘Livre III, chapitre 1 : “Les Tragiques Grecs, ou pour le moins Euripide (car nous n’en avons point d’autres exemples) ont fait une autre espèce de Prologue bien plus vicieux, savoir quand ils y employaient quelqu’un de leurs Dieux : car souvent ils faisaient que ce Dieu, qu’on présupposait savoir tout, expliquait non seulement les choses passées, mais aussi les futures ; ils ne se contentaient pas d’instruire les Spectateurs de l’histoire précédente, nécessaire à l’intelligence de la Pièce ; mais ils en faisaient encore savoir le Dénouement et toute la Catastrophe ; de sorte qu’ils en prévenaient tous les événements : ce qui était un défaut très notable du tout contraire à cette attente ou suspension qui doit toujours régner au Théâtre, et détruisant tous les agréments d’une Pièce, qui consiste presque toujours en la surprise et en la nouveauté” (p. 248-249).’ ‘Livre III, chapitre 5 : “Mais pour moi j’estime, que la Constitution de la fable doit comprendre toute l’histoire du Théâtre ; car ce qui est arrivé avant l’ouverture, est aussi bien du fond du Sujet, que ce qui se passe depuis que le Théâtre est ouvert ; et que ces choses que le Philosophe met hors la fable, dovent être racontées dans la suite de la Pièce, non seulement pour être connues des Spectateurs, qui ne doivent rien ignorer du Sujet ; mais aussi pour fournir l’occasion de quelque surprise agréable, de quelque belle passion, et souvent même du dénouement de toutes les Intrigues” (p. 338-339).’ ‘Livre IV, chapitre 3 : “Et quand ces longues Narrations se trouvent à la catastrophe pour faire le dénouement, elles sont entièrement insupportables ; car le Spectateur, que le Nœud de la Pièce met en peine, est dans l’impatience de savoir comment l’intrigue se démêle ; or si on le charge de nouvelles idées en trop grand nombre, il se rebute, et n’a plus de plaisir dans le temps qu’il est prêt [d’en recevoir le plus] : ce qui est d’autant plus dangereux en cette occasion que son esprit est déjà las, et tout disposé à se relâcher.
Et si ce grand Récit, ainsi fait dans la catastrophe, se doit rejoindre et s’appliquer à plusieurs circonstances des choses arrivées dans le cours de la Pièce, pour les éclaircir et les démêler, il faut que le Spectateur se donne la peine de faire toutes ces applications, ce qu’il ne veut pas faire dans ce dernier moment, auquel il attend son dernier plaisir et sans aucune peine” (p. 418).’ ‘Livre IV, chapitre 9 : “De toutes ces différentes espèces de Spectacles, les moins considérables sont ceux qui dépendent du pouvoir des Dieux, ou des Enchantements ; parce qu’il ne faut pas beaucoup d’esprit pour les inventer : il n’y a point de génie si médiocre qui ne puisse donner par ce moyen quelque fondement aux grandes choses, et démêler les plus intriguées. J’ai [vu] une Pièce de Théâtre, en laquelle l’Auteur ayant embarrasé un Rival si avant dans son Sujet qu’il ne savait comment le désintéresser, s’avisa de le faire mourir subitement d’un coup de Tonnerre ; l’Invention était certaine, mais si l’on en admettait de cette sorte dans le Poème Dramatique, il ne faudrait plus se mettre en peine pour en rompre les Nœuds les plus difficiles. Il en est de même de toutes ces Machines qui se remuent par des ressorts du Ciel ou des Enfers ; elles sont belles en apparence, mais souvent peu ingénieuses ; il peut y avoir néanmoins des raisons étrangères, et quelquefois assez d’adresse pour les bien employer ; mais il faut prendre garde qu’elles jouent facilement : car quand il y a quelque désordre, aussitôt le peuple raille de ces Dieux et de ces Diables qui font si mal leur devoir” (p. 486-487).’ ‘Argument d’Andromède (1651) : “Il n’en va pas de même des machines, qui ne sont pas, dans cette tragédie, comme des agréments détachés ; elles en font le nœud et le dénouement, et y sont si nécessaires que vous n’en sauriez retrancher aucune que vous ne fassiez tomber tout l’édifice. J’ai été assez heureux à les inventer et à leur donner place dans la tissure de ce poème (…)” (p. 156).’ ‘Premier Discours : “Je connais des gens d’esprit et des plus savants en l’art poétique, qui m’imputent d’avoir négligé d’achever Le Cid et quelques autres de mes poèmes, parce que je n’y conclus pas précisément le mariage des premiers acteurs, et que je ne les envoie point marier au sortir du théâtre. À quoi il est aisé de répondre que le mariage n’est point un achèvement nécessaire pour la tragédie heureuse ni même pour la comédie. Quant à la première, c’est le péril d’un héros qui la constitue, et, lorsqu’il en est sorti, l’action est terminée. Bien qu’il ait de l’amour, il n’est pas besoin qu’il parle d’épouser sa maîtresse quand la bienséance ne le permet pas ; et il suffit d’en donner l’idée après en avoir levé tous les empêchements sans lui en faire déterminer le jour (…). Pour la comédie, Aristote ne lui impose point d’autre devoir pour conclusion que de rendre amis ceux qui étaient ennemis (…) comme quand un fils rentre aux bonnes grâces d’un père qu’on a vu en colère contre lui pour ses débauches, ce qui est une fin assez ordinaire aux anciennes comédies ; ou que deux amants, séparés par quelque fourbe qu’on leur a faite ou par quelque pouvoir dominant, se réunissent par l’éclaircissement de cette fourbe ou par le consentement de ceux qui y mettaient obstacle ; ce qui arrive presque toujours dans les nôtres, qui n’ont que très rarement une autre fin que des mariages. Nous devons toutefois prendre garde que ce consentement ne vienne pas par un simple changement de volonté, mais par un événement qui en fournisse l’occasion. Autrement, il n’y aurait pas grand artifice au dénoûment d’une pièce, si, après l’avoir soutenue durant quatre actes sur l’autorité d’un père qui n’approuve point les inclinations amoureuses de son fils ou de sa fille, il y consentait tout d’un coup au cinquième par cette seule raison que c’est le cinquième, et que l’auteur n’oserait en faire six” (p. 178-179).’ ‘“Ce premier acte s’appelait prologue du temps d’Aristote, et communément on y faisait l’ouverture du sujet pour instruire le spectateur de tout ce qui s’était passé avant le commencement de l’action qu’on allait représenter (…). Plaute a cru remédier à ce désordre d’Euripide en introduisant un prologue détaché qui se récitait par un personnage, qui n’avait quelquefois autre nom que celui de prologue, et n’était point du tout du corps de la pièce. (…) Térence qui est venu depuis lui, a gardé ces prologues et en a changé la matière. Il les a employés à faire son apologie contre ses envieux, et, pour ouvrir son sujet, il a introduit une nouvelle sorte de personnages, qu’on a appelés protatiques, parce qu’ils ne paraissent que dans la protase, où s’en doit faire la proposition. (…) L’épisode, selon Aristote, en cet endroit, sont nos trois actes du milieu ; mais comme il applique ce nom ailleurs aux actions qui sont hors de la principale, et qui lui servent d’un ornement dont elle pourrait se passer, je dirai que, bien que ces trois actes s’appellent épisode, ce n’est pas à dire qu’ils soient composés d’épisodes. (…) Je ne dirai rien de l’exode, qui n’est autre que notre cinquième acte. (…) Je n’y ajouterai que ce mot : qu’il faut, s’il se peut, lui réserver toute la catastrophe et même la reculer vers la fin, autant qu’il est possible. Plus on la diffère, plus les esprits demeurent suspendus, et l’impatience qu’ils ont de savoir de quel côté elle tournera est cause qu’ils la reçoivent avec plus de plaisir, ce qui n’arrive pas quand elle commence avec le début de cet acte” (p. 194-195).’ ‘Deuxième Discours : “Si j’avais fait descendre Jupiter pour réconcilier Nicomède avec son père ou Mercure pour révéler à Auguste la conjuration de Cinna, j’aurais fait révolter tout mon auditoire et cette merveille aurait détruit toute la croyance que le reste de l’action aurait obtenue. Ces dénouements par des Dieux de machine sont fort fréquents chez les Grecs (…). Je ne sais ce qu’en décidaient les Athéniens, qui étaient leurs juges, mais les deux exemples que je viens de citer montrent suffisamment qu’il serait dangereux pour nous de les imiter en cette sorte de licence (…). J’avoue qu’il faut s’accommoder aux mœurs de l’auditeur et à plus forte raison à sa croyance ; mais aussi doit-on m’accorder que nous avons du moins autant de foi pour l’apparition des anges et des saints que les anciens en avaient pour celle de leur Apollon et de leur Mercure ; cependant qu’aurait-on dit si, pour démêler Héraclius d’avec Martian, après la mort de Phocas, je me fusse servi d’un ange ? Ce poème est entre chrétiens et cette apparition y aurait eu autant de justesse que celle des Dieux de l’Antiquité dans ceux des Grecs ; c’eût été néanmoins un secret infaillible de rendre celui-là ridicule, et il ne faut qu’avoir un peu de sens commun pour en demeurer d’accord” (p. 220).’ ‘Troisième Discours : “Je tiens donc, et je l’ai déjà dit, que l’unité d’action consiste, dans la comédie, en l’unité d’intrique, ou d’obstacle aux desseins des principaux acteurs, et en l’unité de péril dans la tragédie, soit que son héros y succombe, soit qu’il en sorte. Ce n’est pas que je prétende qu’on ne puisse admettre plusieurs périls dans l’une, et plusieurs intriques ou obstacles dans l’autre, pourvu que de l’un on tombe nécessairement dans l’autre : car la sortie du premier péril ne rend point l’action complète, puisqu’elle en attire un second ; et l’éclaircissement d’un intrique ne met point les acteurs en repos, puisqu’il les embarrasse dans un nouveau” (p. 240).
“Le nœud dépend entièrement du choix et de l’imagination industrieuse du poète ; et l’on n’y peut donner de règle, sinon qu’il y doit ranger toutes choses selon le vraisemblable ou le nécessaire, dont j’ai parlé dans le second discours ; à quoi j’ajoute un conseil, de s’embarrasser le moins qui lui est possible de choses arrivées avant l’action qui se représente. Ces narrations importunent d’ordinaire, parce qu’elles ne sont pas attendues, et qu’elles gênent l’esprit de l’auditeur, qui est obligé de charger sa mémoire de ce qui s’est fait il y a dix ou douze ans, pour comprendre ce qu’il voit représenter ; mais celles qui se font des choses qui arrivent et se passent derrière le théâtre, depuis l’action commencée, font toujours un meilleur effet, parce qu’elles sont attendues avec quelque curiosité et font partie de cette action qui se représente. Une des raisons qui donne tant d’illustres suffrages à Cinna pour le mettre au-dessus de ce que j’ai fait, c’est qu’il n’y a aucune narration du passé, celle qu’il fait de sa conspiration à Émilie étant plutôt un ornement qui chatouille l’esprit des spectateurs qu’une instruction nécessaire de particularités qu’ils doivent savoir et imprimer dans leur mémoire pour l’intelligence de la suite. Émilie leur fait assez connaître, dans les deux premières scènes, qu’il conspirait contre Auguste en sa faveur, et, quand Cinna lui dirait tout simplement que les conjurés sont prêts au lendemain, il avancerait autant pour l’action que par les cent vers qu’il emploierait à lui rendre compte, et de ce qu’il leur dit, et de la manière dont ils l’ont reçu. Il y a des intriques qui commencent dès la naissance du héros, comme celui d’Héraclius ; mais ces grands efforts d’imagination en demandent un extraordinaire à l’attention du spectateur, et l’empêchent souvent de prendre un plaisir entier aux premières représentations, tant ils le fatiguent.
Dans le dénoûment, je trouve deux choses à éviter : le simple changement de volonté, et la machine. Il n’y a pas grand artifice à finir un poème, quand celui qui a fait obstacle aux desseins des premiers acteurs, durant quatre actes, en désiste au cinquième sans aucun événement notable qui l’y oblige : j’en ai parlé au premier discours, et n’y ajouterai rien ici. La machine n’a pas plus d’adresse quand elle ne sert qu’à faire descendre un dieu pour accommoder toutes choses, sur le point que les acteurs ne savent plus comment les terminer. C’est ainsi qu’Apollon agit dans l’Oreste : ce prince et son ami Pylade, accusés par Tyndare et Ménélas de la mort de Clytemnestre, et condamnés à leur poursuite, se saisissent d’Hélène et d’Hermione : ils tuent ou croient tuer la première, et menacent d’en faire autant de l’autre si on ne révoque l’arrêt prononcé contre eux. Pour apaiser ces troubles, Euripide ne cherche point d’autre finesse que de faire descendre Apollon du ciel, qui, d’autorité absolue, ordonne qu’Oreste épouse Hermione, et Pylade Électre ; et de peur que la mort d’Hélène n’y servît d’obstacle, n’y ayant pas d’apparence qu’Hermione épousât Oreste, qui venait de tuer sa mère, il leur apprend qu’elle n’est pas morte, et qu’il l’a dérobée à leurs coups et enlevée au ciel dans l’instant qu’ils pensaient la tuer. Cette sorte de machine est entièrement hors de propos, n’ayant aucun fondement sur le reste de la pièce, et fait un dénoûment vicieux. Mais je trouve un peu de rigueur au sentiment d’Aristote, qui met en même rang le char dont Médée se sert pour s’enfuir de Corinthe après la vengeance qu’elle a prise de Créon : il me semble que c’est un assez grand fondement que de l’avoir faite magicienne, et d’en avoir rapporté dans le poème des actions autant au-dessus des forces de la nature que celle-là” (p. 245-247).’ ‘Examen de Mélite : “Tout le cinquième acte peut passer pour inutile. Tircis et Mélite se sont raccommodés avant qu’il commence, et par conséquent l’action est terminée (…). Tout cela ne regarde plus qu’une action épisodique, qui ne doit pas amuser le théâtre quand la principale est finie ; et surtout ce mariage a si peu d’apparence, qu’il est aisé de voir qu’on ne le propose que pour satisfaire à la coutume de ce temps-là, qui était de marier tout ce qu’on introduisait sur la scène” (p. 262).’ ‘“J’aurais pu mettre cette pièce en trois actes, et il ne m’en aurait pas coûté cinquante vers ; mais j’ai mieux aimé presser un peu les incidents, et donner de la chaleur à l’action, que de la ralentir par le temps qu’il aurait fallu pour les entractes. Qui peut renfermer dans un seul acte un sujet avec tous ses agréments n’est moins ingénieux que que celui qui le fait en trois, ou en cinq. (…) Je tiens que l’art n’est pas moins nécessaire pour une petite pièce que pour une grande. Les pièces d’un acte ou de trois actes un peu bien faites doivent avoir, comme celles de cinq, l’exposition, le nœud, le dénouement, la vraisemblance, l’unité de lieu, de temps, d’action, la liaison des scènes, les sentiments suivant la condition des personnages, les expressions qui leur soient convenables, les bienséances et les caractères naturels, enfin toutes les parties utiles à la perfection de ces sortes d’ouvrages” (p. 1217).’ ‘ch. XI, p. 25 : “Victorius, Madius, Robortellus, & aprés eux Castelvetro & Picolomini furent les premiers qui firent connoistre dans l’Europe les regles de la Poëtique d’Aristote ; que les Grecs apporterent en Italie aprés la prise de // (p. 26) Constantinople. & ceux-ci furent suivis du Beni, de Minturno, de Ricobon, de Gallutio, & de plusieurs autres”.’ ‘ch. XX, p. 46 (début) “Le dessein d’un Poëme doit estre composé de deux parties ; de la vérité et de la fiction : la vérité en est le premier fond, la fiction en fait l’accomplissement : & Aristote appelle le mélange de l’une & de l’autre, La Constitution des choses ; ou bien la fable, qui n’est autre chose que le sujet du Poëme”.’ ‘ch. XXI, p. 47-49 (début) “Aristote divise la fable, qui // (p. 48) sert d’argument au Poëme, en simple & composée. La fable simple est celle qui a un changement d’une mauvaise fortune en une bonne, ou un retour d’un bonheur à un malheur : comme l’Oedipe de Sophocle. Et l’ordonnance de chaque fable doit avoir deux parties, l’intrigue & le denoüement : l’intrigue brouille les choses, en jettant le trouble et la confusion dans les affaires, le denoüement y remet le calme : tout ce qui précede le changement de fortune s’appelle intrigue, tout ce qui fait le changement ou ce qui le suit s’appelle denoüement. L’intrigue de l’Andro-// (p. 49) maque d’Euripide, est que cette Princesse aprés avoir perdu Hector son mary, aprés avoir vü égorger Priam son pere, aprés avoit vü brûler Troye la Capitale de son Royaume, devient esclave de Neoptolemus. Hermione la femme de ce Prince piquée de jalousie contre Andromaque, la veut faire mourir. Menelaüs pere d’Hermione la fait mener au supplice avec Astyanax son fils : voilà l’intrigue. Mais Andromaque est délivrée de la mort par Tethys et par Pelée, qui destinent le fils à estre le Roy des Molossiens, & la mere à estre Reine, par le Mariage d’Helenus : voilà le denoüement. Et toute fable doit avoir ces deux parties pour estre le sujet d’un juste Poëme”.’ ‘p. 50 “Voilà la fable de l’Enéide avec son intrigue et son denoüement”.’ ‘[livre II], ch. VII, p. 129-130 (sur l’épopée, avec les mêmes termes que sur la tragédie) : “Cette diversité a un fonds bien vaste dans la Poësie héroïque : les entreprises de guerre, les traités de paix, les ambassades, les negociations, les voyages, les embarquemens, les // (p. 130) conseils, les déliberations, les bastimens de palais & de villes, les moeurs, les passions, les reconnoissances impreveües, les revolutions surprenantes & inopinées, & les differentes images de tout ce qui sepasse dans la vie des Grands, peuvent y estre employéees, pourvû qu’elles aillent au mesme but”.’ ‘[livre II], ch. VIII, p. 130-131 “C’est particulierement par l’art des Episodes, qu’on fait entrer dans l’action principale cette grande varieté de matieres, qui servent à l’ornement du Poëme. Mais quoy que l’Epi// (p. 131) sode soit une espece de digression du sujet, estant une avanture tout-à-fait étrangere, qu’on ajoûte à l’action principale pour l’embellir ; il doit toutefois avoir une liaison naturelle avec cette action, pour en faire un ouvrage qui ait de l’ordre et de la perfection”.’ ‘[livre II], ch. XVI, p. 171 “et l’on ne peut voir mourir Hippolyte par l’intrigue de Phaedra sa belle-mere…”’ ‘p. 177 (à propos d’Œdipe roi) “Cette connoissance est comme un coup de foudre qui l’oblige à s’abandonner à tout le désespoir que lui inspire sa conscience”’ ‘[livre II], ch. XIX, p. 179 …“cette révolution d’horreur et de tendresse…” “tout y est démeslé avec tant d’art” “le seul incident qui se forme dans toute la piece est si naturel, et tout va de si droit fil au denoüement & à la catastrophe…”’ ‘[livre II], ch. XXI, p. 188 “Les autres defauts de la Tragedie moderne sont d’ordinaire, ou que les Sujets qu’on choisit sont petits & frivoles ; ou que les fables n’y sont pas construites, & que l’ordonnance n’y est pas reguliere ; ou (…) ou (…) ; ou que les incidens n’y sont pas préparés, ou que les machines y sont forcées, ou (…) ou (…), ou que les surprises y sont mal menagées, les noeux mal intrigués, les denoüemens peu naturels, les catastrophes précipitées…”’ ‘p. 190-191 “Car le theatre estant essentiellement destiné à l’action, rien n’y doit languir, & tout doit y estre dans l’agitation, par l’opposition des passions, qui le forment, des interests differens, qui y naissent, ou par l’embarras qui naît de l’intrigue. (…) Le calme n’y doit paroistre, que quand l’action finit, par la catastrophe. (…) Enfin on ne comprend point assés que ce ne sont pas les intrigues admirables, les événemens surprenans et merveilleux, les incidens extraordinaires qui font la beauté d’une // (p. 191) Tragedie, ce sont les discours quand ils sont naturels et passionnés”.’ ‘[livre II], ch. XXII, p. 194 “le denoüement de l’Ajax ne répond pas à l’intrigue”.’ ‘p. 195 “Oedipe ne devait pas igorer l’assassinat du Roy de Thebes : l’ignorance où il est de ce meurtre, laquelle fait toute la beauté de l’intrigue, n’est pas vraysemblable”.’ ‘p. 196 “<L>es denoüemens <d’Euripide> ne sont point naturels, ce sont des machines perpetuelles : Diane fait le denoüement de la Tragedie Hippolyte, Minerve celuy d’Iphigenie dans la Taurique, Thetys celui d’Andromaque ; Castor & Pollux celuy d’Helene, & celuy d’Electre : & ainsi des autres”.’ ‘[livre II], ch. XXIV, p. 203 : début des réflexions sur la comédie’ ‘p. 204 “le principal plaisir qu’on y prend, est la surprise”.’ ‘p. 209-210 “Mais le foible le plus ordinaire de nos Comedies est le denoüement : on n’y réussit presque jamais, par la difficulté qu’il y a à dénouër heureusement ce qu’on a noüé. Il est aisé de lier une intrigue, c’est l’ouvrage de l’imagination : mais le denoüement est l’ouvrage tout pur du jugment : c’est ce qui en rend le succés // difficile. Et si l’on veut y faire un peu de reflexion, on trouvera que le defaut le plus universel des Comedies, est que la catastrophe n’en est pas naturelle”.’ ‘[livre II], ch. XXVI, p. 215 “Mais les denoüemens de Terence sont plus naturels que ceux de Plaute comme ceux de Plaute sont plus naturels que ceux d’Aristophane”.’ ‘p. 219 (de Molière) “Ses denoüemens ne sont point heureux”.’ ‘“Que dès les premiers vers l’action préparée

Sans peine du sujet aplanisse l’entrée.
Je me ris d’un acteur qui, lent à s’exprimer,
De ce qu’il veut, d’abord ne sait pas m’informer,
Et qui, débrouillant mal une pénible intrigue,
D’un divertissement me fait une fatigue” (III, 27-32).

“Que le trouble, toujours croissant de scène en scène,
À son comble arrivé se débrouille sans peine.
L’esprit ne se sent point plus vivement frappé
Que lorsqu’en un sujet d’intrigue enveloppé,
D’un secret tout à coup la vérité connue
Change tout, donne à tout une face imprévue” (III, 55-60).

“Il faut que ses acteurs badinent noblement ;
Que son nœud bien formé se dénoue aisément ;
Que l’action, marchant où la raison la guide,
Ne se perde jamais dans une scène vide…” (III, 405-408).’

ch. XII p. 170 “une des premières règles de la poésie est de ne rien dire que de vraisemblable. Pour cela quand les poètes proposent des choses surprenantes, ils y disposent leurs lecteurs : ils ne nouent rien qu’ils ne puissent dénouer d’une manière naturelle, par quelque accident qui ne soit point impossible, ou bien en faisant descendre quelque divinité du ciel : ce qu’ils ne font que rarement, parce qu’il ne paraît pas beaucoup d’esprit et d’invention dans un dénouement qui n’arrive que de cette seconde manière : ils n’y ont donc recours que lorsque les choses sont si embrouillées et si désepérées, qu’elles ne peuvent avoir le succès que l’on souhaite sans le secours du ciel.

‘Nec deus intersit, nisi dignus vindice nodus
Inciderit’

Toutes les parties d’une histoire poétique sont tellement liées, qu’un événement en engendre un autre, et tout ce qui arrive à la fin du poème est une suite nécessaire de ce qui s’est fait dans les commencements, les choses ne pouvant avoir d’autre issue que celle qui naît de la disposition qu’on leur a donnée”.

Deuxième partie, chapitre V, p. 203-207 (extraits) :
“L’on distingue trois principales parties dans le récit d’une action. La proposition, le nœud, et le dénouement. (…) // Le nœud d’une pièce consiste dans quelque grande difficulté imprévue, qui se présente tout d’un coup, et qui met un puissant obstacle à ce que le héros vienne à bout de ses desseins. Ces difficultés et ces retardements de l’accomplissement de l’action principale, dont on désire voir la fin ; ou plutôt ce délai de conclure les aventures de son héros que prend le poète, sont comme un sel qui irrite la curiosité. Les poètes mêlent partout ce sel, et font toujours acheter les connaissances qu’il donnent. Le principal nœud de l’Énéide est la guerre qui s’élève entre Énée et Turnus, lorsque le lecteur espère que ce héros étant arrivé dans l’Italie, va finir son entreprise et trouver le terme de ses travaux.
Le dénouement d’une pièce se fait vers la fin, lorsque les choses réussissent comme le lecteur le souhaite, dans le temps qu’il y pensait le moins, et que toutes les choses étant désepérées, il était le plus touché des maux du héros de la pièce. (…) Il faut qu’une pièce se dénoue d’elle-même, c’est-à-dire qu’il faut que tout ce qui se fait à la fin de la pièce, arrive naturellement, et qu’il ne paraisse pas que tous ces succès ne sont que des inventions du poète, parce que l’on ne peut pas être touché, comme nous avons dit, de ce qu’on croit n’être qu’une fable. (…) // (p. 205) Le dénouement se fait ordinairement par la péripétie, ou par la reconnaissance. La péripétie, comme ce nom qui est grec le marque, est un changement de fortune  912 , qui se fait lorsqu’une personne de malheureuse qu’elle était devient heureuse, ou que de la prospérité elle tombe dans la misère.
On est assez accoutumé dans le monde à voir de tels changements, qui peuvent être causés par quelque accident qui survient. Ainsi il n’est pas difficile de trouver le moyen de dénouer une pièce de cette première manière, en faisant naître un tel accident qui change l’état présent des affaires comme on le désire (…) Le second moyen, qui est la reconnaissance, est encore plus facile et fort ordinaire dans les anciennes pièces (…) Lorsque les travaux d’un héros ont été couronnés par une glorieuse fin, et qu’il a achevé l’action principale qui était le sujet de la pièce, l’on ne doit plus rien ajouter. Tout ce plaisir que l’on trouve dans la poésie, n’est fondé que sur cette illusion, qu’on arrivera, pour ainsi dire, au comble de la félicité, si on peut arriver à la fin de l’ouvrage. C’est cette vaine espérance qui cause l’ardeur avec laquelle on lit.
Quand enfin on a poussé sa lecture à bout, que l’on sait ce que l’on voulait savoir ; on se sent pleinement rassasié, ou plutôt vide, et on tombe en même temps dans le dégoût, qui suit // (p. 206) nécessairement les illusions et les faux plaisirs. Aussi les poètes habiles préviennent leurs lecteurs, et pour les laisser avec quelque appétit, ils ne concluent pas entièrement leur pièce : ils mettent seulement les choses en tel état, que le lecteur devine facilement le reste (…) Lorsque le lecteur apprend l’heureuse destinée de quelque personnage, à qui il souhaitait une meilleure fortune, et qu’il le voit délivré de ses maux, il en ressent une extrême joie.
Il avait eu de la peine, par exemple, de voir qu’on eût ravi à un bon vieillard une fille qui lui était chère, et qu’il avait retirée des dangers où ses propres parents avaient été contraints de l’exposer : quand cette fille vient à être reconnue, le lecteur a une merveilleuse satisfaction : et si le poète a soin de faire trouver ce bon vieillard à cette reconnaissance, il // (p. 207) le doit aussi faire participer aux avantages qui naissent de ce changement imprévu. De là vient qu’il se fait toujours plusieurs mariages à la fin des comédies, et les choses se débrouillent de telle manière que tout le monde est content, et que les spectateurs se retirent pleinement satisfaits”.

André Dacier est le premier traducteur en français de La Poétique d’Aristote, dont il propose conjointement le commentaire. Le texte vaut surtout par ses imprécisions terminologiques et reste un témoin exemplaire de l’amalgame que nous avons montré dans l’esprit des théoriciens du classicisme entre le système de Donat et le système d’Aristote (cf. p. 86).

“L’Episode est tout ce qui est renfermé entre les Chants du Chœur, c’est-à-dire, que c’est tout le sujet de la Tragedie, ou plutôt tout ce qui en fait l’intrigue, & le nœud jusqu’au dénoüement, & à la Catastrophe qui dans les pieces bien composées, n’arrive qu’aprés le quatriéme et dernier chant du Chœur” (p. 166).

“Aristote appelle ici fable simple, celle qui n’expose que les malheurs d’un seul personnage ; Et il appelle double, celle qui a une double catastrophe, c’est-à-dire qui finit par une catastrophe, qui est heureuse pour les bons, & funeste pour les méchans” (p. 187).

Les Caractères de la Tragedie est un manuscrit attribué à La Bruyère ; c’est le “manuscrit 559” que commente plusieurs fois J. Scherer (1980). Souvent rigoureux, il présente le plan très détaillé et très rédigé d’un traité de poétique.

“Chapitre III. Du denoüement et de la catastrophe

  1. Définition : le changement d’une fortune (Corneille, discours troisième sur les trois unités) en l’autre, pour le principal ou pour les principaux acteurs, separe le nœud du denoüement. Tout ce qui precede ce changement est le nœud, et ce changement, avec ce qui le suit, est le denoüement.
  2. Difference entre le denoüement et la catastrophe. La catastrophe, qu’on confond ordinairement avec le denoüement, n’en est pourtant tres souvent qu’une partie, ou, sy l’on veut, qu’une suite ; la recommoissance d’Œdipe change sa fortune et fait le denoüement de la tragedie, mais c’est la mort de Jocaste, c’est le desespoir et l’exil d’Œdipe qui en sont la catastrophe. (…) // (p. 96)
  3. Le denoüement ne doit jamais se faire avant la fin du quatrieme acte. Ce changement de fortune, qu’on appelle denoëment, ne doit point se faire, ou pour mieux dire se commencer avant la fin du quatrieme acte ; s’il se faisoit plutost, le spectateur se lasseroit d’attendre pendant plus d’un acte la catastrophe, qui ne doit arriver qu’à la fin du troisieme (sic pour cinquieme). (…) Dez que l’intrigue se denoüe, on ne peut plus souffrir tout ce qui ne repond pas à cette impatience. (…) Il faut que <les scenes> separent le denoüement de la catastrophe par des catastrophes apparentes, c’est-à-dire par des denoüemens // (p. 97) successifs, qui paroissent à chaque moment finir l’action. (…) On peut ainsi, d’erreurs en erreurs, mener sans ennuy le spectateur du denoüement à la catastrophe à travers un acte tout entier.
  4. Fausses catastrophes ; de quelle façon il faut les employer. Il faut, autant qu’on peut, que ces fausses catastrophes soyent heureuses, quand la véritable doit être malheureuse, et malheureuse, quand la veritable doit être heureuse. (…) Voilà l’effet des fausses catastrophes employées avec art : elles sont le corps du // (p. 98) denoüement, et souvent des denoüemens momentanés, puisqu’ils changent pour quelque temps la fortune des acteurs.
  5. Le dénoüement et les fausses catastrophes ne doivent point arriver par un simple changement de volonté. Ces changemens de fortune, quels qu’ils soyent, ces denoüemens vrays ou momentanés ne doivent point se faire par un simple changement de volonté, et, comme dit Corneille (troisieme discours sur les trois unités), il n’y a pas grand artifice à finir un poëme quand celuy qui a mis obstacle aux desseins des premiers acteurs durant quatre actes s’en desiste au cinquieme, sans aucun evenement notable qui l’y oblige.
  6. La machine et les miracles n’ont pas plus de vray semblable que les simples changements de volonté. La machine n’a pas plus d’adresse, dit le meme Corneille, quand elle ne sert qu’à faire descendre un dieu pour accomoder (sic) toutes choses, sur le point que les acteurs ne sçavent plus comment les terminer. Au reste, que les dieux parlent du haut d’une machine ou par la bouche de leurs pretres, c’est à peu près la meme choses, dez que leur intervention n’a d’autre raison que l’embarras du poëte. (…) // (p. 99)
  7. Tout ce qui arrive depuis le denoüement jusqu’à la catastrophe doit etre préparé et comme indiqué dans le nœud. (…) Toutes les choses extraordinaires, comme des armées qui arrivent, des peuple revoltez, des morts impreveues, etc., produisent des denoüemens forcez et sans genie, lorsque ces armées, ces revoltes, ces morts n’ont // (p. 100) pas été préparées et comme amenées par le nœud (…).
  8. La catastrophedoit finir absolument la piece. (…) Quant à la derniere ou veritable catastrophe qui acheve le denoüement, elle ne peut pas arriver trop tard, parce qu’au moment qu’on en est instruit, la piece est finie ; tout ce qu’on en peut dire après ennuye (…). // (p. 101)
  9. Il y a des pieces ou la catastrophe se confond presque avec le denoüement. Il y a des pieces où la catastrophe suit de si prés le denoüement, qu’on peut dire que l’une est confondue dans l’autre.” (p. 95-101, extraits).
Discours à l’occasion des Macchabées : “Mais en quoi consiste l’art de cette unité dont je parle ? C’est, si je ne me trompe, à savoir dès le commencement d’une pièce indiquer à l’esprit et au cœur l’objet principal, dont on veut occuper l’un et émouvoir l’autre ; comme, par exemple, dans ma tragédie, la tentation où j’expose Misaël et la force de la religion qui doit en triompher.
Ensuite à n’employer de personnages que ceux qui augmentent ce danger ou le partagent avec le héros ; à occuper toujours le spectateur de ce seul intérêt, de manière qu’il soit présent dans chaque scène, et qu’on ne s’y permette aucun discours qui, sous prétexte d’ornement, puisse distraire l’esprit de cet objet ; et enfin à marcher ainsi jusqu’au dénouement, où il faut ménager le plus haut point du péril, et le plus grand effort de vertu qui la surmonte. Tout cela soutenu d’une variété de circonstances qui, en servant à l’unité, ne la laissent pas dégénérer en répétition et en ennui. Je ne doute point que ce soit là le plus grand art d’une tragédie ; et qu’à beautés égales, celles où ces conditions seraient le mieux observées ne l’emportassent de beaucoup sur les autres” (p. 557-558).’ ‘ Discours à l’occasion de Romulus : “Entre les situations, celles qui peuvent réussir à moins de nouveauté, et même de mérite, de la part de l’auteur, ce sont les reconnaissances. Je n’entends pas les reconnaissances de simple vue qui n’ont qu’un moment, et qui retombent aussitôt dans le cours des scènes ordinaires : celles-là sont dangereuses, parce que la première surprise ne se soutenant pas, on passe trop vite d’un grand mouvement à un moindre qui, dès là, est languissant. J’entends les reconnaissances d’éclaircissement, où deux personnes chères qui ne se sont point encore vues, ou qui séparées depuis longtemps se croient mortes, ou du moins fort éloignées l’une de l’autre, s’émeuvent peu à peu par les questions qu’elles se font, et les détails qu’elles se racontent ; et viennent enfin, sur une circonstance décisive, à se reconnaître tout à coup. Ah ma mère ! ah mon fils ! ah mon frère ! ah ma sœur Ces exclamations seules sont presque sûres de nos larmes ; et sans s’embarrasser si la reconnaissance ressemble à d’autres, ni même si elle est filée avec assez de justesse, on se laisse entraîner à l’émotion des personnages. Car plus ils sont émus, moins ils laissent de liberté pour réfléchir s’ils ont raison de l’être” (p. 594-595).
“Ce n’est pas que du moins dans nos dénouements nous n’ayons de grands égards à la morale. Nous prenons garde que ceux de nos personnages qui périssent l’aient mérité par quelque endroit, et que le remords soit la punition de quelques faiblesses quand ce n’est pas un acte héroïque de vertu capable d’enlever l’admiration, et qui fait désirer de leur ressembler au prix même de ce qu’il en coûte.
Quand nous faisons triompher le crime, nous laissons les coupables dans un état de trouble et de remords qui leur tient lieu de supplice, et qui les fait trouver plus malheureux que ceux mêmes qu’ils oppriment…” (p. 607).’ ‘ Discours à l’occasion d’Inès : “Une autre cause du plaisir propre à la tragédie, c’est que l’action soit portée dès le commencement à un haut point d’intérêt, et que cet intérêt croisse sans interrruption jusqu’à la fin, car ce ne serait pas assez de la moitié du précepte. Les poètes sont suffisamment avertis que l’action doit croître, mais ils ne songent pas assez qu’elle doit émouvoir d’abord et que, faute d’atendrir de bonne heure, ils courraient risque de ne pas toucher même, en finissant.
La pitié a ses degrés, surtout au théâtre. D’attendrissement en attendrissement, vous la pouvez conduire jusqu’aux larmes. Mais si vous tardez trop à exciter les premières émotions, vous n’aurez peut-être pas le temps d’arriver aux grands effets. Il n’y a que trop de tragédies où des actes entiers se perdent en préparations. L’action s’échauffe vers le milieu et enfin la catastrophe, quoique touchante, manque son coup ou ne porte que faiblement, parce que le cœur n’a pas reçu assez d’atteinte pour s’unir aux personnages avec toute la sensibilité dont il est capable” (p. 632).
“Chaque scène demande encore la même perfection. Il faut la considérer, au moment qu’on la travaille, comme un ouvrage entier qui doit avoir son commencement, ses progrès et sa fin. Il faut qu’elle marche comme la pièce et qu’elle ait, pour ainsi dire, son exposition, son nœud et son dénouement. J’entends par son exposition l’état où se trouvent les personnages et sur lequel il délibèrent ; j’entends par son nœud les intérêts ou les sentiments qu’un des personnages oppose aux désirs des autres ; et enfin par son dénouement l’état de fortune ou de passion où la scène doit les laisser. Après quoi, l’auteur ne doit plus perdre de temps en discours qui, tout beaux qu’ils seraient, auraient du moins la froideur de l’inutilité” (p. 634).
“Les auteurs savent bien, quoiqu’ils ne l’observent pas toujours, qu’il faut distribuer l’action de manière que les scènes d’un acte, liées les unes aux autres, ne laissent point le théâtre vide ; que chaque personnage doit avoir sa raison d’entrer et sa raison de sortir ; que les actes, en finissant, doivent laisser le spectateur dans l’attente de quelque événement ; et qu’il faut marcher ainsi jusqu’au dénouement complet, qui décide clairement de tous les personnages ; et qu’enfin la pièce doit finir dès que la curiosité du spectateur est satisfaite” (p. 638).
“Le poète travaille dans un certain ordre, et le spectateur sent dans un autre. Le poète se propose d’abord quelques actions principales sur lesquelles il fonde son succès. C’est de là qu’il part, et il imagine ensuite ce qui doit être dit ou fait pour parvenir à son but. Le spectateur, au contraire, part de ce qu’il voit et de ce qu’il entend d’abord, et il passe de là aux progrès et au dénouement de l’action comme à des suites naturelles du premier état où on lui a exposé les choses. Il faut donc que ce que le poète a inventé arbitrairement pour amener ces beautés devienne pour les spectateurs les fondements nécessaires d’où elles naissent. En un mot, tout est art du côté de celui qui arrange une action théâtrale, mais rien ne le doit paraître à celui qui la voit” (p. 639).’ ‘1, 13, p. 99 : “La multitude des acteurs, dont le poëte tragique veut quelquefois soutenir sa stérilité, devient d’ailleurs très-embarrassante pour lui, quand le dénouëment s’approche, et quand il faut s’en défaire. Il oblige donc les personnages à se défaire eux-mêmes par le fer ou par le poison sur le premier motif qu’il imagine”.’ ‘1, 32, p. 273 : “Par exemple, il faut se ressouvenir que l’incident qui fait le dénouëment dans le cinquième acte n’aura point été préparé dans les actes précédents, ou qu’une chose dite par un personnage dans le quatrième acte dément le caractère qu’on lui a donné dans le premier”.’ ‘p. 2-3
“Nous sourions avec dédain, quand nous entendons Jules Scaliger, dans sa poëtique latine, tracer le plan de la tragédie d’Alcione, et demander que le premier acte soit “une plainte sur le départ de Ceïx ; … etc.”. Mais souvenons-nous que du tems de Scaliger, un spectacle ainsi distribué auroit été un prodige sur nos théâtres. Nous trouvons aussi ridicule qu’il propose à la comédie de peindre les moeurs de la Grece et de Rome : “des filles achetées // comme esclaves, et qui soient reconnues libres au dénouement” ; mais dans un tems où l’art dramatique n’avoit aucune forme en Europe, que pouvoit faire de mieux un savant que d’en établir les préceptes sur la pratique des anciens ?”.’ ‘p. 12-15
“<Aristote> semble en rejetter tout le pathétique sur le dénouement, et ne s’occuper que de l’impression qu’il doit laisser dans les ames. Il veut donc que le dénouement soit funeste, non pas aux méchans, non pas aux gens de bien, mais à un personnage mêlé de vices et de vertus, et malheureux par une faute involontaire : ce qui ne s’accorde pas bien avec les exemples qu’il a cités. Ainsi le seul genre de tragédie qu’approuvoient Socrate et Platon, celle qui se propose la même fin que la loi n’a que le second rang dans l’opinion d’Aristote. à son gré, ce qui se passe entre ennemis ou indifférens n’est pas digne de la // tragédie : c’est lorsqu’un ami tue ou va tuer son ami ; un fils, son pere ; une mere, son fils ; un fils, sa mere, etc. que l’action est vraiment tragique. Or il peut arriver que le crime se consomme ou ne se consomme pas ; qu’il soit commis aveuglément ou avec connoissance ; et de-là naissent quatre combinaisons : celle où le crime est commis de propos délibéré ; celle où le crime n’est reconnu qu’après qu’il est commis ; celle où la connoissance du crime que l’on alloit commettre empêche tout-à-coup qu’il ne soit consommé ; et celle où résolu à commettre le crime avec pleine lumiere, on est retenu par ses remords ou par quelque nouvel incident. Aristote rejette absolument celle-ci, et donne la préférence à celle où le crime qu’on alloit commettre aveuglément, est reconnu sur le point d’être exécuté, comme dans Mérope. Ce chapitre est le plus profond de la poëtique d’Aristote.(…) // Quoiqu’il admette quatre especes de tragédies, l’une pathétique, l’autre morale, et l’une et l’autre simple ou implexe, c’est-à-dire, terminée sans révolution ou par une révolution, qu’il appelle péripétie ; il donne la préférence à la tragédie implexe et pathétique, à celle, dis-je, où la fortune d’un personnage intéressant change de face pour une révolution pitoyable et terrible. Or le grand mobile des révolutions, c’est la reconnoissance. Il veut qu’elle soit amenée naturellement, et il en propose les moyens. La plus belle, dit-il, est celle qui naît des incidens, comme dans l’Oedipe et l’Iphigénie en Tauride. Il enseigne aux poëtes une méthode excellente pour s’assurer de la bonté, de la régularité de leur plan : c’est de le tracer d’abord dans sa plus grande simplicité, avant de penser aux détails et aux circonstances épisodiques. (…) // Il distingue dans la fable le noeud et le dénouement. Il entend par le noeud tout ce qui précede la révolution, et par le dénouement tout ce qui la suit. Le noeud se forme par des incidens qui viennent du dehors, ou qui naissent du fond du sujet. Ces incidens, les moyens, les circonstances de l’action sont ce qu’il appelle épisodes. Le dénouement, dit-il, ne doit jamais être amené par une machine, mais procéder de la même cause qui produit la révolution”.’ ‘p. 17-18
“Il ne falloit pas moins que des savans, comme Castelvetro et Dacier, et un génie comme Corneille pour y répandre la clarté ; encore arrive-t-il souvent, et dans les points les plus essentiels, que Castelvetro n’est point d’accord avec Dacier, ni Dacier avec Corneille, ni celui-ci avec Aristote, ni Aristote avec lui-même. Par exemple, de tous les incidens qui produisent la révolution, le plus théâtral, dit ce philosophe, est la reconnoissance qui empêche d’exécuter le crime, et qui par conséquent change heureusement la face des choses ; cependant de toutes les catastrophes, la plus tragique à son avis, est celle qui termine l’action par le malheur du personnage intéressant. Or comment d’une révolution favorable peut-il naître un dénouement funeste ? Si le crime n’est pas consommé, comme le malheur peut-il l’être ? Comment concilier dans la même fable la révolution de Mérope et le dénouement d’Oedipe ? Voilà // donc Aristote en opposi­tion avec lui-même ; il l’est aussi avec Corneille, et Corneille avec Dacier, car Dacier se fait une loi d’être de l’avis d’Aristote. Castelvetro n’a pas le même respect ; mais s’il a quelquefois raison de contredire son auteur, il arrive aussi quelquefois qu’il a tort, et j’en citerois plus d’un exemple. Du choc de ces opinions, la lumiere n’a pu manquer de naître, et depuis Corneille et Dacier, l’art de la tragédie et de l’épopée a été si bien discuté, qu’on a vû à peu près tout ce qu’on y peut voir ; mais c’est le résultat de ces discussions que l’on n’a point donné encore”.’ ‘p. 337
“Ces deux enfans peuvent avoir été confondus par leur nourrice ; mais si la nourrice n’est plus, on est sûr que le secret de l’échange est enseveli avec elle : le noeud n’a plus de dénouement. Si elle est vivante et susceptible de crainte, l’action ne peut plus être suspendue : l’aspect du supplice fera tout avouer à ce témoin foible et timide. Le poëte établit donc le caractère de cette femme comme la clef de la voute. Elle aime le sang de ses maîtres, déteste la tyrannie, brave la mort, et s’obstine au secret. Ce n’est pas tout : le tyran n’est qu’ambitieux et cruel, sa situation n’est pas assez pénible. Il peut même être barbare au point d’immoler son fils, plûtôt que de risquer que son ennemi ne lui échappe, et trancher ainsi le noeud de l’intrigue”.’ ‘p. 339
“Par quel moyen Phocas les va-t-il réduire à la nécessité de décider son choix ? Quel incident, au fort du péril, tranchera le noeud de l’intrigue et produira la révolution ? Tout cela s’arrange dans la pensée du poëte comme l’eût disposé la nature elle-même si elle eût médité ce beau plan. C’est ainsi que travailloit Corneille. Il ne faut donc pas s’étonner si l’invention du sujet lui coûtoit plus que l’exécution. Quand la fable n’a pas été combinée avec cette méditation profonde, on s’en apperçoit au défaut d’harmonie et d’ensemble, à la marche incertaine et laborieuse de l’action, à l’embarras des développemens, au mauvais tissu de l’intrigue, et à une certaine répugnance que nous avons à suivre le fil des événemens”. ’ ‘II, ch. 11, p. 82
L’intrigue est une chaîne mobile, dont tous les chaînons doivent s’attirer : ce qu’une situation produit, en doit produire une nouvelle : une scène qui laisse l’action où elle l’a prise, fût-elle une beauté particulière, est un défaut dans le tout ensemble”.’ ‘II, ch. 11, p. 94-95
“C’est ainsi que M. De Marivaux, qu’on peut citer pour exemple d’un dialogue vif et pressé, plein de finesse et de saillies, fait toûjours répondre à la chose, quand même il semble jouer sur le mot, et l’on sent bien que ce n’est pas de cette espèce de plaisanterie que je prétens qu’on doit s’abstenir. Les écarts du dialogue viennent communément de la stérilité du fond de la scène, et d’un vice de constitution dans le sujet. Si la disposition en étoit telle, qu’à chaque scène on partît d’un point pour arriver à un point déterminé, ensorte que le dialogue ne dût servir qu’aux progrès de l’action ; chaque réplique seroit à la scène, ce que la scène est à l’acte, c’est-à-dire, un nouveau moyen de nouer ou de dénouer. Mais dans la distribution primitive on laisse des intervalles vuides d’action ; // ce sont ces vuides qu’on veut remplir ; et de-là les excursions et les lenteurs du dialogue”.’ ‘II, ch. 12, p. 98
“Enfin la terreur et la pitié ont l’avantage de suivre le progrès des évènemens, de croître à mesure que le péril augmente, et de tenir l’ame suspendue, jusqu’au moment où tous les fils de l’intrigue sont dénoués”.’ ‘II, ch. 12, p. 105-106
“Or c’est à // (p. 106) quoi tendoit, selon l’idée d’Aristote, le spectacle de la tragédie. Son but n’étoit pas de modérer en nous les passions actives, mais d’habituer l’ame aux impressions de la terreur et de la pitié, de l’en charger comme d’un poids qui exerçât ses forces, et lui fît paroître plus léger le poids de ses propres malheurs. Pour cela ce n’étoit pas assez d’une affliction passagère, qui causée par les incidens de la fable, fût appaisée au dénouement. Si l’acteur intéressant finissoit par être heureux, si le spectateur se retiroit tranquille et consolé, ce n’étoit plus rien. Il falloit qu’il s’en allât frappé de ces idées : ‘l’homme est né pour souffrir : il doit s’y attendre et s’y résoudre’”.’ ‘II, chapitre 12, p. 130-133
“le pathétique de l’action théâtrale ne dépend pas du dénouement, mais bien de ce qui // le précède. Pour me faire entendre supposons, selon le voeu du pere J, que l’on change le dénouement de Mérope, d’Iphigénie en Aulide, ou de l’orphelin ; qu’Égiste meure au-lieu de Poliphonte ; que Diane laisse consommer le sacrifice qu’elle a demandé ; que celui de Zamti s’accomplisse : est-ce après une telle catastrophe qu’une mere désolée aura le tems d’attendrir l’ame des spectateurs ? Quand le malheur est décidé, tout est fait : on n’écoute pas même les plaintes. Le dénouement de Sémiramis est le plus pathétique du théâtre, parce que le poëte y a ménagé la plus tragique des reconnoissances. Ninias croit avoir tué le perfide Assur ; il se trouve avoir poignardé sa mere, et cette révolution met le comble à la terreur et à la pitié. Une révolution pareille fait la beauté du dénouement d’Inès. Mais que la catastrophe ne soit que funeste, comme celle de Britannicus, qu’ajoûtera-t-elle au pathétique ? C’est dans le moment du péril que l’on tremble ; c’est quand on arrache // à Mérope son fils, à Idamé son enfant, à Clitemnestre sa fille, que la nature fait ses derniers efforts. Que l’on demande à cent mille spectateurs, que ces tableaux ont attirés, si l’espérance arrête les larmes. Les poëtes, par l’évidence du péril et la force de l’illusion, savent bien nous dérober ce qui peut affoiblir la crainte ou suspendre la pitié : c’est l’artifice de la composition de montrer l’abîme et de cacher l’issue ; et dans cet art les poëtes modernes sont fort au-dessus des anciens. Il reste cependant à examiner si la tragédie, dont le dénouement nous console, est moins utile pour les moeurs que celle dont le dénouement achève de nous affliger. S’il nous console, dit-on, l’impression de la terreur et de la pitié s’efface. Mais ne s’efface-t-elle pas de même après un dénouement funeste, dès que l’illusion a cessé ? Quelques minutes de plus en font tout l’avantage ; et dès qu’on a eu le tems de se dire, que ce qu’on vient de voir n’est qu’un jeu, ce qu’on éprouve au-delà n’est // qu’un reste de saisissement qui n’a plus rien de moral”.’ ‘II, chapitre 12, p. 141-142
“On a reconnu sur notre théâtre le défaut des intrigues épisodiques ; et il est certain que si // (p. 142) la chaîne est double, quoiqu’entrelacée, l’attention et l’intérêt s’affoibliront en se divisant : l’ame sera obligée de changer d’objet ; et comme elle ne peut obéir à deux mouvemens à-la-fois, il est à craindre qu’en se succédant ils ne se détruisent l’un l’autre.’ ‘II, chapitre 12, p. 155-176
“Voyons à quoi se réduisoit la théorie des anciens relativement à la composition de la fable. Aristote la divise en quatre parties de quantité : le prologue, ou l’exposition ; // (p. 156) l’épisode, ou les incidens ; l’exode  913 , ou la conclusion ; et le choeur que nous avons supprimé, … etc. Il parle du noeud et du dénouement ; mais le noeud ne l’occupe guère. Il distingue, comme je l’ai dit, les fables simples et les fables implexes. Il appelle simples, “les actions qui étant continues et unies finissent sans reconnoissance et sans révolution”. Il appelle implexes, “celles qui ont la révolution ou la reconnoissance, ou mieux encore, toutes les deux.” or la seule règle qu’il prescrit à l’une et à l’autre espèce de fable, c’est que la chaîne des incidens soit continue ; qu’au-lieu de venir l’un après l’autre ils naissent naturellement les uns des autres contre l’attente du spectateur, et qu’ils amènent le dénouement. Et en effet, dans ses principes il n’en falloit pas davantage, puisqu’il ne demandoit qu’un évènement qui laissât le spectateur pénétré de terreur et de compassion. Ce n’est donc qu’au dénouement qu’il s’attache. Mais quel sera le pathétique intérieur // (p. 157) de la fable ? C’est ce qui l’intéresse peu. On voit donc bien pourquoi sur le théâtre des grecs, la fable n’ayant à produire qu’une catastrophe terrible et touchante, elle pouvoit être si simple ; mais cette simplicité qu’on nous vante, n’étoit au fond que le vuide d’une action stérile de sa nature. En effet, la cause des évènemens étant indépendante des personnages, antérieure à l’action même, ou supposée au-dehors, comment la fable auroit-elle pu donner lieu au contraste des caractères et au combat des passions ? Dans l’Oedipe, tout est fait avant que l’action commence. Laius est mort ; Oedipe a épousé Jocaste : il n’a plus, pour être malheureux, qu’à se reconnoître inceste et parricide. Peu-à-peu le voile tombe, les faits s’éclaircissent, Oedipe est convaincu d’avoir accompli l’oracle, et il s’en punit : voilà le plan du chef-d’oeuvre des grecs. Heureusement il y a deux crimes à découvrir, et ces éclaircissemens qui font frémir la nature occupent et remplissent la scène. // (p. 158) Dans l’Hécube, dès que l’ombre d’Achille a demandé qu’on lui immole Polixène, il n’y a pas même à délibérer : Hécube n’a plus qu’à se plaindre, et Polixène n’a plus qu’à mourir. Aussi le poëte, pour donner à sa pièce la durée prescrite, a-t-il été obligé de recourir à l’épisode de Polidore. Dans l’Iphigénie en Tauride, il est décidé qu’Oreste mourra, même avant qu’il arrive : sa qualité d’étranger fait son crime. Mais comme la pièce est implexe, la reconnoissance prolongée remplit le vuide, et supplée à l’action. On peut remarquer que je cite les chefs-d’oeuvre du théâtre des grecs. Comment donc les grecs, avec un évènement fatal, et dans lequel le plus souvent les personnages n’étoient que passifs, trouvoient-ils le moyen de fournir à cinq actes ? Le voici : 1 on donnoit sur leur théâtre plusieurs tragédies de suite dans le même jour : Dacier prétend qu’on en donnoit jusqu’à seize ; elles ne devoient donc pas être aussi longues que sur le théâtre // (p. 159) françois. 2 le choeur occupoit une partie du tems, et ce qu’on appelle un acte n’avoit besoin que d’une scène ; 3 des plaintes, des harangues, des descriptions, des cérémonies, des disputes philosophiques ou politiques remplissoient les vuides ; et au-lieu de ces incidens qui doivent naître les uns des autres et amener le dénouement, l’on entremêloit l’action de détails épisodiques et superflus, dont les grecs s’amusoient sans doute, mais dont les françois ne s’amuseroient pas. La grande ressource des poëtes grecs étoit la reconnoissance, moyen fécond en mouvemens tragiques, sur-tout favorable au génie de leur théâtre, et sans lequel leurs plus beaux sujets, comme l’Oedipe, l’Iphigénie en Tauride, l’électre, le Cresphonte, le Philoctete, se seroient presque réduits à rien. On peut voir dans la poëtique d’Aristote, et sur-tout dans le commentaire de Castelvetro, de combien de manières se varioit la reconnoissance, soit relativement // (p. 160) à la situation et à la qualité des personnes, soit relativement aux moyens qu’on employoit pour l’amener, et aux effets qu’on lui faisoit produire. La reconnoissance à laquelle Aristote donne la préférence, est celle qui naît des incidens de l’action, comme dans l’Oedipe ; mais je crois pouvoir lui comparer celle qui naît d’un signe involontaire que l’inconnu laisse échapper, comme dans l’opera de Thésée, où ce jeune héros est reconnu à son épée au moment qu’il jure par elle. Le plus beau modèle en ce genre est la manière dont Oreste se faisoit connoître à sa soeur dans l’Iphigénie du sophiste Polydes, lorsque ce malheureux prince, conduit aux marches de l’autel pour y être immolé, disoit : “ce n’est donc pas assez que ma soeur ait été sacrifiée à Diane ; il faut aussi que je le sois”. La reconnoissance doit-elle produire tout-à-coup la révolution, ou laisser encore en suspens le sort des personnages ? Dacier qui préfere la plus décisive, n’a vû l’objet que d’un côté. // (p. 161) Si la révolution se fait du bonheur au malheur, elle doit être terrible, et par conséquent inattendue : alors la reconnoissance, comme dans l’Oedipe, doit tout changer, tout renverser, tout décider en un instant. Si au contraire la révolution se fait du malheur au bonheur, et que la reconnoissance réunisse des malheureux qui s’aiment, comme dans Mérope et dans Iphigénie ; pour que leur réunion soit attendrissante, il faut que l’évènement soit suspendu et caché : car la joie pure et tranquille est le poison de l’intérêt. L’art du poëte consiste alors à les engager, au moyen de la reconnoissance même, dans un péril nouveau, sinon plus terrible, au-moins plus touchant que le premier, par l’intérêt qu’ils prennent l’un à l’autre. Mérope en est un exemple rare et difficile à imiter. Il n’y a point de reconnoissance sans une sorte de péripétie ou changement de fortune ; ne fît-elle, comme dans la fable simple, qu’ajoûter au malheur des personnages // (p. 162) intéressans. Mais il peut y avoir des révolutions sans reconnoissance, et quoiqu’elles ne soient pas aussi belles, les grecs ne les dédaignoient pas. Toute révolution théâtrale est le passage d’un état de fortune à un état pire ou meilleur ; et plus les deux états sont opposés, plus elle est tragique. Les grecs distinguoient donc la fable simple, la fable à révolution simple, et la fable à révolution composée. La fable simple est celle qui n’a point de révolution décisive, et dans laquelle les choses suivent un même cours, comme dans Atrée : celui qui méditoit de se venger se venge ; celui qui dès le commencement étoit dans le péril et dans le malheur y succombe, et tout est fini. Dans la fable simple il y a des momens où la fortune semble changer de face, et ces demi-révolutions produisent des mouvemens très-pathétiques. C’est l’avantage des passions de rendre par leur flux et reflux l’action indécise et flotante ; // (p. 163) mais dans les sujets où la fatalité domine, ce balancement est plus difficile, aussi est-il rare chez les anciens. Dans la fable implexe à révolution simple, s’il n’y a qu’un personnage principal, il est vertueux, ou méchant, ou mixte, et il passe d’un état heureux à un état malheureux, ou d’un état malheureux à un état heureux. S’il y a deux personnages principaux, l’un et l’autre passent ensemble de la bonne à la mauvaise fortune, ou de la mauvaise à la bonne ; ou bien la fortune de l’un des deux persiste, tandis que celle de l’autre change ; et ces combinaisons se multiplient par la qualité des personnages, dont chacun peut être méchant ou bon, ou mêlé de vices et de vertus. La fable à révolution composée doit avoir au-moins deux personnages principaux, tous deux bons, tous deux méchans, tous deux mixtes, ou l’un bon et l’autre méchant, ou l’un mixte et l’autre méchant ou bon, et tous deux changeant de fortune en sens contraire par la même révolution. // (p. 164) Voilà les élémens de toutes les combinaisons possibles ; mais elles ne remplissent pas toutes également les deux fins de la tragédie. Dans la fable unie et simple, le malheur du méchant n’inspire ni la terreur, ni la pitié. “un tel spectacle (dit Aristote) peut faire quelque plaisir, … etc.” le malheur de l’homme de bien nous afflige et nous épouvante, et les grecs l’employoient souvent ; mais il nous attriste, nous décourage, et finit par nous indigner. Ou la pitié qu’il inspire languit et s’épuise, ou elle s’accroît jusqu’à la révolte ; et si d’un côté l’ame se plaît dans la compassion qu’elle éprouve, de l’autre elle ne peut souffrir la mélancholie où la plonge le spectacle du malheur attaché à la vertu. Il ne reste donc à la fable simple que le malheur d’un personnage mixte, en qui la foiblesse, l’imprudence // (p. 165) ou la passion se mêlent et se concilient avec la bonté du naturel, et avec des vertus qui le rendent aimable. Par les mêmes raisons, les fables à révolution simple n’ont pour elles que trois combinaisons : le personnage mixte, passant de l’une à l’autre fortune, et dans les deux sens opposés ; ou l’homme de bien, passant de l’infortune à la prospérité. Je dis l’homme de bien : car si dans le malheur il nous afflige et nous épouvante ; dès qu’il en sort, il nous encourage et nous invite à la constance, si nous sommes jamais éprouvés comme lui. De la fable à révolution double il faut exclure toutes les combinaisons qui supposent deux personnages de même qualité : car si de deux hommes également bons ou méchans, ou mêlés de vices et de vertus, l’un devient heureux et l’autre malheureux, l’impression de deux évènemens opposés se contrarie et se détruit : on ne sait plus si l’on doit s’affliger ou se // (p. 166) réjouir, ni ce qu’on doit espérer ou craindre. Il faut en exclure aussi la fable où périt l’homme de bien, tandis que le méchant prospere : car autant que celui-là nous intéresse et nous afflige, autant celui-ci nous révolte ; et quand même à la place de l’homme vertueux on supposeroit un caractère mixte, son malheur comparé au bonheur du méchant, nous causeroit encore plus d’indignation que de pitié. Toutefois du côté de la crainte ce genre a son utilité, et il donne des leçons terribles. Le théâtre admet encore la double révolution, qui précipite le méchant de la prospérité dans l’infortune, tandis qu’elle fait passer de l’infortune à la prospérité l’homme juste, ou l’homme intéressant dans ses erreurs et dans ses foiblesses. Il admet aussi la chûte d’un personnage mixte du bonheur dans l’adversité, tandis que l’homme vertueux sort triomphant des plus rudes épreuves. // (p. 167) Mais il s’en faut bien que les grecs aient employé toutes ces ressources. Un ou deux personnages vertueux ou bons, ou mêlés de vices et de vertus, qui malheureux constamment, succombent, ou qui par quelque accident imprévû, échappent au sort qui les menaçoit : voilà leurs fables les plus renommées. Aristote les réduit toutes à quatre combinaisons. “il faut (dit-il)… etc.” j’ai fait voir dans le précis de la poëtique d’Aristote, que celle de ces combinaisons qu’il auroit dû préférer, selon ses principes, est la fable où le crime n’est reconnu qu’après qu’il est commis ; car c’est-là le dénouement le plus touchant et le plus terrible. Il s’est donc contredit lui-même, en préférant la fable où la connoissance du crime que l’on va commettre empêche qu’il ne soit achevé. Mais sans insister sur ce point de critique, ce qu’il importe de savoir, // (p. 168) c’est que le crime commis avant d’être connu, et le crime connu avant d’être commis, font tous deux des actions très-touchantes : l’une réserve le fort de l’intérêt pour le dénouement, comme dans Oedipe ; l’autre l’épuise avant la révolution, comme dans Iphigénie en Tauride : celle-là nous afflige, celle-ci nous console ; et les poëtes n’ont qu’à choisir. Une dispute plus sérieuse, et qu’il seroit bon de terminer, est celle qui s’est élevée à propos du dénouement de Rodogune, sur un troisième genre de fable, qu’Aristote sembloit avoir banni du théâtre, et que Corneille a reclamé. Il s’agit de la fable où le crime, entrepris avec connoissance de cause, ne s’achève pas. “cette manière (dit le philosophe grec) est très-mauvaise ; … etc.” c’est ainsi qu’il devoit raisonner, persuadé comme il l’étoit, que le pathétique dépendoit de la catastrophe : aussi ajoûte-t-il que, “dans // (p. 169) ces occasions il vaut mieux que le crime s’exécute, comme celui de Médée” ; et c’est à ce nouveau genre de fable qu’il donne le troisième rang. Corneille au-contraire avoit en vûe les mouvemens que doit exciter le pathétique intérieur de la fable jusqu’au moment de la catastrophe, et c’est par-là qu’il s’est décidé. “lorsqu’on agit (dit-il) avec une entière connoissance… etc.” il convient donc qu’un crime résolu, prêt à se commettre, et qui n’est empêché que par un changement de volonté, fait un dénouement vicieux. Mais si celui qui l’a entrepris fait ce qu’il peut pour l’achever, et si l’obstacle qui l’arrête vient d’une cause étrangère, “il est hors de doute (poursuit Corneille)… etc.” // (p. 170) voilà donc Aristote et Corneille opposés en apparence, et qui tous deux sont conséquens. L’un se proposoit de laisser la terreur et la pitié dans l’ame des spectateurs après le dénouement : il devoit donc souhaiter que le crime fût consommé. L’autre se proposoit d’exciter ces deux passions durant le cours du spectacle, peu en peine de ce qui en résulte après que tout est fini // (p. 171) et que l’illusion a cessé : il devoit donc regarder comme inutile d’achever le crime. Aristote parle du personnage principal et intéressant : or il est certain que l’atrocité d’un crime volontaire et prémédité le rendroit odieux. Corneille au contraire parle d’un personnage odieux, et c’est lui qu’il charge du crime : par-là l’innocence et la vertu sont en péril ; on voit l’instant qu’elles vont succomber ; on s’attendrit, on frémit pour elles ; et plus le danger est pressant, plus la crainte et la pitié redoublent. De-là naissent les grands mouvemens du cinquième acte de Rodogune, qu’il s’agissoit de justifier. Ainsi Aristote et Corneille ont suivi tous deux leur idée ; et c’est-là ce qu’auroit dû voir Dacier, au-lieu d’oser dire que le malheur d’Antiochus dans Rodogune “bien loin d’exciter la pitié et la crainte, … etc.” Aristote l’a si peu prédit, qu’il n’a jamais pensé à // (p. 172) cette constitution de fable, et que la combinaison des plans de Corneille n’a jamais eu de modèle dans l’antiquité. Nos premiers poëtes, comme le Sénèque des latins, ne savoient rien de mieux que de défigurer les poëmes des grecs en les imitant ; lorsqu’il parut un génie créateur, qui rejettant comme pernicieux tous les moyens étrangers à l’homme, les oracles, les destins, la fatalité, fit de la scène françoise le théâtre des passions actives et fécondes, et de la nature livrée à elle-même, l’agent de ses propres malheurs. Dès-lors le grand intérêt du théâtre dépendit du jeu des passions. Leurs progrès, leurs combats, leurs ravages, tous les maux qu’elles ont causés, les vertus qu’elles ont étouffées comme dans leur germe, les crimes qu’elles ont fait éclorre du sein même de l’innocence, du fond d’un naturel heureux : tels furent, dis-je, les tableaux que présenta la tragédie. On vit sur le théâtre les plus grands intérêts du coeur humain combinés et mis en balance, // (p. 173) les caractères opposés et développés l’un par l’autre, les penchans divers combattus et s’iritant contre les obstacles, l’homme aux prises avec la fortune, la vertu couronnée au bord du tombeau, et le crime précipité du faîte du bonheur dans un abîme de calamités. Il n’est donc pas étonnant qu’une telle machine soit plus vaste et plus compliquée que les fables du théâtre ancien. Pour exciter la terreur et la pitié dans le sens d’Aristote, que falloit-il ? Une simple combinaison de circonstances, d’où résultât un évènement pathétique. Pour peu que le personnage mis en péril allât au-devant du malheur, c’étoit assez ; souvent même le malheur le cherchoit, le poursuivoit, s’attachoit à lui, sans que son ame y donnât prise ; et plus la cause du malheur étoit étrangère au malheureux, plus il étoit intéressant. Ainsi, dès la naissance d’Oedipe, un oracle avoit prédit qu’il seroit parricide et incestueux ; et en fuiant // (p. 174) le crime il y étoit tombé. Ainsi, Hercule aveuglé par la haine de Junon avoit égorgé sa femme et ses enfans. Rien de tout cela ne supposoit ni vice, ni vertu, ni caractère décidé dans l’homme jouet de la destinée ; et Aristote avoit raison de dire que la tragédie ancienne pouvoit se passer de moeurs. Mais ce moyen, qui n’étoit qu’accessoire, est devenu le ressort principal. L’amour, la haine, la vengeance, l’ambition, la jalousie ont pris la place des dieux et du sort : les gradations du sentiment, le flux et reflux des passions, leurs révolutions, leurs contrastes ont compliqué le noeud de l’action, et répandu sur la scène des mouvemens inconnus aux anciens. La destinée étoit un agent despotique dont les decrets absolus n’avoient pas besoin d’être motivés ; la nature au contraire a ses principes et ses loix. Dans le desordre même des passions, règne un ordre caché, mais sensible, et qu’on ne peut renverser sans que la nature, qui se juge elle-même, // (p. 175) ne s’apperçoive qu’on lui fait violence, et ne murmure au fond de nos coeurs. On sent combien la précision, la délicatesse et la liaison des ressorts visibles de la nature les rend plus difficiles à manier que les ressorts cachés de la destinée. De ce changement de mobiles naît encore une difficulté plus grande, celle de graduer l’intérêt par une succession continuelle de mouvemens, de situations et de tableaux de plus en plus terribles et touchans. Voyez dans les modèles anciens, voyez même dans les règles d’Aristote en quoi consistoit le tissu de la fable : l’état des choses dans l’avant-scène, un ou deux incidens qui amenoient la révolution et la catastrophe, ou la catastrophe sans révolution : voilà tout. Aujourd’hui, quel édifice à construire qu’un plan de tragédie, où l’on passe sans interruption d’un état pénible à un état plus pénible encore ; où l’action renfermée dans les bornes de la nature, ne forme qu’une chaîne, tortueuse // (p. 176) à la vérité, mais une, simple et sans branches ; où tous les évènemens amenés l’un par l’autre, soient tirés du fond du sujet et du caractère des personnages! Or, telle est l’idée que nous avons de la tragédie à l’égard de l’intrigue. Une fable tissue comme celle de Polieucte, d’Héraclius et d’Alzire auroit, je crois, étonné Aristote : il eût reconnu qu’il y avoit un art au-dessus de celui d’Euripide et de Sophocle ; et cet art consiste à trouver dans les moeurs le principe de l’action”.’ ‘II, chapitre 12, p. 192-201
“Que l’innocence et la vertu soient donc aux plus rudes épreuves de l’infortune et de la douleur : qu’une mere, comme Mérope, soit réduite au choix de voir périr son fils, ou de se donner elle-même au meurtrier de son époux : qu’une mere, comme Idamé, se voye arracher son enfant que l’on va livrer à la mort : la nature n’a rien de plus cruel, ni le théâtre rien de plus tragique. Il n’y a point là de faute involontaire : c’est l’innocence, la vertu même ; et l’action n’en est que plus touchante. Mais lorsque le malheur menace l’innocence, je ne puis vouloir qu’il soit consommé. “la chûte du méchant (dit-on) ne cause ni pitié, ni crainte”. Non sans doute ; mais le méchant peut-il arriver au moment de réussir, le juste au moment de succomber, sans que l’effroi, la pitié nous saisissent ? Avant de savoir quel sera le succès, voyons-nous tranquillement // (p. 193) les complots de l’un et les périls de l’autre, le poison de Cléopâtre sur les lèvres d’Antiochus ? C’est dans l’attente et l’appareil du crime que doit résider le pathétique et l’intérêt de l’action. Mais au dénouement il faut que tout change, et qu’il décide comme la loi. Le dénouement est-il un arrêt, demande le p J ? Pourquoi non, s’il est une leçon de moeurs ? Ainsi pensoient Socrate et Platon : je dis plus, ainsi pensoit Aristote lui-même, puisqu’il demandoit que le personnage malheureux fût coupable en quelque chose. Mais si le malheur est juste, qu’aura-t-il de surprenant et de tragique ? Le tragique règnera dans l’intérieur de l’action. Où est le tragique d’Iphigénie en Tauride ? Où est celui de Rodogune ? Le malheur y tombe-t-il sur l’innocent ? Quant au merveilleux, je l’ai déjà dit, il consiste à faire naître les évènemens d’une cause naturelle mais éloignée, et par des moyens imprévûs. Or ce merveilleux peut se trouver dans la délivrance du juste comme dans // (p. 194) le triomphe du coupable, et il en est plus satisfaisant. On insiste et l’on dit : “la tragédie représente une action telle qu’elle s’est passée, … etc.” oui, mais dans le monde, un malheur non mérité se perd dans la foule des évènemens, au-lieu qu’au théâtre c’est l’objet unique ; et l’ame remplie de ce revers terrible, a pour ainsi dire sous les yeux tout ce qui peut en rendre l’iniquité plus manifeste et plus révoltante. Qu’est-ce d’ailleurs qu’embellir la nature, si ce n’est retrancher de l’imitation ce qui nuiroit au plaisir qu’elle cause ? Or le plaisir qu’on cherche à la tragédie n’est pas celui de voir l’innocent périr et le criminel prospérer. Ce spectacle étoit odieux aux athéniens eux-mêmes, puisqu’Aristote avoue qu’ils préféroient les dénouemens heureux, et qu’il reproche aux poëtes d’avoir eu trop d’indulgence pour cette // (p. 195) foiblesse. Hé bien, cette foiblesse, si c’en est une, est celle des françois comme des athéniens ; et il n’y a que des peuples féroces qui puissent s’amuser à voir le triomphe du crime sur la foible innocence. On voit tous les jours le sage malheureux, le juste opprimé : je l’avoue, et c’est déjà trop de le voir en réalité. Puisque la poësie nous trompe, qu’elle nous trompe du-moins à l’avantage de la vertu ; qu’elle multiplie à mes yeux ses triomphes ; et que je me retire plus persuadé que jamais, qu’il est bon, même pour le repos et le bonheur de cette vie, d’être innocent et vertueux. Je ne demande pas que l’homme de bien ne tombe jamais sous les coups du méchant ; mais je veux du-moins qu’il périsse digne d’envie, et non pas digne de pitié ; qu’il laisse son persécuteur couvert de honte et rongé de remords ; et qu’il me fasse dire de lui ce qu’Horace le pere dit de ses enfans : la gloire de leur mort m’a payé de leur perte. // (p. 196) Où sera donc le pathétique de l’action ? Je l’ai dit, dans le cours de l’action même, dans l’émotion qui règne et qui redouble d’un acte à l’autre, dans l’attente, l’approche et l’appareil du crime, dans les épreuves douloureuses et les périls sans cesse imminens où l’on voit l’innocence exposée ; et tout cela est indépendant de la dernière révolution. Lorsqu’Aristote bannit du théâtre les fables qui se terminent par le malheur du méchant, il ne parle que des fables simples ; et quoiqu’il ait dit, “qu’une fable, pour être bien composée, doit être simple et non pas double”, il ne laisse pas d’admettre au second rang, “la fable qui a une double catastrophe, heureuse pour les bons et funeste pour les méchans”. Il reconnoît donc, malgré le principe qui fait la base de sa poëtique, une sorte de terreur et de pitié antérieure au dénouement, et qui en est indépendante. Lorsqu’on voit Mérope trembler pour les jours de son fils, livré par elle-même // (p. 197) au meurtrier de son époux ; attend-on le dénouement pour être ému de crainte et de pitié ? Mais cette pitié, cette crainte (dit-on) va cesser à la mort de Poliphonte. Et pourquoi veut-on que je me retire le coeur navré d’une douleur qui m’est odieuse, et dont l’effet, s’il étoit durable, seroit de me décourager ? Qu’on m’agite aussi cruellement qu’il est possible jusqu’à la catastrophe ; qu’on me fasse voir la vertu dans l’opprobre, dans les douleurs, au bord même du précipice ; qu’on me fasse voir, comme appelles, la calomnie traînant l’innocence par les cheveux au tribunal de la justice ; mais lorsque le voile de l’illusion tombera, que je puisse dire en rentrant en moi-même : c’est ainsi que le ciel confond tôt ou tard le coupable, et qu’il protege l’innocent. Quelque violente que soit l’impression de douleur que me fait le dénouement, elle est bien-tôt effacée ; mais ce qui ne s’efface pas de même, c’est la réflexion que j’emporte avec moi. Qu’elle soit donc à l’avantage de l’innocence // (p. 198) et de la vertu, et qu’en me retraçant ce que je viens de voir, elle me rappelle un dieu juste. Le poëte qui se ménage un dénouement heureux pour les bons, et malheureux pour les méchans, a l’avantage de pouvoir peindre l’innocence avec tous ses charmes, la vertu dans tout son éclat, le crime avec toute son audace. Plus la scélératesse de l’entreprise, plus l’atrocité du complot révoltent, plus la révolution qui va les confondre transportera les spectateurs. Tant que le crime n’est point achevé, l’indignation reste suspendue, et l’espérance la contient : ce n’est que par l’iniquité de l’évènement que l’indignation se décide, et c’est ce qu’on doit éviter. Un troisième genre de fable, est celui qui met les bons dans une situation douloureuse et pénible sans l’entremise des méchans ; soit par la violence qu’une ame vertueuse se fait à elle-même, soit par la violence qu’on lui fait du dehors, mais avec un droit légitime. // (p. 199) Si le malheur est inévitable, comme dans Hécube, non-seulement il n’y a plus de moralité, mais, ce qui touche de plus près le poëte, il n’y a plus lieu à ces mouvemens d’une ame incertaine et flottante, qui font la chaleur de l’action théâtrale. Si au contraire le devoir qui combat le penchant, laisse à l’ame la liberté du choix, comme dans Régulus, dans Brutus, dans le Cid, tous les ressorts du pathétique sont en jeu, l’ame agitée se développe, et le cruel sacrifice qu’elle fait d’elle-même, est d’autant plus touchant qu’il est plus généreux. Le pathétique de ce genre consiste dans les combats du devoir avec le penchant, ou de deux penchans opposés l’un à l’autre. La première règle est, que l’alternative n’ait point de milieu, que les deux intérêts soient incompatibles. Il faut que le Cid laisse son pere deshonoré, ou qu’il tue le pere de son amante. La seconde est, que les deux intérêts // (p. 200) soient assez forts pour se combattre avec chaleur, et assez respectables tous deux pour être dignes du combat qu’ils se livrent : qu’il y ait de la foiblesse à balancer, mais de la foiblesse sans honte. La troisième est, que le parti le plus vertueux soit aussi le plus violent, le plus pénible pour la nature. La quatrième, que le personnage intéressant se décide pour le parti le plus vertueux. Je ne crois pas qu’on doive faire une règle de consommer le sacrifice par un dénouement funeste : c’est-là cependant qu’il est beau ; car l’intérêt que l’on prend à la victime est d’autant plus vif qu’elle se dévoue elle-même ; et la pitié qu’elle inspire n’est mêlée d’aucun sentiment qui en altère la douceur. “un malheur volontaire et glorieux (dit-on) n’inspire point de crainte”. Je l’avoue ; mais lorsqu’un homme sensible et vertueux s’y livre en se détachant de tout ce qu’il a de plus cher, il inspire une pitié bien tendre! Et // (p. 201) n’est-ce rien que cet amour, cette vénération qu’il nous laisse pour la vertu dont il est animé ? Un attrait si puissant et si doux ne vaut-il pas le frein de la crainte ? oderunt peccare… etc. le théâtre françois a donc trois genres de tragédie (sans compter celle des anciens, où l’homme n’étoit qu’un aveugle instrument des decrets de la destinée) il en a trois, qui par différentes voies se réunissent à ce but commun, de nous émouvoir et de nous instruire. Il y a donc aussi trois sortes de moeurs qui remplissent les vûes du poëte : l’innocence et la vertu, le crime et la méchanceté, la foiblesse et la passion”.’ ‘II, chapitre 12, p. 218-228
“Du-reste, si mes principes sont bien établis, les conséquences en découleront d’elles-mêmes. Sans revenir sur l’art de combiner et de mettre en jeu les caractères, d’enchaîner les évènemens, de préparer les situations, de graduer le pathétique, de donner en un mot à l’action toute la vraisemblance et tout l’intérêt qu’elle peut avoir, je terminerai donc ce chapitre par quelques réflexions sur le dénouement de la tragédie. Tantôt l’évènement qui doit dénouer l’intrigue semble la renouer lui-même, voyez Alzire ; tantôt il vient tout-à-coup renverser la situation des personnages, et rompre à-la-fois tous les noeuds de l’action, voyez Mithridate . Cet évènement s’annonce quelquefois comme le terme du malheur, et il en devient le comble, voyez Inès ; quelquefois il semble en être le comble, et il en devient le terme, voyez Iphigénie en Aulide . Le dénouement le plus parfait, est celui où l’action se décide par // (p. 219) une révolution soudaine, qui porte le personnage intéressant d’une extrémité de fortune à l’autre : tel est celui de Rodogune. Que la révolution décisive soit heureuse ou malheureuse, elle ne doit jamais être prévûe par l’acteur intéressé ; et lors même qu’il touche à sa perte, sa situation n’est jamais si touchante que lorsqu’il a le bandeau sur les yeux. Mais faut-il que la révolution soit inattendue pour le spectateur ? Non pas si elle est funeste ; car en la prévoyant on frémit d’avance, et la terreur mène à la pitié. On voit dès l’exposition d’Oedipe, que ce malheureux prince va se convaincre d’inceste et de parricide, éclairer l’abîme où il est tombé, et finir par être en horreur à la nature et à lui-même ; et à chaque nouvelle clarté qui lui vient, la terreur et la pitié redoublent. Il n’est donc pas toûjours vrai, comme le croyoit Aristote, que la terreur et la pitié naissent de la surprise ; puisque la prévoyance en est // (p. 220) souvent la cause, comme on va le sentir encore mieux. C’est lorsque le dénouement est heureux, qu’il ne doit être pour le spectateur que dans l’ordre des possibles, et des possibles éloignés, dont les moyens sont inconnus : car le personnage en péril cesse d’être à plaindre dès qu’on prévoit sa délivrance. Mais ne la prévoit-on pas (direz-vous) quand on a lû la tragédie, ou qu’on l’a vû jouer une fois ? Le soin qu’a pris le poëte de cacher un dénouement heureux est donc alors inutile. Non, si son intrigue est bien tissue. Quelque prévenu que l’on soit de la manière dont tout va se résoudre, la marche de l’action en écarte la réminiscence : l’impression de ce que l’on voit empêche de réfléchir à ce que l’on sait ; et c’est par ce prestige que les spectateurs qui se laissent toucher, pleurent vingt fois au même spectacle, plaisir que ne goûtent jamais les vains raisonneurs et les froids critiques. // (p. 221) Ceux-ci portent à nos spectacles deux principes opposés, le sentiment qui veut être ému, et l’esprit qui ne veut pas qu’on le trompe. La prétention à juger de tout fait que l’on ne jouit de rien : on veut en même tems prévoir les situations, et en être surpris, combiner avec l’auteur, et s’attendrir avec le peuple, être dans l’illusion et n’y être pas. Les nouveautés sur-tout ont ce desavantage, qu’on y va moins en spectateur qu’en critique : là chacun des connoisseurs est comme double, et son coeur a dans son esprit un incommode et fâcheux voisin. Ainsi le poëte, qui ne devroit avoir que l’imagination à séduire, a de plus la réflexion à combattre et à repousser. C’est un malheur pour le public lui-même ; mais de son côté il est sans remède : ce n’est que du côté du poëte qu’il est possible d’y remédier, et j’en ai déjà indiqué les moyens. Le premier et le plus facile, est de rendre par un dénouement funeste le pathétique de l’évènement indépendant de la // (p. 222) surprise : le second, de faire naître le dénouement, s’il est heureux, du fond des caractères passionnés, et par-là susceptibles des mouvemens contraires. Dans le premier cas, ce qui doit arriver étant en évidence, et l’intérêt n’ayant plus l’inquiétude pour aliment, le poëte n’a plus à craindre la prévoyance du spectateur. Mais comme le pathétique dépend absolument de l’impression réfléchie, qui de l’ame de l’acteur intéressant se communique à la nôtre ; si l’impression n’étoit pas violente, le contre-coup seroit foible et léger. Pourquoi la mort de Zopire, celle de Sémiramis, celle de Zaïre, celle d’Inès est-elle pour nous si douloureuse ? Parce qu’elle est douloureuse à l’excès pour les acteurs dont nous prenons la place. Pourquoi le dénouement de Britannicus est-il si froid, tout funeste qu’il est ? Parce qu’il n’excite ni dans l’ame de Néron, ni dans celle de Burrhus, ni dans celle d’Agrippine une assez forte émotion. Junie demande vengeance au peuple et // (p. 223) se retire parmi les vestales : sa douleur n’a rien de touchant. Mais Sémiramis égorgée tend les bras à son meurtrier, et son meurtrier est son fils ; mais Zopire se traîne vers ses enfans qui viennent de l’assassiner, et leur apprend qu’ils ont plongé le poignard dans le sein de leur pere ; mais Orosmane en retirant sa main sanglante du sein de Zaïre, apprend qu’elle étoit innocente et qu’elle n’a jamais aimé que lui ; mais Inès entourée de ses enfans, sent les atteintes du poison mortel, et Pèdre, au moment qu’il se croit le plus heureux des époux et des peres, trouve sa femme qu’il adore, empoisonnée et rendant les derniers soupirs. Voilà de ces évènemens, qui pour déchirer l’ame des spectateurs n’ont pas besoin de la surprise, et qui sont même d’autant plus pathétiques qu’ils sont annoncés et prévûs. Aussi les anciens, lorsqu’ils préparoient une catastrophe funeste, ne prenoient-ils aucun soin de la cacher au spectateur, et c’est pour ce genre de tragédie // (p. 224) un avantage que je n’ai pas voulu dissimuler. Si au contraire le poëte médite un dénouement heureux, il faut absolument qu’il le cache, et le plus sûr moyen est de le faire naître du tumulte et du choc des passions. Leurs mouvemens orageux et divers trompent à chaque instant la prévoyance du spectateur, et le laissent jusqu’à la fin dans le doute et dans l’inquiétude. Le sort des personnages intéressans est comme un vaisseau battu par la tempête : fera-t-il naufrage, ou gagnera-t-il le port ? C’est ce qu’on tâche en vain de prévoir. “par les moeurs (dit Aristote) on prévoit la résolution, la conduite de tel ou de tel personnage”. Oui par les moeurs habituelles d’une ame qui se possede et se maîtrise ; et voilà celles qu’on doit éviter, si l’on veut cacher un dénouement qui naisse du fond des caractères. Ne faut-il donc employer alors que des personnages sans moeurs, ou dont les moeurs soient indécises ? // (p. 225) Non ; mais il faut que l’évènement dépende de la résolution d’une ame agitée par des forces qui se combattent, comme le devoir et le penchant, ou deux passions opposées. Quoi de plus décidé que le caractère de Cléopâtre ; et quoi de moins décidé que le parti qu’elle prendra, quand Rodogune propose l’essai de la coupe ? Quoi de plus surprenant, et néanmoins quoi de plus vraisemblable que de la voir se résoudre à boire la première pour y engager par son exemple Rodogune et Antiochus ? Voilà ce qui s’appelle un coup de génie. Il seroit injuste, je le sais, d’en exiger de pareils ; mais toutes les fois qu’on aura pour moyen le contraste des passions, il sera facile de tromper l’attente des spectateurs sans s’éloigner de la vraisemblance, et de rendre l’évènement à la fois douteux et possible. Pour cacher un dénouement heureux, les anciens, au défaut des passions, n’avoient guère que la reconoissance, et tout l’intérêt portoit alors sur l’incertitude // (p. 226) où l’on étoit si les acteurs intéressans se reconnoîtroient à propos : tel est l’intérêt de l’Iphigénie en Tauride. C’est un excellent moyen pour produire la révolution ; mais, comme l’observe Corneille, il n’a point la chaleur féconde des mouvemens passionnés. Quelquefois on employe à produire la révolution un caractère équivoque et dissimulé, qui se présente tour-à-tour sous deux faces, et laisse le spectateur incertain de la résolution qu’il prendra. Le chef-d’oeuvre de l’art en ce genre est le complot d’Exupère, moyen visiblement caché du dénouement d’Héraclius. La ressource la plus commune et la plus facile est celle d’un incident nouveau ; mais cet incident ne produit son effet, qu’autant que ce qui le précède le prépare sans l’annoncer. J’en ai dit assez pour faire voir que le choix que nous laisse Aristote d’amener la péripétie, ou nécessairement, ou vraisemblablement, n’est rien moins qu’indifférent // (p. 227) et libre. Un dénouement qui n’est que vraisemblable, n’en exclut aucun de possible, il laisse tout craindre et tout espérer. Un dénouement nécessaire n’en peut laisser attendre aucun autre ; et l’on ne doit pas supposer que lorsque l’effet tient de si près à la cause, le lien qui les unit échappe aux yeux des spectateurs. Si donc le dénouement est malheureux, comme il est bon qu’il soit prévû, rien n’empêche qu’il soit nécessaire ; mais s’il doit être heureux, il doit être caché, et par conséquent n’être que vraisemblable. La même raison permet de prolonger un dénouement funeste, et oblige à presser un dénouement heureux. L’un peut très-bien occuper un acte sans que l’action languisse. Il y a même dans le théâtre grec telle tragédie dont tout le noeud est dans l’avant-scène, et dont toute l’action n’est qu’un dénouement prolongé : tel est cet Oedipe qu’on nous donne pour un chef-d’oeuvre de l’art. // (p. 228) Mais si l’autre, j’entends le dénouement heureux, est pris de plus loin que d’une ou deux scènes rapides, l’action dénouée lentement et fil-à-fil, s’affoiblit et tombe en langueur. La révolution ne doit s’annoncer qu’au moment qu’elle arrive, encore faut-il que la promptitude des évènemens ne nuise pas à leur vraisemblance, ni leur vraisemblance à leur incertitude, conditions faciles à remplir séparément, mais difficiles à concilier. On écriroit des volumes sur l’art de la tragédie, sans épuiser un sujet si fécond ; mais la nature et le théâtre sont pour l’homme de génie deux livres qui les contiennent tous. C’est à ces études que je le renvoye. Mon dessein n’a été que d’éclaircir et de fixer, s’il étoit possible, les premières notions de l’art, pour épargner aux jeunes poëtes de vains préjugés, de faux scrupules, et la perte d’un tems précieux”.’ ‘II, ch. 13, .p. 232
“Euripide et Sophocle introduisoient les dieux sur la scène tragique, ou les faisoient agir du dehors toutes les fois qu’ils en avoient besoin, soit pour le noeud, soit pour le dénouement ; mais sur la scène françoise, la nature livrée à elle-même, est réduite à produire elle seule tous les incidens de l’action”.’ ‘II, ch. 13, .p. 233
“La tragédie est obligée de commencer dans le fort de l’action, et assez près du dénouement pour laisser dans l’avant-scène tout ce qui suppose de longs intervalles”.’ ‘II, p. 253
“Il est de toute évidence que l’unité d’action est essentielle à la tragédie ; que tous les épisodes, c’est-à-dire tous les incidens particuliers, doivent concourir au noeud ou au dénouement de l’action principale, et l’on est assez d’accord sur ce point”.’ ‘II, p. 256-257
“ (…) si les accidens réunis sur le même personnage sont indépendans les uns des autres, l’intérêt de chaque situation cesse, où elle se dénoue : nouvel incident, nouvelle inquiétude ; // nouveau péril, nouvelle crainte ; nouveau malheur, nouvelle pitié. D’un poëme tissu d’incidens détachés, l’intérêt peut donc renaître d’instans en instans ; mais alors la crainte, la pitié, l’inquiétude se terminent à la solution de chacun de ces noeuds ; et s’il y a une action principale, elle devient indifférente. Pour réunir les intérêts épisodiques il faut donc qu’elle en soit le centre, c’est-à-dire, que l’évènement qui doit la terminer dépende des incidens, et que chacun d’eux fasse partie ou des moyens, ou des obstacles. ’ ‘II, p. 263-264
“La composition de l’épopée embrasse trois points principaux : le plan, les caractères et le style. On distingue dans le plan // (p. 264) l’exposition, le noeud et le dénouement”.’ ‘II, p. 266
“L’avant-scène est le développement de la situation des personnages au moment où commence le poëme, et le tableau des intérêts opposés, dont la complication va former le noeud de l’intrigue. Dans l’avant-scène, ou le poëte suit l’ordre des événemens, et la fable se nomme simple ; ou il laisse derriere lui une partie de l’action pour se replier sur le passé, et la fable se nomme implexe”.’ ‘p. 267-268
“Le noeud de l’intrigue a été jusqu’ici la partie la plus négligée du poëme épique, tandis que dans la tragédie elle s’est perfectionnée de plus en plus. On a osé se détacher de Sophocle et d’Euripide ; mais on a craint d’abandonner les traces d’Homère : Virgile l’a imité, et l’on a imité Virgile. Cependant la règle est la même pour l’épique et pour le dramatique. Dans la tragédie, tout concourt au noeud ou au dénouement ; tout devroit donc y concourir dans l’épopée. Dans la // tragédie, un incident, une situation en produit une autre ; dans le poëme épique, les incidens et les situations devroient s’enchaîner de même. Dans la tragédie, l’intérêt croît d’acte en d’acte, et le péril devient le plus pressant ; le péril et l’intérêt devroient donc avoir les mêmes progrès dans l’épopée. Enfin le pathétique est l’ame de la tragédie ; il devroit donc être l’ame de l’épopée, et prendre sa source dans les divers caractères et les intérêts opposés. Qu’on examine après cela quel est le plan des poëmes anciens. L’iliade a deux especes de noeuds : la division des dieux, qui est froide et choquante ; et celle des chefs, qui ne fait qu’une situation”.’ ‘II, p. 273-274
“Le dénouement de l’épopée, comme celui de la tragédie, doit trancher le fil de l’action par la cessation des périls et des obstacles, ou par la consommation du malheur. Par exemple, la cessation de la colère d’Achille fait le dénouement de l’iliade ; la mort de Pompée, celui de la pharsale ; la mort de Turnus, celui de l’énéide. Ainsi l’action de l’iliade finit au dernier livre ; celui de la pharsale, au huitième ; celui de l’énéide, au dernier vers. On sent donc bien que le dénouement du poëme ne doit rien laisser en suspens. Mais la fable peut être composée de telle sorte, que // la révolution décisive laisse encore quelques mouvemens à calmer, quelques forfaits à punir, ou quelques doutes à dissiper”.’ ‘II, p. 274
“Il y avoit donc après le dénouement de l’iliade et de la pharsale, quelque chose à desirer encore : c’est ce qu’on a désigné sous le nom d’achevement. Mais il faut l’abréger le plus qu’il est possible : il est froid s’il est prolongé”. ’ ‘II, p. 331
“Le moyen de conduire, de nouer et de dénouer en chantant des intrigues aussi compliquées que celles d’Apostolo Zeno, qui quelquefois, comme dans l’Andromaque, enlace dans un seul noeud les incidens et les intérêts de deux de nos fables tragiques ?”’ ‘II, p. 341-342
“Une intrigue nette et facile à nouer et à dénouer ; des caractères simples ; des incidens qui naissent d’eux-mêmes ; des tableaux sans cesse variés par le moyen du clair obscur ; des passions douces, quelquefois violentes, mais dont l’accès est passager ; un intérêt vif et touchant, mais qui par intervalles laisse respirer l’ame : voilà les sujets que chérit la poësie lyrique, et dont Quinaut (sic) a fait un si beau choix”. (…) Les sujets de Quinaut (sic) sont simples, faciles // à exposer, noués et dénoués sans peine. Voyez celui de Roland : ce héros a tout quitté pour Angélique ; Angélique le trahit et l’abandonne pour Médor. Voilà l’intrigue de son poeme : un anneau magique en fait le merveilleux ; une fête de village en amène le dénouement. Il n’y a pas dix vers qui ne soient en sentimens ou en images. Le sujet d’Armide est encore plus simple. La double intrigue d’Atys et celle de Thésée ne sont pas moins faciles à démêler ; et telle est en général la simplicité des plans de ce poëte, qu’on peut les exposer en deux mots”.’ ‘p. 375-376 (à propos des Précieuses)
“La méprise des deux provinciales, leur empressement pour deux valets travestis, les // (p. 376) coups de bâton qui font le dénouement, exagèrent sans doute le mépris attaché aux airs et aux tons précieux ; mais Molière, pour arrêter la contagion, a usé du plus violent remède. C’est ainsi que dans un dénouement qui a essuyé tant de critiques et qui mérite les plus grands éloges, il a osé envoyer l’hypocrite à la grève. Son exemple doit apprendre à ses imitateurs à ne pas ménager le vice, et à traiter un méchant homme sur le théâtre comme il doit l’être dans la société”.’ ‘IV, p. 61-62 “Dans la poésie dramatique, on appelle < achèvement > // la conclusion qui suit l’événement par lequel l’intrigue est dénouée.
L’art du poète consiste à disposer sa fable de façon qu’après le dénouement il n’y ait plus aucun doute, ni sur les suites de l’action, ni sur le sort des personnages. Dans Rodogune, par exemple, dès que le poison agit sur Cléopâtre, tout est connu : ce vers, ’ ‘Sauve-moi de l’horreur de mourir à leurs pieds, ’ ‘ finit tragiquement la pièce.
Mais souvent il n’en est pas ainsi, et la catastrophe peut n’être pas assez tranchante pour ne laisser plus rien attendre. (…) Si l’ achèvement a quelque étendue, il faut qu’il soit tragique, et qu’il ajoute encore aux mouvements de terreur et de pitié que la catastrophe a produits. (…) Comme l’ achèvement doit être terrible ou touchant dans la tragédie, il doit être plaisant dans la comédie, et d’une extrême vivacité. Pour peu qu’il soit lent, il est froid. C’est un défaut qu’on reproche à Molière”.’

Livre IV, chapitre 2 : “Nous voici à la dernière partie du Drame. Le Dénouement en est la fin pleine & entière. Après lui l’on ne doit rien désirer. Ce qui le précède l’annonce sans le faire connaître. On sçait bien qu’une Pièce ne peut pas durer toujours : mais on ignore par quels moyens elle sera terminée ; & le Dénouement, quoiqu’attendu, n’en fait pas moins de plaisir.

Les événemens peuvent être connus sans préjudicier à l’intérêt.

Ceci achève de nous prouver que des incidens prévus, & une catastrophe que tout le monde sçaurait, causeraient autant de trouble, de compassion ou de joie, que des événemens ignorés. La Tragédie intitulée La mort de César, avertit bien par son seul titre que le principal Héros doit mourir ; & cependant on en est aussi surpris, aussi affligé de sa fin tragique, que si l’on n’eut jamais sçu ce qui devait lui arriver. On voit plusieurs fois de suite la même Pièce, & l’on sent toujours pour le Héros le même intérêt que si l’on apprenait pour la première fois son // (p. 201) Histoire. Ce que je dis ici n’est point pour le déclarer en faveur de ceux qui soutiennent que le dénouement peut être connu sans préjudicier à l’intérêt ; c’est pour avertir qu’on est libre de le faire de deux façons. J’avertis que la dernière, inventée par les modernes, exige un art & un travail infini.

Ce qui constitue un bon dénouement .

Un dénouement sera bien fait, losqu’il (sic) sera subit, qu’il ne trainera point en longueur, qu’il se rapportera à la Pièce qu’il termine, & que le Nœud l’amènera naturellement. L’arrivée imprévue d’un nouvel Acteur, comme dans Molière, les miracles, les maladies, & la mort subite de quelqu’un sont absolument à rejetter. Les reconnaissances, hormis qu’elles soient ménagées dès le commencement, font toujours un mauvais éffet. Les méchans Poètes mettent souvent des Chevilles dans leurs Vers, de même un Auteur médiocre termine ses Drames par des choses forcées, qu’on pourrait aussi nommer des Chevilles.

Du dénouement de la Comédie & de la Tragédie.

Il est facile de conçevoir que le dénoue- // (p. 202) ment des Pièces comiques doir être heureux. Le vice ne doit pourtant pas triompher de la vertu ; mais il faut que sa punition le touche faiblement, & qu’il se voye châtié d’un air enjoué comme dans Le Joueur. Le Tartuffe accablé de se voir, démasqué, n’est nullement alors un personnage de Comédie ; je voudrais qu’il se promit d’être plus heureux une autre-fois, ou que sa punition fut telle qu’il put en rire. Le Méchant de Gresset est peut-être mieux dénoué. Il n’appartient qu’à la Tragédie de rendre tout-à-fait malheureux quelques uns de ses personnages. Lorsque la Vertu est couronnée, il faut que ce soit après de grandes agitations ; nous éprouvons alors le même sentiment que lon goûte quand un calme enchanteur succède à un orage affreux : de pareils dénouemens sont donc recevables, puisqu’ils nous causent la surprise & la terreur, en nous présentant le vice justement puni. Mais Aristote soutient que les meilleurs dénouemens tragiques sont ceux qui pénètrent l’ame du Spectateur d’un profond chagrin, & je crois qu’il a raison. //

(p. 203) Ce qu’il faut observer dans les dénouemens des Pièces du nouveau genre

Le dénouement des Pièces du nouveau genre doit venir promptement. Que les Auteurs qui se destinent à travailler pour le Spectacle moderne, sçachent par cœur & répettent souvent cette utile maxime du grand Corneille. ‘Comme il est nécessaire que l’action soit complette, il faut n’ajouter rien au delà, parce que quand l’éffet est arrivé, l’Auditeur ne souhaite plus rien, & s’ennuie de tout’. Si l’on réfléchissait avec soin sur cette observation d’un grand homme, on ne verrait pas tant de Pièces en tout genre dont la fin est défecteueuse. Il serait à souhaiter que les dénouemens de notre Opéra eussent une certaine liaison avec l’intrigue. Je voudrais qu’on s’appliquât d’avantage à les rendre imprévus. Il faut qu’ils soient heureux, c’est-à-dire, qu’aucun des Acteurs n’ait lieu d’être de mauvaise humeur ; autrement il serait impossible de placer à propos un Chœur ou un Vaudeville. Lorsqu’on ne peut rendre contens tous les personnages, on fera sortir ceux dont la mauvaise humeur troublerait la gaieté des // (p. 204) autres. C’est à quoi l’on fait très peu d’attentions ; l’on fait chanter à la fin des Opéras-Bouffons un personnage qui n’a souvent nulle envie de prendre part à la joie générale. De même qu’il est nécessaire de mettre un morceau de Musique à l’ouverture des Drames modernes, il faut aussi en placer un après le dénouement ; cela achève de réjouir le Spectateur, & c’est finir par un beau coup d’éclat.

Observations sur le Va udeville .

Je desirerais, & je ne puis trop le recommander, que les Vaudevilles ne fussent point détâchés du sujet de la Pièce ; qu’ils fussent faits avec tant d’art, qu’ils se rapportassent aux Acteurs & au Public en même tems ; car l’illusion doit se conserver tant que les personnages sont sur scène. Il est vrai que la Pièce est finie, que le dénouement a terminé tout, & que le Vaudeville n’est pas établi pour éxpliquer rien qui puisse se rapporter à l’action. Mais je le répette, tant que les Acteurs ne sortent point du Théâtre, je m’obstine à voir en eux les personnages qu’ils représentaient. Si vous les faites chanter, c’est parce qu’ils en ont sujet ; faites-leur donc dire des choses qui leur // (p. 205) soient analogues. Le Vaudeville deviendrait alors d’une difficulté prodigieuse, j’en conviens ; il aurait aussi plus d’agrémens, il plairait d’avantage en paraissant plus naturel.

‘Quel est le couplet du Vaudeville qui peut n’avoir nul rapport aux Acteurs.’

Le seul couplet que je permettrais qui fut tout-à-fait étranger au Drame, serait celui que l’on adresse au Public, pour demander son indulgence. Encore ferait-on mieux de le composer de manière qu’il eut un certain rapport avec l’Acteur qui le chante, & ceux qui l’écoutent. Le dernier Vaudeville du Maréchal-Ferrant, par éxemple, est dans la règle que je propose ; Je suis un pauvre Maréchal, &c. Il est dans la nature que Marcel chante ce couplet, en s’adressant aux Acteurs qui sont sur la Scène, & qu’il les prie de lui accorder leur pratique, puisqu’il en est même deux qui viennent le faire travailler.

Qu’on doit suivre l’éxemple de J. J. Rousseau dans le Devin du Village.

Le fameux citoyen de Genève est le // (p. 206) seul de tous les Auteurs d’Opéra & de Comédies qui ait amené avec art le Vaudeville. Cet homme unique en tout, sentant bien qu’une Chanson répugne à la fin d’un Drame, lorsqu’elle n’est soutenue que par le seul motif de faire chanter des couplets malins & saillans, évite avec beaucoup d’adresse dans le Devin du Village, ce défaut trop ordinaire. Il suppose qu’il court une Chanson nouvelle, dont on à (sic) remis une copie au prétendu Devin, homme censé dans le cas d’être visité par des gens à même de la savoir ; le Devin la donne aux deux Personnages de la Pièce, simples paysans, qui n’auraient pu chanter une chanson aussi spirituelle sans blesser la vraisemblance. De pareils traits de génie & de goût, distinguent les ouvrages des grands hommes. Les Auteurs d’Opéras-Bouffons, ou de la Comédie mêlée d’Ariettes, devraient bien s’éfforcer d’imiter dans leurs Vaudevilles, l’Auteur immortel dont je parle ici.

Voilà toutes les règles que j’aie à prescrire sur le dénouement du Drame moderne. Je finirai cet article en remettant dans la mémoire ce Vers du satyrique Français ; il contient en abrégé tout ce que je viens de dire : Que le Nœud bien formé se dénoue aisément (sic pour “Que son nœud…”). //

(p. 207) Éxaminons maintenant de quelle espèce sont les dénouements de notre Opéra, & s’ils ne s’écartent point des préceptes des Auteurs qui ont écrit sur le Théâtre.

Les Dénouemens des nouveaux Drames ne sont pas dans les règles.

Ils diffèrent tous, selon moi, de ceux dont parle Aristote. Je n’en vois aucun chez les Anciens & les Modernes à qui je puisse les comparer. Où rencontrer un dénouement qui laisse les principaux Personnages dans le même état qu’ils étaient ci-devant ? Lorsqu’ils ne changent point de fortune, au moins ont ils été souvent dans le cours de la Pièce sur le point de se trouver tout-à-fait heureux ou malheureux.

‘Ils sont peut-être excusables.’

Il serait pourtant facile de disculper notre Opéra. Ne renfermant que peu d’action, il doit avoir un dénouement sans catastrophe, sans pèripétie, c’est-à-dire sans changemens notables. Le nœud du Maréchal est proportionné à la fin. Marcel le ferreur de mule, demande au commencement de la Pièce, sa Cravate & ses bouts de manche, pour aller au Chateau ; le compère // (p. 208) la Bride, vient le visiter : ils boivent Bouteille ensemble, sortent, s’enivrent à la Cuisine du Seigneur du Village. Le Hèros du Drame revient chez lui ; une terreur panique lui fait croire sa Maison remplie de filoux ; sa crainte se dissipe. Que voulait on que le dénouement lui fit éprouver ? L’Auteur pouvait le reculer autant qu’il lui aurait plû. Il était facile de donner à la Pièce encore trois Actes.

Tous les Dénouemens du nouveau Théâtre sont fondés
mal-à-propos sur
un changement de volonté

Il faut prendre garde, recommande Corneille, que le dénouement ne vienne pas par un simple changement de volonté, mais par quelque incident qui oblige d’agir ainsi. Ces paroles condamnent tous ceux du Spectacle moderne, & forcent de convenir qu’ils sont la plus-part défectueux : le fort de l’intrigue roule toujours sur des amours épisodiques. Le Père, la Mère, ou le tuteur, ne veulent pas consentir à l’hymen des jeunes Amans ; ils s’intéressent en faveur d’un autre : Lorsque le Drame est parvenu à sa juste longueur, ils permettent enfin leur union, sans qu’on voie d’autre cause d’un change- // (p. 209) ment si subit de volonté, que l’obligation où se trouve le Poète de terminer la Pièce. Le Maréchal, que je viens de citer, est la preuve de ce que je dis. On ne s’avise jamais de tout, le Bucheron, Annette & Lubin, & une foule de Poèmes du nouveau Théâtre, témoignent que je n’avance rien que de-vrai. Le changement de volonté passa toujours pour le plus mauvais dénouement possible. Aristote le condamne sans réserve ; & les Auteurs de Poétique, ou plutôt ses Commentateurs, n’ont pas manqué de soutenir la même chose ; mais avec beaucoup de raison. Que dirons-nous donc de notre Spectacle, qui tombe presqu’à chaque instant dans une faute si impardonnable ? Le fait était trop avéré, pour qu’il m’ait été possible de la passer sous silence. J’aime mieux en convenir, plutôt que de courir les risques qu’on me reproche trop de partialité. La sincérité que je fais paraître ici persuadera qu’elle m’accompagne toujours lorsque je vante le mérite de notre Opéra. Celui qui ne dissimule point les fautes d’un genre qu’il chérit, doit être cru quand il élève à leur tour ses diverses beautés. //

(p. 210) Qu’ils sont bons du moins par leur précision.

Si les Opéras-Bouffons & les Comédies mêlées d’Ariettes péchent dans plusieurs de leurs dénouemens, il faut avouer aussi que leurs Auteurs se rendent presqu’éxcusables d’un si grand défaut, en fesant arriver le dénouement avec une promptitude admirable. Au moins ne leur reprochera-t-on pas de les traîner en longueur. Toutes les Scènes des Poèmes du nouveau genre, & sur-tout les dernières, sont & doivent être filées éxtremement vite. Je citerai pour exemple les dernières Scènes de Tom Jones, où les éclaircissemens se font par un seul mot ; & où chaque Acteur ne dit que ce qu’il doit dire absolument.

Il est certain qu’on ne verra pas de dénouémens (sic) terminés plus promptement dans aucune Pièce de nos Théâtres, & après lesquels on dise moins de chose.

Observons encore au sujet du dénouement en général, que pour qu’un Drame soit bien fait, il est essentiel que tous les Acteurs qui ont parus dans le cours de son action, servent à la terminer, & se trouvent sur le Théâtre lorsqu’elle est arrivée à sa fin” (p. 200-210).

Chapitre 36, Des Scènes : “D’après cela, il est aisé de conclure que chaque scène un peu importante doit, pour être bonne, avoir, comme la pièce entière, son exposition, son intrigue, son dénouement. (…) Valere [dans L’École des maris] nous a fait voir, dans l’exposition, qu’il avait dessein de s’introduire chez Sganarelle ; l’intrigue ne nous a pas écartés de cette idée, & nous a intéressés au succès. Dès que le vieux bourru s’apperçoit du dessein de son rival, il le quitte brusquement, en lui disant, serviteur. Ce seul mot dénoue la scène, puisqu’il ne laisse plus rien à espérer pour Valere de ce côté. (…) Les scènes de cette dernière espèce ont un grand avantage : elles servent à faire desirer au spectateur celles qu’elles annoncent, & celles qui doivent les dénouer. Il en est cependant qui servent encore davantage au drame, puisqu’elles donnent plus de rapidité, plus de ressort, plus de mouvement à l’action. Ce sont celles qui, dénouant une scène précédente, ont ensuite elles-mêmes une petite exposition, une légère intrigue, & se dénouent en exposant & en faisant desirer d’autres scènes. (…) L’intrigue d’une scène doit encore être plus ou moins filée ; elle doit avoir plus ou moins d’action & d’ embroglio , selon la situation des personnages. (…) Enfin le dénouement d’une scène doit dénouer positivement la petite intrigue que l’exposition a annoncée. (…) Toute scène dont la fin ne répond pas au milieu & au commencement ; disons mieux, toute scène dont une de ces parties ne répond pas aux deux autres, ou dont l’intrigue particuliere ne fait pas marcher l’intrigue générale, est mal faite” (p. 205-213, extraits).

Chapitre 54 De la Catastrophe ou du Dénouement  : “Les Anciens appelloient catastrophe , ce que nous nommons dénouement . Les Auteurs qui ont traité de l’art de la Comédie, ont presque tous fait de grands raisonnements pour expliquer ce que signifie le mot catastrophe  ; je dirai tout uniment, d’après Scaliger, la catastrophe, dans la comédie, est une révolution aussi heureuse que prompte dans les affaires des personnages.

La catastrophe doit être préparée par divers nœuds qui, paroissant employés pour embarrasser l’intrigue, soient autant d’artifices pour amener le dénouement. Elle doit sur-tout être tirée du fond du sujet. (…) Un dénouement tient quelquefois à un sujet, & n’est pas préparé : alors il est préférable à ceux qui ne naissent pas du fonds de la pièce, & que rien n’annonce ; mais il est très-défectueux. (…) Quelques Auteurs, pour éviter le défaut dont nous venons de parler, sont tombés dans un autre presque aussi grand. Non contents de préparer le dénouement , ils l’annoncent si bien, que le public le devine ; & sa curiosité n’étant plus piquée, il ne s’intéresse plus à la pièce.

J’ai entendu défendre ces dénouements avec le plus grand succès, & cela par des raisonnements pitoyables. On disait qu’une catastrophe attendue ou non attendue, préparée ou non préparée, devient indifférente pour le spectateur après les premières représentations, puisqu’il sait l’instant, la minute où elle arrive, & les moyens, bien ou mal conçus, qui la produisent. Des gens de lettres peuvent-ils raisonner ainsi ? Ignorent-ils que le public, une fois assemblé, ne considère les choses qu’au moment qu’elles paroissent ? Il referme toute son intelligence dans les prétextes présents, sans aller plus loin (…). Les Anciens ne connoissoient que trois espèces de dénouements . Les uns étoient faits par un récit ennuyeux, les autres par des reconnoissances qui n’étoient ni vraisemblables ni bien amenées, qui ne causaient aucune surprise agréable, ou qui manquoient de gradation ; ceux de la troisième espèce tomboient des nues avec une divinité chargée du soin de dénouer la pièce. (…)

Il faut observer avec soin que le spectateur soit instruit de ce que deviendront tous les personnages. Mille pièces, en finissant, me laissent inquiet sur le sort de quelque Acteur. Dans le Tartufe, le fils d’Orgon m’a dit dès le premier acte, qu’il est amoureux de la sœur de Valere ; je voudrois bien qu’un mot m’apprît au dénouement si ses feux seront couronnés. Il y a quelques Auteurs à qui l’on ne peut certainement pas faire ce reproche ; mais ils n’évitent ce défaut qu’en tombant dans un autre plus grand, puisqu’après avoir décidé le destin des principaux personnages, ils emploient souvent des pages entières pour arranger les affaires des Acteurs les plus subalternes. (…) Il paroît d’abord très-ridicule de dire que la catastrophe principale, que ce qui fait le dénouement , doit être placé à la fin de la pièce ; cependant le dernier exemple prouve combien il est essentiel de rappeler cette règle aux Auteurs. D’Aubignac, qui élève aux nues les dénouements de Térence, n’a pas remarqué sans doute celui de l’Andrienne. Nous apprenons à la quatrième scène du cinquième acte, que le bonheur de Pamphile est décidé, son père et son beau-père futur le lui assurent ; & Pamphile, loin d’aller faire éclater sa joie aux pieds de sa future, emploie une cinquième scène à chercher quelqu’un qu’il puisse instruire de son bonheur, & une sixième à répéter ce que l’on nous a déjà dit. (…) Nous avons dit, dans le Chapitre de l’exposition des caractères, que le héros de la pièce devoit toujours débuter par un trait bien marqué ; nous ajouterons ici qu’il doit en faire autant en quittant le théâtre, afin de laisser son ca ractère gravé dans la mémoire du spectateur. Les bons Auteurs y ont rarement manqué.

Il faut sur-tout qu’à la fin de la pièce le vice se trouve puni, la vertu récompensée. Aussi est-ce toujours d’après son dénouement qu’une pièce est jugée morale ou immorale” (p. 359-374, extraits).

Notes
910.

Malheureusement, le volume annoncé ne suivra pas.

911.

Cette définition de la catastrophe est, presque mot pour mot, la traduction de celle de la péripétie aristoté­licienne.

912.

Confusion typique entre l’étymologie du terme et sa définition aristotélicienne. Le mot signifie bien “changement de fortune”, puisque c’est là la traduction standard de la définition qu’en donne Aristote, mais il ne “marque” pas cette signification dans sa formation.

913.

L’édition consultée des Élémens… de 1787, dont l’article Intrigue reprend à peu près mot pour mot ce texte, porte exorde au lieu d’exode. L’erreur n’est peut-être pas de Marmontel, qui, dans ce texte antérieur, a le bon terme. Reste un amalgame terminologique entre le système aristotélicien et le système de Donat ; cf. supra p. 86.