Le mélodrame est un objet familier aux contours mal définis. Tout spectateur, et tout critique, manipule cette notion générique comme si elle allait de soi, faisant le plus souvent l’économie d’une définition vraiment formalisée et précise. Dans le contexte latino-américain, il fait le plus souvent l’objet de jugements de valeur plus ou moins clairement affirmés, plus rarement de définitions rigoureuses. Le travail que nous présentons se situe dans une perspective double : étude du mélodrame mexicain en tant que genre dans ses rapports avec Cuba à une période donnée (de 1938 à 1958, dates respectives de la première et de la dernière coproduction entre les deux pays), il implique des questions de deux ordres.
Tout d’abord, une réflexion formelle sur la notion de genre en général et de mélodrame en particulier. Par ailleurs, un effort de contextualisation en fonction de l’aire spatio-temporelle choisie : la période considérée correspond à celle où le genre mélodramatique s’épanouit sur les écrans des deux pays, qui mettent en place un système de coproduction dont la matrice générique est le mélodrame mexicain. Ainsi, le cadre générique défini au départ se modifie à mesure que les Mexicains mettent en scène de façon délibérée une référence omniprésente à Cuba, en particulier à travers ses paysages et ses musiques, dont la présence dans les films mexicains est bien moins anodine et ornementale qu’il n’y paraît, et engage une modification en profondeur des modèles génériques mis en place au Mexique.
Considéré en tant que genre, d’abord littéraire puis cinématographique, l’analyse, vise à dégager les spécificités formelles et thématiques du mélodrame, mais aussi le rapport entretenu avec le public et la critique. Le mot ‘«’ ‘ mélodrame ’» a été soumis au cours de son histoire à une importante évolution de son contenu sémantique, selon une perspective qui sous-tend l’ensemble de notre travail. Faisant au départ référence à une forme nouvelle et fort bien délimitée de dramaturgie, le terme se modifie en fonction des jugements portés par la critique sur les œuvres constituant le genre : elles sont jugées de mauvaise qualité, commerciales et fondées sur la facilité des recours à l’émotion et au grand spectacle, ce qui conduit à faire dériver le mot utilisé pour les désigner vers une acception de plus en plus péjorative. Cette ‘«’ ‘ dérive ’» nous pousse à préciser d’emblée de quel mélodrame on traite, car il en existe visiblement plusieurs, de nature différente.
Conséquence de l’infléchissement de la signification du mot, le substantif ‘«’ ‘ mélodrame ’», ou l’adjectif ‘«’ ‘ mélodramatique ’», se constituent comme des catégories de jugement esthétique pouvant désigner à peu près n’importe quoi. Expression employée ici à dessein, puisque la terminologie associée au genre sort de ce cadre strict pour désigner des atmosphères particulières, et même des attitudes et comportements ordinaires. La seule référence à la définition originelle est alors liée au pathétique que les mélodrames originels mettaient en œuvre. On comprend que le terme puisse être associé à d’autres genres littéraires ou cinématographiques : ainsi, on peut dire de certains passages de westerns – genre cinématographique à part entière, au même titre que le mélodrame – qu’ils sont ‘«’ ‘ mélodramatiques ’», ce qui pourrait se traduire par ‘«’ ‘ mettent en scène des situations pathétiques faisant appel au sentiment du spectateur ’» ou ‘«’ ‘ mettent en place une tension émotionnelle exacerbée, tant du point de vue des personnages que des spectateurs. ’» Selon ces mêmes critères, on considère comme des ‘«’ ‘ mélodrames ’» des films n’ayant qu’un rapport ténu avec le genre : celui fondé précisément sur le recours aux sentiments, de part et d’autre de l’écran. La propension du ‘«’ ‘ mélodrame ’» à recouvrir des phénomènes si divers peut être reliée à ce que Gérard Genette désigne comme le ‘«’ ‘ caractère anthropologique ’» du terme, mettant en jeu ‘«’ ‘ un thème au moins aussi ancien que la civilisation occidentale’ 3 . »
À côté de cette acception du mot, à la fois fort générale et simplificatrice, il est possible – voire nécessaire – de rechercher une définition plus stricte du genre mélodramatique. Dans cette perspective, il convient de mettre en évidence les éléments les plus significatifs configurant le genre, de ses origines littéraires à ses avatars cinématographiques. Une telle démarche fait rapidement apparaître que s’il existe bien ‘«’ ‘ un ’» mélodrame, genre donnant à un ensemble d’œuvres qui s’y rattachent ses caractéristiques, on peut également définir ‘«’ ‘ des ’» mélodrames, dans le cadre d’études contextualisées. Il convient de s’interroger sur les éléments permettant d’établir ces différences, afin d’évaluer des critères de pertinence dans la définition du genre. Dans le cadre de notre travail, ces réflexions ont toute leur place : après avoir réfléchi sur la définition du mélodrame mexicain, l’étude d’un corpus particulier au sein de ce groupe générique – les coproductions entre Cuba et le Mexique – permet de montrer si le cadre générique originel est respecté, ou si certains éléments le remettent en question. Ainsi, la réflexion générale sur le mélodrame est alimentée par la prise en compte d’une de ses actualisations concrètes, permettant de mettre en évidence ce qui, dans les œuvres, dessine des requalifications génériques.
Il s’agit donc d’une analyse à la fois théorique et contextuelle, dont il est indispensable de préciser les méthodes et outils. Nous proposons dans notre point suivant un état des lieux de la recherche mélodramatique en Amérique latine, mais il convient d’emblée de préciser que ses limitations invitent à s’appuyer sur des outils produits dans d’autres champs. La question de la définition du genre exige de recourir à des réflexions avancées dans le cadre littéraire, tout d’abord parce que le genre mélodramatique ne parvient pas vierge au cinéma, mais précédé de toute une tradition pratique et critique. Il apparaît donc impossible de réfléchir sur le mélodrame au cinéma sans prendre en compte sa définition dans le champ littéraire. Sur ce point d’ailleurs, on ne peut que déplorer la superficialité avec laquelle ces questions sont abordées dans les ouvrages portant sur le mélodrame cinématographique. Notre démarche en ce sens n’est donc pas descriptive, mais cherche au contraire à établir les fondements esthétiques et critiques du genre mélodramatique : dire qu’Aristote propose un cloisonnement et même une hiérarchisation des genres ne contribue que faiblement à expliquer le statut du mélodrame en littérature. Pour notre part, nous préférons compléter ces observations en montrant comment elles ont profondément marqué de leur empreinte la pratique dramaturgique classique – en faisant une différence sur ce point entre la tradition théâtrale française et l’espagnole – et la façon dont le mélodrame a été envisagé dès ses origines. Cela permet en outre de relier ces considérations génériques avec les praticiens, critiques, historiens et spectateurs du mélodrame : en ce sens, l’approche définitionnelle fondée sur des catégories littéraires est bien au fondement de l’ensemble de notre réflexion, car elle soulève des problèmes de fond également posés au cinéma. Ainsi, l’évolution sémantique du mot trouve ses origines dans le champ littéraire, mais elle détermine également la façon dont le genre est abordé au cinéma, c’est-à-dire selon la première perspective décrite, consistant à faire du ‘«’ ‘ mélodrame ’» une catégorie d’appréciation esthétique générale des œuvres, ce qui permet de les dévaloriser. Le détour par le mélodrame littéraire est donc apparu fondamental pour comprendre le mélodrame cinématographique.
La méthode consiste en un va-et-vient entre des propositions théoriques et définitionnelles, et des exemples précis ou études de cas visant à confirmer dans les faits les grandes lignes démonstratives avancées. Les considérations théoriques et leur concrétisation sont inséparables dans cette perspective, contrairement à ce que l’on observe dans bien des textes d’analyse génériques. Il semble que bien souvent, les définitions du mélodrame se font en entretenant un rapport assez distant avec les œuvres qui sont autant d’actualisations des catégories génériques. Tout se passe comme si l’on pouvait dissocier la partie définitionnelle de l’analyse d’un corpus venant étayer la réflexion. Une telle démarche est peu satisfaisante, car elle ne permet pas de mêler les deux versants de l’analyse générique : définition, et illustration ou mise à l’épreuve de la définition par des exemples. C’est pourquoi dans bien des cas il semble que les films sont convoqués une fois que les grandes catégories définitionnelles du genre ont été mises en évidence, les œuvres n’intervenant qu’en dernier recours, pour fournir des exemples à la démonstration. Une méthode différente s’est donc imposée, visant à faire intervenir les films non pas comme de simples illustrations, mais comme autant d’éléments faisant partie intégrante de la définition du genre. C’est pourquoi le corpus de films étudiés à partir de la deuxième partie de notre travail n’apparaît pas plus tôt : avant de mettre en place un ensemble de films représentatif des coproductions entre Cuba et le Mexique sur le terrain mélodramatique, deux étapes sont indispensables. Il convient en premier lieu de donner une définition formelle des genres (en général), pour dégager ensuite la spécificité du mélodrame mexicain (en général, là aussi). Une fois ces définitions établies, il est possible de dégager un corpus de mélodrames (grâce à la première définition), coproduits entre Cuba et le Mexique : c’est seulement à partir des résultats obtenus dans la deuxième phase de notre travail définitionnel, que nous pouvons mesurer si les films considérés forment un sous-ensemble particulier au sein de la catégorie ‘«’ ‘ mélodrame mexicain ’». Il convient ensuite le cas échéant de trouver une terminologie adaptée pour désigner ce groupe, le terme de ‘«’ ‘ sous-genre ’» posant problème.
Les définitions génériques n’étant pas des catégories absolues, et ne pouvant se comprendre qu’à travers un contexte de réception précis 4 , le problème de l’accueil réservé par la critique à ces œuvres est étudié. En ce sens, le corpus de films étudiés est conforme à la tradition mélodramatique mise en place dans le champ littéraire : ce genre éminemment populaire se caractérise dans sa réception par le mépris affecté par la critique à son encontre. Le statut flottant du mélodrame étudié a d’importantes répercussions en matière d’études académiques et de publications, dont les réussites et lacunes sont rappelées par la suite : l’état des lieux de la recherche en la matière fait partie des éléments justifiant l’apparition de notre travail.
Gérard Genette, Figures V, Paris, p. 106. Son analyse compare en fait la comédie sentimentale et le western, mais il nous semble qu’elle peut sans aucune difficulté s’appliquer au mélodrame.
« […] tout acte discursif décontextualisable est soumis, plus ou moins fortement, aux recontextualisations qu’opèrent sur lui les situations de réception ultérieures dans lesquelles il est réactivé. Comme les détermination génériques sont elles-mêmes fortement contextualisées, on comprend qu’elles soient instables. » Jean-Marie, Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, Paris, Seuil, 1989, p. 142.