I. Histoires de genres

I A. Ce que l’on entendra ici par « genre »

Afin de montrer comment le mélodrame en tant que genre a été désigné par la critique et les dramaturges au fil du temps, il convient de définir sur le plan théorique ce que nous appelons le ‘«’ ‘ genre ’» mélodramatique, dans le contexte littéraire. Ainsi, lorsque nous aborderons, dans le prochain chapitre, le mélodrame au cinéma, ce cadre théorique sera adapté au contexte cinématographique. Les liens entre les deux sont importants, et si le passage au cinéma implique certains infléchissements dans les caractéristiques génériques du mélodrame, cela ne remet pas pour autant en cause l’appartenance de celui-ci à un genre d’origine littéraire. Le mélodrame se caractérise par la relation particulière qu’il entretient avec le public et la critique : il a largement été considéré comme une forme dégradée de genres plus nobles – notamment la tragédie dans le domaine dramatique – et un retour aux sources de la poétique occidentale à travers ses textes fondateurs permet de montrer qu’il s’agit sans doute d’un préjugé théorique davantage que d’une réalité.

Pour mener à bien cette réflexion, nous nous appuyons sur les catégories génériques définies par Jean-Marie Schaeffer 18 , qui pointe les multiples confusions auxquelles les imprécisions terminologiques ont conduit dans ce domaine. Il commence par signaler que la plupart des ambiguïtés en matière de définitions génériques relèvent de la lecture faite par les critiques du ‘«’ ‘ père fondateur ’», Aristote. Tout l’intérêt du texte de Schaeffer réside dans son point de vue relatif et historique. Il montre que les catégories génériques ne sont pas absolues mais qu’elles se construisent dans le temps et sont soumises à des évolutions. Il montre surtout que tout tentative de définition d’un ou de plusieurs genres dépend de la méthode adoptée : ‘«’ ‘ Cela signifie non pas que la théorie des genres n’a pas d’objet, mais que l’objet est toujours relatif à la théorie, qu’il naît de la rencontre des phénomènes et de notre manière de les aborder’ ‘ 19 ’ ‘. ’» Point de vue que nous partageons, et qui n’est pas sans conséquences sur les prétentions théoriques de tout travail portant sur un genre.

Il convient de réfléchir sur la notion de mélodrame, en partant d’une définition générale – le mélodrame en littérature – en soi porteuse, déjà, d’un certain nombre de problèmes que nous allons tenter de souligner, et, si possible, de dénouer. Il s’agit donc de réfléchir dans un premier temps sur ce cadre générique large, pour affiner nos observations au fur et à mesure que nous nous rapprocherons de notre objet précis, selon un procédé décrit par Schaeffer et dans lequel s’inscrit notre démarche : ‘«’ ‘ La forme généralement adjectivale des termes de ‘mode’ est en accord avec le fait qu’ils sont souvent couplés avec des noms de genres plus complexes dont ils dénotent un sous-groupe spécifique’ 20 . » La question de l’adjectivation est importante, et implique, après avoir étudié le mélodrame en tant que genre littéraire, de recentrer l’analyse sur l’adjectif ‘«’ ‘ cinématographique ’». Notre objet d’étude n’est pas le mélodrame en soi, mais une de ses formes particulières, ou, pour reprendre le terme de Schaeffer, un ‘«’ ‘ sous-groupe spécifique ’». En ce sens, il semble impossible sur le plan méthodologique d’aborder directement ce ‘«’ ‘ sous-groupe ’» sans nous pencher auparavant sur sa matrice générique.

En ce qui concerne les différents éléments participant de la configuration d’un genre littéraire, nous serons amenée à considérer les cinq catégories proposées par Schaeffer, et qui semblent pertinentes car elles permettent d’éviter les imprécisions, tant terminologiques que méthodologiques, source de confusion dans bien des analyses génériques :

‘[…] tout acte discursif fait au moins cinq choses différentes, que les théoriciens de l’information ramassent sous la forme d’une question devenue célèbre : ‘Who says what in which channel to whom with what effect ?’ (‘Qui dit quoi par quel canal, à qui et avec quel effet ?’) […]. Lorsqu’on parcourt la liste des noms de genres usuels, il apparaît très vite que l’hétérogénéité des phénomènes qu’ils identifient tient tout simplement au fait qu’ils n’investissent pas tous le même niveau discursif, mais se réfèrent tantôt à l’un, tantôt à l’autre et, le plus souvent, à plusieurs d’entre eux à la fois 21 .’

En reprenant les différents niveaux cités, on peut donner une première définition du ‘«’ ‘ genre mélodramatique ’».

En ce qui concerne le niveau de l’énonciation, l’analyse du statut de l’énonciateur est déterminante : ‘«’ ‘ dans le théâtre, l’énonciation, et plus largement l’action, est pratiquement toujours déléguée, puisque l’auteur se met lui-même rarement en scène’ 22 . » Or, certains des films étudiés s’ouvrent sur une prise de parole directe du metteur en scène, ce qui introduit une première différence entre le cadre dramatique général et sa réalisation au cinéma. Ensuite, Schaeffer distingue ‘«’ ‘ énonciation sérieuse et énonciation fictionnelle ’», puis ‘«’ ‘ narration et représentation ’». Le mélodrame en général et notre corpus en particulier se situent chaque fois dans le deuxième cas, car il s’agit bien d’énonciations ‘«’ ‘ fictionnelles ’» effectuées dans le cadre d’une ‘«’ ‘ représentation ’», qu’elle soit théâtrale ou cinématographique.

Le deuxième niveau est celui de la destination, où l’on peut faire la différence entre ‘«’ ‘ messages à destinataire déterminé et messages à destinataire indéterminé ’», entre ‘«’ ‘ destination réflexive […] et destination transitive ’», ou encore entre ‘«’ ‘ un destinataire réel […] ou un destinataire fictif ’». Là encore, nous nous situons dans le deuxième cas, puisque, comme le rappelle Schaeffer, ‘«’ ‘ la plupart des genres liés à des pratiques discursives ludiques ont des destinataires indéterminés : n’importe quel récepteur effectif est du même coup destinataire. »’

Quant à la fonction générique, on distingue ‘«’ ‘ des actes illocutoires spécifiques ’», mais aussi la ‘«’ ‘ fonction sérieuse et la fonction ludique ’», distinction déjà opérante sur le plan de l’énonciation.

Schaeffer prend également en compte le niveau sémantique, se rapportant au contenu thématique des œuvres. C’est l’un des points essentiels servant traditionnellement à la critique pour définir le mélodrame, comme s’il pouvait se réduire à son seul contenu.

Enfin, il prend comme critère de qualification générique le niveau syntaxique dans lequel il range d’abord ‘«’ ‘ les facteurs grammaticaux […], phonétiques, prosodiques et métriques’, puis les ‘«’ ‘ traits stylistiques ’» et les ‘«’ ‘ traits d’organisation macrodiscursive […], les spécificités dramatologiques et narratologiques ’».

Chacune de ces catégories entre dans notre définition du genre. Il convient donc de rappeler le ‘«’ ‘ niveau ’» spécifique que l’on peut attribuer à chacune d’elles pour proposer une première définition du mélodrame :

  • Mélodrame : Œuvre où l’énonciation est déléguée (aux acteurs) et fictionnelle, dans le cadre d’une représentation ; elle a un destinataire indéterminé et réel (le public) dans le cadre d’une destination transitive. Elle a une fonction ludique exprimée par des traits sémantiques, stylistiques et macrodiscursifs particuliers.

Il s’agit là d’une première approche définitionnelle, fort générale, et qui pour cette raison semble pouvoir s’appliquer à d’autres genres. Il apparaît que l’on parviendra à cerner au plus près les caractéristiques spécifiques du mélodrame à partir du moment où nous actualiserons le dernière partie de cette définition dans des contenus particuliers. Tous les cas faisant exception à l’un de ces points attireront notre attention, car ils permettront d’observer le degré de ‘«’ ‘ tolérance ’» d’un genre face à l’absence d’un ou plusieurs de ses éléments.

Notes
18.

Jean-Marie Schaeffer, op. cit., 184 p.

19.

Ibid., p. 68-69.

20.

Ibid., p. 110.

21.

Ibid., p. 80-81.

22.

Ibid., p. 84.