I B. Retour sur un méli-mélo 23 lexical

Le Nouveau petit Le Robert, dictionnaire de la langue française, définit le mélodrame en ces termes : ‘«’ ‘ MÉLODRAME n. m. – 1762 ; de mélo- et drame 1. ANCIENNT Œuvre dramatique accompagnée de musique’ ‘ 24 ’ ‘. ’» La même date d’apparition du mot est proposée par le Dictionnaire historique de la langue française 25 , et Le Grand Robert de la langue française 26 . Ces deux derniers précisent que le mot tire son origine de l’italien ‘«’ ‘ melodramma ’». Or, la définition de ce terme en fait au départ un synonyme d’‘»’ ‘ opéra ’», avant de le relier à la tradition théâtrale mise au goût du jour en France par Pixérécourt 27 . Autrement dit, l’origine musicale du mot est clairement attestée par tous les dictionnaires. D’ailleurs, outre son emploi dans le champ dramatique, c’est également un terme strictement musical, comme l’indique le dictionnaire de Littré : ‘«’ ‘ Terme de musique. Se dit d’un passage exécuté par l’orchestre, et exprimant les sentiments du personnage qui est en scène, tandis que celui-ci parle ou gesticule’ 28 . » Cette acception musicale du mot ‘«’ ‘ mélodrame ’», intéresse directement la réflexion sur le genre dans le domaine littéraire et cinématographique : la présence du champ musical dans la composition du mot est un élément important, d’autant que la musique est largement exploitée dans le cadre de la mise en scène cinématographique 29 .

Le mot apparaît d’emblée comme une ‘«’ ‘ composition ’» linguistique, dans le sens que lui donne Émile Benveniste 30 . La formation du mot utilisé pour désigner le phénomène générique permet de montrer comment ses caractéristiques sont perçues au départ. Composé sur la racine ‘«’ ‘ drame ’», le substantif créé indique qu’il s’agit d’un genre ayant suffisamment de points communs avec celui dont il est issu (le drame), mais également des traits distinctifs spécifiques le transformant en cas particulier (la musique). L’apparition d’un mot nouveau pour désigner une pratique dramatique atteste que celle-ci est perçue comme autonome, d’autant que cette condition caractérise la nature des substantifs dans la langue française : ‘«’ ‘ Du point de vue sémantique, le nom ‘désigne tout ce qui possède, réellement ou par abstraction, une existence distincte’’ 31 . » La création d’un néologisme permet de faire passer dans la langue un fait avéré, considéré à la fois comme nouveau et suffisamment significatif pour que l’on éprouve le besoin de l’exprimer de façon singulière. Ainsi, le processus d’émergence du mot illustre le processus générique lui-même : à partir du moment où un genre dramatique nouveau est créé, il apparaît nécessaire d’inventer un mot pour le désigner.

La lecture des dictionnaires fait d’ailleurs rapidement apparaître d’autres caractéristiques du genre, aux côtés de son origine musicale. Ainsi, à la fin du XVIIIe et dans le premier tiers du XIXe le mot ne désigne plus seulement une forme esthétique particulière fondée sur la musique, mais une catégorie spécifique du ‘«’ ‘ drame ’», avec un contenu et une expression propres. Ainsi, selon le Dictionnaire historique de la langue française, le mot désigne dès 1788 ‘«’ ‘ un drame de ton populaire qui accumule des procédés poussés à outrance et accentue les effets pathétiques, souligné par une musique expressive. Ce sens se répand avec la vogue du genre au XIXe siècle. ’» Dans cette définition, l’élément musical est relégué au second plan, pour se retrouver comme une caractéristique formelle du genre parmi d’autres. Le terme servant à désigner le genre est donc soumis à des variations dans le temps, dont l’analyse est fort révélatrice de l’évolution du genre lui-même, et de la façon dont il est perçu.

Les historiens du mélodrame soulignent que le contenu sémantique de ‘«’ ‘ mélodrame ’» varie selon les périodes, c’est-à-dire, selon les éléments considérés comme caractéristiques du genre. Ils ne manquent pas de signaler le glissement sémantique opéré, à partir du sens étymologique le plus strict vers un sens de plus en plus large et de plus en plus vague. Là encore, à partir de la définition des dictionnaires, on peut percevoir cette transformation, puisque le contenu musical du terme ‘«’ ‘ mélodrame ’» finit même par disparaître au profit d’autres éléments :

2. (1788) Drame populaire dont, à l’origine, un accompagnement musical soulignait certains passages et que caractérisent l’invraisemblance de l’intrigue et des situations, la multiplicité des épisodes violents, l’outrance des caractères et du ton […]. PÉJ. Héros, personnage, scène, style de mélodrame. – Œuvre (théâtrale ou non) qui tient du mélodrame. Ce film est un véritable mélodrame ! 32

L’acception péjorative du terme se généralise au cours des années 1840 33 , et mélodrame devient synonyme de ‘«’ ‘ grandiloquent ’», et ‘«’ ‘ outré ’» 34 . Autrement dit, au moment où la désignation strictement musicale du genre tend à s’affaiblir, son sens péjoratif s’affirme. L’évolution lexicale du mot est en ce sens solidaire en France et en Espagne, d’autant que le genre a connu un grand succès de part et d’autre des Pyrénées : ‘«’ ‘ Después suprimióse por completo la música, y el ingenio de los autores degeneró, convirtiendo el género, que en sus comienzos produjo algunas obras aceptables en una parodia ridícula del drama, que sólo podía contentar a paladares nada refinados’ 35 . » La question de la ‘«’ ‘ dégénérescence ’» du genre apparaît clairement, et le lien est établi entre sa mauvaise qualité et celle du public auquel il s’adresse.

Le terme ‘«’ ‘ mélodrame ’» renvoie à plusieurs caractéristiques des œuvres, à la fois esthétiques (la référence à la musique en est l’élément fondamental), mais aussi stylistiques, pour ce qui est de ‘«’ ‘ l’invraisemblance ’» ou encore de la ‘«’ ‘ violence ’» des pièces, et même syntaxiques, c’est-à-dire relevant d’éléments structurels des œuvres. Ainsi, pour le dictionnaire de Corominas en Espagne, on constate que le ‘«’ ‘ happy end ’» est considéré comme un trait définitionnel du genre 36 , ce qui est une forme de simplification quelque peu abusive que nous aurons l’occasion de discuter. On remarque surtout la dérive du mot vers une acception ‘«’ ‘ péjorative ’», se produisant au moment où la composante musicale du mélodrame semble perdre du terrain en même temps qu’émergent d’autres éléments 37 . Plus on s’écarte de la définition strictement étymologique du mélodrame, plus les traits le définissant tendent à le dévaloriser. Ce glissement de sens se produit très rapidement car une trentaine d’années seulement sépare la première attestation du mot de la deuxième.

Le mot ne se vide pas de son sens, mais en adopte progressivement un autre, qu’il convient de rapprocher de la façon dont le genre qu’il désigne est considéré. Le même processus caractérise l’évolution de l’expression ‘«’ ‘ comedia sentimental ’» en espagnol, comme l’a montré María Jesús García Garrosa 38 . L’évolution similaire dans les deux langues du mode de désignation de deux phénomènes littéraires proches montre la profondeur de cet infléchissement, révélateur de la façon dont les genres désignés par ces mots sont eux-mêmes considérés. D’ailleurs, ce processus de généralisation du mot l’extrait finalement de son champ littéraire d’origine, pour lui permettre de désigner des phénomènes beaucoup plus quotidiens : ‘«’ ‘ conduite, comportement, discours qui évoque le mélodrame par sa sentimentalité excessive, son outrance jouée ’» pour l’un 39 , ‘«’ ‘ situation grotesque par ses outrances, notamment dans l’expression exagérée des sentiments ’» pour un autre 40 , dans tous les cas le trait retenu lie le terme à son caractère ‘«’ ‘ outrancier ’», ce qui l’éloigne considérablement de son acception originelle.

Le mot finit par être amputé d’une part de lui-même, comme l’atteste le dictionnaire 41 . Le terme ‘«’ ‘ mélo ’» est donné comme la troisième acception sous la rubrique ‘«’ ‘ mélodrame ’», auquel il semble se substituer dans le temps. ‘«’ ‘ Mélo ’» apparaît en 1872 : la forme abrégée de la désignation du genre intervient au terme du processus de dégradation sur le plan sémantique, et il est considéré comme une ‘«’ ‘ abréviation familière ’». Cette dérive sémantique est parfaitement synthétisée par Anne Ubersfeld : ‘«’ ‘ Tout un discours critique a brouillé les cartes en utilisant le mot de mélo à propos de toute production que l’on tentait de déprécier en lui prêtant un caractère superficiel ou populaire’ 42 . » Les variations sémantiques sont le reflet du degré de considération de l’objet désigné : en 1788, date retenue dans Le Robert pour attester l’origine du sens ‘«’ ‘ péjoratif ’» du mot, celui-ci désigne un genre dont les caractéristiques sont connues, et vont à l’encontre des canons dramatiques en vigueur, d’où le rôle attribué à la ‘«’ ‘ critique ’» par Anne Ubersfeld dans l’infléchissement du contenu sémantique du mot : l’évolution du mot est solidaire de la façon dont le mélodrame est perçu par la critique, dictant les normes du bon goût, c’est pourquoi le sens de ‘«’ ‘ mélodrame ’» est de plus en plus flou : ‘«’ ‘ Nous connaissons la dégradation subie par ce terme jusqu’à nos jours, où le fameux ‘mélo’ est un mot passe-partout, une étiquette que l’on applique à tort et à travers, dans les domaines les plus variés’ 43 . »

Du mot créé au départ, seule subsiste la partie préfixale. Or, celle-ci est habituellement ‘«’ ‘ une suite de sons (ou de lettres, si on envisage la langue écrite), qui n’a pas d’existence autonome et qui s’ajoute devant un mot existant pour former un mot nouveau’ ‘ 44 ’ ‘. ’» Ce qui n’était au départ qu’un préfixe dépendant du mot auquel il était rattaché devient un substantif autonome. Le cycle des transformations du mot est complet : associé au départ au ‘«’ ‘ drame ’», dont il apparaît comme une modalité particulière, le ‘«’ ‘ mélodrame ’» s’éloigne de cette forme attestée et reconnue de la pratique théâtrale, à mesure qu’il est décrié en tant que genre.

Sur ce point, il convient de souligner l’originalité de la création lexicale française, qui est la seule à proposer une forme apocopée du mot. Sans doute cela peut-il être mis en relation avec le fait que la tradition mélodramatique a été particulièrement créatrice en France, plus peut-être que dans d’autres pays où elle était pourtant présente. Ailleurs, le mélodrame est considéré comme une ‘«’ ‘ forme vigoureuse’ ‘ 45 ’ ‘ ’», qui a permis l’émergence de formes originales, en particulier dans le domaine cinématographique. Dans le cas espagnol, on constate même que le dictionnaire de la Real Academia repousse l’acception péjorative du mot à sa forme adjectivale, dont la deuxième définition est : ‘«’ ‘ Aplícase también a lo que en composiciones literarias de otro género, y aun en la vida real, participa de las malas cualidades del melodrama. Heroe, personaje, efecto melodramático’ 46 . » L’allusion aux ‘«’ ‘ mauvaises qualités ’» du mélodrame suggère en creux qu’il en existe de ‘«’ ‘ bonnes ’», et différencie la tradition lexicale espagnole de la française. Toutefois, il convient de relativiser cet écart, puisque l’acception péjorative du mot est également présente dans les dictionnaires espagnols. Il apparaît que le dictionnaire de la Real Academia tend à minimiser une réalité lexicale pourtant bien réelle en Espagne.

Ainsi, la constitution du genre en tant que tel est matérialisée dans le langage dans les mots utilisés pour le désigner, dont l’évolution sémantique mérite d’être analysée en fonction du contexte concret d’apparition et de diffusion de cette dramaturgie nouvelle.

Notes
23.

Sans extrapoler sur une analogie exclusivement formelle, le rapprochement entre ‘mélo(drame)’ et ‘méli-mélo’ fait apparaître la confusion terminologique caractéristique du ‘mélodrame’, que nous allons tenter de démêler dans les pages qui suivent.

24.

Nouveau petit Le Robert, dictionnaire de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1994, p. 1380. Par ailleurs, ce même dictionnaire propose la définition suivante du préfixe « mélo » : « Élément, du gr. Melos ‘chant’, d’où ‘musique’ : mélodrame. » Le caractère tautologique de cette définition montre le lien fondamental qui unit le mélodrame et la musique, puisque les deux termes renvoient l’un à l’autre de façon circulaire dans le dictionnaire.

25.

« Mélodrame », Dictionnaire historique de la langue française, t. II, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1998, p. 2186-2187.

26.

« Mélodrame », Le Grand Robert de la langue française, t. IV, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1989, p. 350.

27.

« du grec ‘melos’, ‘chant’, et ‘drama’, ‘drame’. Dans la terminologie musicale italienne, ce mot désigne un spectacle théâtral à l’argument ‘sérieux’, dans lequel le texte littéraire, presque toujours en vers, est entièrement chanté, avec un accompagnement instrumental. Cela correspond donc pleinement à l’autre mot : opéra (dans le genre ‘sérieux’) », Enciclopedia italiana, t. XXII, Rome, Enciclopedia italiana, 1949, p. 816-817. La traduction est de nous.

28.

Paul Émile Littré, Dictionnaire de la langue française [1863-1872], t 3, Chicago, Encyclopædia britannica, 1978, p. 3807.

29.

Nous aurons l’occasion de revenir en détail sur le lien unissant la musique au genre mélodramatique dans notre quatrième chapitre. Pour l’heure, nous nous limiterons à l’apparition et à l’évolution du mot dans le domaine dramatique en général.

30.

Il décrit le processus de la composition nominale : « Dans une langue consistant en signes simples, l’existence d’unités faites de deux signes conjoints invite à se demander où est la source commune des deux composés et d’où provient la diversité de leurs formes. Pour répondre à cette question, il faut, à notre avis, envisager les composés non plus comme des espèces morphologiques, mais comme des organisations syntaxiques. La combinaison nominale est une micro-syntaxe. », Problèmes de linguistique générale, tome II, Paris, Gallimard, 1974, p. 145.

31.

Dessaintes, Recherche linguistique et enseignement, cité dans Maurice Grevisse, Le Bon usage, Paris, Duculot, 1988, p. 749.

32.

Nouveau petit Le Robert.

33.

La date est attestée dans le Dictionnaire historique de la langue française et dans Le Grand Robert de la langue française.

34.

Trésor de la langue française du XIX e et du XX e siècle, t. 11, Paris, Gallimard, 1985, p. 609.

35.

Enciclopedia universal ilustrada [1917], t. 34, Madrid, Espasa Calpe, 1993, p. 476.

36.

Le dernier élément de définition, après le lien unissant le genre et la musique, indique : « pieza dramática caracterizada por incidencias sensacionales y groseros procedimientos emotivos, pero con acabamiento feliz », Diccionario crítico etimológico de la lengua castellana, t. 3, Berne, Editions Francke, 1954, p. 330.

37.

Il est significatif de constater que l’un des exemples pris par le dictionnaire pour illustrer les emplois du terme est lié au domaine cinématographique, qui prend rapidement le relais du théâtre dans ce domaine. Voir à ce sujet 1. 2. 1.

38.

« La denominación más propia y común del género, en los años correspondientes a su nacimiento, es la de comedia sentimental o drama sentimental. Sólo en los casos en los que se intenta traducir el término francés ‘comédie larmoyante’ se utilizan adjetivos pertenecientes al campo léxico del llanto: llorona, llorosa […]. A medida que pasa el tiempo y el género se deforma, al exagerar la carga de sentimentalismo, empiezan a prodigarse todas las denominaciones que hacen referencia a las lágrimas. Los textos mencionados demuestran claramente que estas denominaciones tienen carácter despectivo y satírico », La Retórica de las lágrimas. La comedia sentimental española, 1751-1802, Valladolid, université de Valladolid, 1990, p. 50-51.

39.

Le Grand Robert de la langue française.

40.

Trésor de la langue française.

41.

Nouveau petit Le Robert. L’apocope du mot est confirmée dans le Trésor de la langue française, qui relie clairement la nouvelle morphologie du substantif aux acceptions les plus péjoratives de « mélodrame ».

42.

Anne Ubersfeld, « Les bons et le méchant », Revue des sciences humaines, Paris, avril-juin 1976, p. 193.

43.

Tadeusz Kowzan, « Le mythe de la Dame aux camélias : du mélodrame au mélodramatisme », Revue des sciences humaines, n°162, p. 220. Le titre de l’article souligne le degré de généralisation du mot, qui passe de la qualité de substantif servant à désigner un phénomène autonome, à celle de forme suffixale. Le suffixe ‘–isme’ indique le passage d’un genre dramatique précis à des catégories plus vagues : « Il sert à former sur les bases les plus diverses […] des noms masculins, indiquant soit une notion abstraite, soit une doctrine, une activité, une attitude morale ou politique, soit une tournure propre à une langue ou à un parler », Maurice Grevisse, op. cit., p. 234. Autant de catégories pouvant renvoyer au mélodrame sans que la référence au théâtre soit convoquée.

44.

Ibid., p. 242.

45.

The New Enciclopædia Britannica, vol. 7, Chicago, Enciclopædia Britannica, 1995, p. 1033. La traduction est de nous.

46.

Diccionario de la lengua española, Madrid, Real Academia española, 1992, p. 956.