I C. Apparition d’une dramaturgie nouvelle

Les conditions d’apparition du mélodrame dans le théâtre français permettent de mesurer les éléments tenant au genre en lui-même, invariants quel qu’en soit le support, qu’il s’agisse de théâtre ou de cinéma. La critique française s’est largement penchée sur le phénomène mélodramatique, et dans l’approche théorique du genre, les éléments pris en compte et la façon de les traiter sont largement similaires au théâtre et au cinéma.

La montée en puissance du mélodrame sur les scènes françaises correspond à une période particulière et à une mutation profonde de la fréquentation des salles par le public. La revue littéraire Europe a consacré un dossier au mélodrame 47 dans lequel certains critiques se situent dans une perspective chronologique, et tentent de montrer que le mélodrame répond à une nécessité historique, aux attentes d’un public nouveau surgi au lendemain de la Révolution française. Une telle approche s’inscrit dans la tradition critique mettant en rapport les genres dits ‘«’ ‘ mineurs ’» avec leur public. Sous la plume des historiens du mélodrame, le lien avec les nouveaux spectateurs apparaît comme un trait définitionnel du genre. Cette relation est clairement suggérée par le titre de l’article de Pierre Frantz : ‘«’ ‘ Naissance d’un public ’». Il y montre que le surgissement du mélodrame se justifie historiquement, et il en conclut que le mélodrame est en quelque sorte la quintessence du théâtre né de la Révolution :

‘La régénération complète du théâtre, dont rêvaient les hommes des Lumières, régénération idéologique et esthétique, ne pouvait s’accomplir ni auprès d’un public d’Ancien Régime ni par un contrôle purement idéologique ou politique du répertoire […]. Les dernières années du XVIIIe siècle ont vu naître un public nouveau dans une nouvelle expérience sensible qui seule pouvait lui donner l’unité qu’il n’avait pas trouvée pendant la période la plus intense de la Révolution. […] si l’on examine l’ensemble de la vie théâtrale, on rejettera l’idée d’un échec du théâtre de la Révolution. Le mélodrame en est la véritable réussite 48 . ’

Au lieu de postuler le caractère irrationnel d’un public avide de sensations fortes, il montre que l’on peut expliquer le surgissement du genre mélodramatique en fonction d’un contexte historique précis. Sans établir un déterminisme historique toujours hasardeux et difficile à étayer dans les faits, cette démarche prend en compte la spécificité du public du mélodrame et les conditions ayant permis son apparition. Une telle prise en compte de la question du public est relativement novatrice, surtout si l’on relie ce texte à d’autres approches théoriques du mélodrame, notamment l’ouvrage de Charles Dedeyan Le Drame romantique en Europe 49 , où l’analyse de la relation entre le genre mélodramatique et son public renvoie à une conception plus traditionnelle. À propos des œuvres de Pixérécourt, il écrit en effet : ‘«’ ‘ Elles eurent une immense popularité : elles prenaient le public par son côté faible, c’est-à-dire le mouvement scénique, l’importance des décors et des machines’ 50  ».

Ce point de vue souligne l’importance du succès public du genre. En même temps, il montre que ce succès remet en cause la qualité des œuvres et des spectateurs : il est fait référence à leur ‘«’ ‘ côté faible ’», comme si le fait que le mélodrame soit un genre à succès, populaire et spectaculaire, remettait en cause ses potentialités qualitatives. Nous pourrions parler d’un complexe d’infériorité du mélodrame, fondé essentiellement sur des effets scéniques et des rebondissements, et non pas sur des propriétés textuelles, semblant être les seules qualités reconnues comme telles dans le théâtre français. C’est ce que nous pouvons du moins déduire du fait que Dedeyan associe le caractère spectaculaire au sens propre de ces pièces à leur piètre qualité : celle-ci doit se situer ailleurs que dans les ‘«’ ‘ décors ’» et les ‘«’ ‘ machines ’». Cette opposition traditionnelle entre spectacle et texte est soulignée par Jean-Marie Thomasseau :

‘L’histoire du théâtre, traditionnellement beaucoup plus attachée à la valeur littéraire des dialogues qu’à l’étude de l’écriture scénique et de la réception des œuvres, a longtemps relégué le genre aux oubliettes et marqué l’adjectif mélodramatique du sceau du mépris […]. Au sortir de la Révolution, écrit pour ‘ceux qui ne savent pas lire’ (c’est du moins l’affirmation de Pixérécourt), il est ‘mis en scène’ (le terme est né à cette époque) moins pour être écouté que pour être vu. Le mélodrame a d’abord été une école du regard 51 . ’

La citation de Pixérécourt avance un argument formulé de la même façon dans le contexte cinématographique, où le cinéma parlant est largement considéré – et d’ailleurs critiqué en termes de qualité – comme s’adressant à une population analphabète quantitativement majoritaire en Amérique latine. Cette remarque de Thomasseau montre que le mélodrame a impliqué un changement dans la pratique scénique, contribuant à l’apparition de la ‘«’ ‘ mise en scène ’» comme critère d’appréciation des œuvres théâtrales. Cet argument est déterminant, et permet de faire du mélodrame un genre novateur en matière de pratique dramatique. Dans son ouvrage de synthèse consacré au genre, Thomasseau met en évidence des éléments fondamentaux pour l’étudier dans le domaine théâtral, mais aussi et peut-être surtout dans le champ cinématographique :

‘Les mélodrames, souvent composés par des écrivains sans talent de style mais non dénués de qualités théâtrales, est [sic] justement un genre qui, sans que ses créateurs en aient été toujours conscients, a provoqué une nette dissociation entre le littéraire et le théâtral. L’art du mélodrame repose en effet presque entièrement sur les situations, une mise en scène sans défaut et le talent des acteurs 52 .’

Soulignons au passage l’hésitation dans la désignation du genre, qui se traduit par une rupture syntaxique de la phrase de Thomasseau : le genre (singulier), est formé par un ensemble d’œuvres (pluriel), ce qui pose le problème des ‘«’ ‘ sous-groupes ’» déjà soulevé par Schaeffer. L’analyse d’un corpus spécifique du mélodrame mexicain et cubain nous conduira à interroger également cette notion, afin de montrer quels éléments permettent de configurer une unicité générique à partir d’œuvres diverses.

Les précisions apportées par Thomasseau dans l’extrait cité soulèvent une série de problèmes pertinents pour l’analyse du phénomène au cinéma. L’insistance sur la mise en scène, catégorie déterminante dans le mode d’appréciation des œuvres du septième art, est essentielle. Elle donne même à penser que le mélodrame, par les nouveaux critères qu’il contribue à faire émerger dans la pratique et l’évaluation des pièces, est le précurseur du cinéma 53 . La filiation entre théâtre et cinéma est pointée par André Billaz, évoquant :

‘[…] une forme dramatique qui arrive à rendre prodigieusement efficace un théâtre non littéraire, c’est-à-dire qui réduit au minimum, dans son fonctionnement, le rôle du langage parlé, un théâtre qui, à la limite, n’aurait pas besoin de texte mais d’un canevas ou d’un scénario 54 .’

La nouvelle dramaturgie, mise au goût du jour par le mélodrame, prépare en quelque sorte le terrain à l’apparition du cinéma dans son mode de fonctionnement même. Elle privilégie l’impact des situations et des péripéties – dans lequel les recours visuels et sonores liés à la mise en scène jouent un rôle essentiel – sur la qualité des dialogues, traditionnellement valorisée.

Certaines caractéristiques du genre mises en avant par Thomasseau sont fondamentales dans le domaine du cinéma : les praticiens du mélodrame, au moment de son surgissement au théâtre comme dans les films soumis à notre analyse, sont des autodidactes n’ayant pas de qualités d’écriture spécifiques, mais capables de produire des œuvres d’une grande efficacité dramatique.

Les innovations introduites par le mélodrame soulèvent des questions touchant à deux domaines : elles posent d’une part le problème de la qualité des œuvres, et d’autre part celui de leur rapport avec le public. Il convient à présent de les traiter, pour montrer qu’elles sont les héritières de toute une tradition critique dont les prolongements parviennent jusqu’au mélodrame cinématographique.

Notes
47.

Europe, Paris, Centre national des lettres, n°703-704, novembre-décembre 1987, 238 p.

48.

Ibid., p. 31-32.

49.

Paris, SEDES / CDU, 1982, 408 p.

50.

Ibid., p. 83-84.

51.

Europe, n°703-704, p. 3.

52.

Jean-Marie Thomasseau, Le Mélodrame, Paris, PUF, 1984, p. 4.

53.

Nous reviendrons sur cette idée en abordant le mélodrame dans le contexte cinématographique au cours de notre prochain chapitre. Voir en particulier 1. 2. 1. 3.

54.

André Billaz, « Mélodrame et littérature : le cas de Pixérécourt », Revue des sciences humaines, p. 244.