II. Mélodrame et paralittérature

II A. De la littérature à la paralittérature

Le mélodrame s’insère dans un espace littéraire particulier baptisé ‘«’ ‘ paralittérature ’», dont il comporte deux caractéristiques : des structures narratives répétitives, et donc peu créatives, et des appréciations critiques négatives. La paralittérature, comme le suggère son préfixe, regroupe toutes les formes textuelles qui se situent – ou sont situées à un moment donné – à côté ou en marge de la littérature. Il s’agit de toutes les formes de littérature dite ‘«’ ‘ populaire ’», destinée à un large public. Répondant à des stratégies plus commerciales qu’artistiques, elle s’oppose à la littérature classique car elle cède à une certaine facilité dans les effets recherchés, visant un succès qui semble être en soi synonyme de mauvais goût.

L’objet paralittéraire est difficile à saisir car il se trouve à la croisée de nombreux supports, textuels ou iconiques, et passe facilement d’un medium à un autre, comme le montre Alain Michel Boyer :

‘[…] devenant l’une des composantes essentielles de la culture de masse, la paralittérature obéit en fait à la plus large déclinaison possible sur différents supports ; ses personnages, ses histoires, ses genres passent avec une grande aisance de l’imprimé à l’image, de l’image à l’imprimé (c’est la ‘novelisation’). Non seulement ils s’épanouissent sous la forme de film, d’affiche ou de séquence publicitaire, de feuilleton radiophonique, de chanson, mais ils sont contraints de le faire, par une sorte de nécessité intérieure, afin d’atteindre le public le plus large 55 .’

Outre les influences proprement littéraires, il convient de prendre en compte celles des phénomènes de culture ‘«’ ‘ de masse ’», auxquels le mélodrame au cinéma est très lié. Marc Angenot, en se penchant sur les problèmes soulevés par la prise en compte de la paralittérature, montre qu’elle doit être envisagée dans une authentique imbrication de ces différents supports, ayant en partage une narration linéaire :

‘Très généralement, quelle qu’en soit la forme, il s’agit d’une production à caractère narratif. La chanson populaire consiste, elle aussi, en un microrécit que l’on peut utilement formaliser […]. La production paralittéraire est prise aujourd’hui dans un réseau de media hétérogènes […]. La notion de genre narratif dépasse dès lors le champ du discours écrit et doit être prise dans une totalité d’intermedia 56 .’

Les analystes de la paralittérature prennent le mélodrame comme exemple dans leurs commentaires. Daniel Couégnas, met sur le même plan le roman populaire et le mélodrame dans leur appartenance au champ paralittéraire : ‘«’ ‘ Du roman vers le théâtre : au XIXe siècle, le recours à l’emphase, au pathétique, aux situations-types de la littérature romanesque, constituent les principaux ressorts du mélodrame, qui pourrait être considéré comme le double théâtral du roman populaire’ 57 . » Cela confirme la mauvaise considération critique dont le mélodrame a été l’objet depuis ses origines : visant un succès commercial et donc quantitatif, il est dénoncé sur le plan qualitatif en tant que genre répétitif ne laissant aucune place à la créativité artistique. Alain Michel Boyer propose une description de la progression narrative des textes paralittéraires que l’on pourrait fort bien appliquer au mélodrame :

‘Le roman paralittéraire est semblable à un dispositif articulé qui, chaque fois qu’il est sollicité, réordonne et recompose son propre monde et sa propre réalité. La séquence initiale prescrit la trajectoire des événements en une sorte de programmation qui distribue les signes en relation avec les exigences de la série : on sait qu’il suffit d’ouvrir au hasard quelques romans et de parcourir leurs premières pages pour que même le moins averti des lecteurs reconnaisse sans difficulté un western romanesque, un roman policier à énigme […], un roman rose 58 .’

La paralittérature en général et le mélodrame en particulier possèdent une identification générique évidente ôtant à leurs productions singulières toute inventivité. De là à trouver à de telles productions une fonction idéologique, il n’y a qu’un pas, franchi par Jean-Claude Vareille dans son étude sur le roman populaire français. Il montre en effet comment celui-ci répond à la nécessité pour le lectorat de retrouver des repères dans la fiction quand le réel semble incapable d’en offrir :

‘Le roman populaire exorcise une angoisse : s’adressant à des couches sociales fragiles et les plus menacées par l’évolution, il leur propose le rêve d’une société stable, où chaque chose et chaque être occuperait définitivement la place qui lui est due, d’une société en quelque sorte compensatoire, non soumise aux aléas de l’histoire, où l’» aristocratisme » des personnages et des tournures stylistiques serait d’abord le signe d’un ordre 59 .’

Le mélodrame est d’autant plus susceptible d’être placé dans les rangs de la paralittérature qu’il propose des formes d’identification minimales fort simples, que l’on retrouve dans tous les genres configurant le champ paralittéraire. Dans le domaine théâtral traditionnel, le mélodrame est jugé négativement, considéré comme une forme dégradée de la tragédie classique. Cette attitude critique prédomine également dans le domaine cinématographique, et la réception critique des mélodrames étudiés prend deux formes principales : soit ils sont condamnés par la critique considérée comme ‘«’ ‘ sérieuse ’», soit ils sont envisagés d’un point de vue anecdotique par certains journalistes mettant l’accent sur les éléments les plus superficiels, dans une perspective commerciale et promotionnelle 60 .

Par ses formes narratives générales, ainsi que le traitement critique dont il est l’objet, le mélodrame peut être rattaché au champ paralittéraire, ce qui est une façon de le dévaloriser. Il convient à présent de mettre en évidence les arguments selon lesquels il a longtemps été mis au ban de la création théâtrale.

Notes
55.

Alain Michel Boyer, La Paralittérature, Paris, PUF, 1992, p. 7.

56.

Marc Angenot, Le Roman populaire. Recherches en paralittérature, Montréal, Presses universitaires de l’université du Québec, 1975, p. 9-10.

57.

Daniel Couégnas, Introduction à la paralittérature, Paris, Seuil, 1992, p. 138. De la même façon, Angenot écrit « au premier regard, seuls des critères sociologiques donnent quelque unité à ce tohu-bohu ‘infralittéraire’ où, des situations frénétiques du vieux mélodrame et des thèmes abâtardis du romantisme social sont nés différents genres mieux circonscrits ». Op. cit., p. 45. Le vocabulaire employé montre que le critique reprend à son compte l’opprobre qui a été depuis le départ jeté sur les productions paralittéraires… Il a d’ailleurs incidemment glissé de la notion de « para » (à côté) à « infra » (en-dessous) littéraire.

58.

Alain Michel Boyer, op. cit., p. 102-103.

59.

Jean Claude Vareille, Le Roman populaire français (1789-1914). Idéologies et pratiques, Limoges, PULIM/Nuit blanche éditeur, 1994, p. 94.

60.

La question du traitement des films en fonction du point de vue des journalistes qui les abordent est très importante pour comprendre comment ils étaient considérés. Cet aspect sera traité de façon systématique dans notre troisième partie, consacrée à la réception des films. Nous montrerons en particulier comment, dans la presse, le rapport aux films étudiés se limite souvent aux potins mondains sur telle ou telle célébrité. Autrement dit, le contenu est totalement escamoté au profit d’anecdotes sur les vedettes.