II B. Mélodrame et hiérarchie des genres

Jean-Marie Schaeffer rappelle que l’apparition des genres dans le domaine littéraire a au moins une spécificité par rapport aux autres champs de l’activité artistique : fait de langage, la littérature partage cette particularité avec d’autres phénomènes de communication qui ne sont pas pour autant considérés comme des pratiques artistiques :

‘[…] la littérature ou la poésie constituent des domaines régionaux à l’intérieur d’un domaine sémiotique plus vaste, qui est celui des pratiques verbales, celles-ci n’étant pas toutes artistiques : le problème de la délimitation extensionnelle et définitionnelle du champ de la littérature (ou de la poésie) peut donc paraître crucial 61 .’

La question de la hiérarchie des genres se manifeste d’emblée comme consubstantielle aux problématiques génériques. Penser l’identification des genres comme un moyen de délimiter ce qui tient ou non de la littérature implique la possibilité de poser la relation des genres au ‘«’ ‘ littéraire ’» en général en termes qualitatifs. Les genres permettant de recenser les productions dignes d’être qualifiées d’artistiques, pour les opposer à celles qui ne le sont pas, on comprend le caractère profondément normatif imprimant sa marque à la démarche générique. Le mélodrame doit ainsi être pensé comme une réaction contre les tenants de la norme littéraire, affirmée en France depuis la relecture des théoriciens antiques à l’époque classique. René Bray rappelle l’importance de la doctrine rationaliste dans l’émergence au XVIIe siècle de la notion de ‘«’ ‘ bon goût ’» :

‘Après 1660, surtout en France, la raison prend une importance croissante, que décèle la doctrine cartésienne en philosophie […]. Elle sert de fondement aux règles, de frein à l’imagination, de principe de critique. […] le public dont le poète doit quêter les suffrages, c’est avant tout la société des gens raisonnables […]. Cette conception d’un public de gens de bon sens est peut-être la base d’une notion devenue courante, mais qui ne remonte pas au-delà du XVIIe siècle, la notion de bon goût 62 .’

La conception des rapports réciproques entre l’œuvre littéraire et son public pointe un certain élitisme puisque, comme l’indique Bray, ‘«’ ‘ à aucun moment et chez personne l’art classique n’a été un art populaire’ 63 . » Le mélodrame dessine la trajectoire contraire : théâtre ‘«’ ‘ populaire ’» dès ses origines, comme l’attestent les études sur le public fréquentant les salles où il est joué, il choisit résolument de faire appel au sentiment davantage qu’à la raison, valorisée de façon exclusive dans la doctrine classique : ‘«’ ‘ Théâtre à sensation, théâtre à grand spectacle, ’ ‘le mélodrame se range parmi toutes les formes d’art où le cœur et les sens ont plus de part que l’esprit’ ‘ : par là, il est bien dans la ligne de l’esthétique du drame’ 64 . » L’apparition du mélodrame se montre donc solidaire d’une vaste entreprise de remise en question des hiérarchies génériques.

En matière de genres, dans La Poétique, Aristote propose une catégorisation cloisonnée, dès les premières pages où il distingue ‘«’ ‘ L’épopée, la poésie tragique, la comédie, le dithyrambe, et […] le jeu de la flûte et de la cithare’ 65  ». Dans un premier temps, il met sur le même plan des textes narratifs (épopée) et dramatiques (tragédie, comédie), et c’est seulement à la fin de son analyse qu’il tente de hiérarchiser ces différentes formes poétiques. Il dégage les conditions nécessaires à l’écriture ‘«’ ‘ si l’on souhaite que la composition soit réussie’ 66  » sans proclamer d’emblée la supériorité de la tragédie. Tout au long du texte, la comédie est également présente en tant que genre dramatique, mais sans être développée. Cela tient en partie au fait que La Poétique ne nous est parvenue que sous forme fragmentaire, une partie du texte ayant été perdue 67 . Mais, au-delà de cette contrainte matérielle majeure, on peut voir se dessiner dans le texte d’Aristote une poétique des genres ‘«’ ‘ populaires ’» dont fait partie la comédie. Il oppose ainsi tragédie et comédie en fonction de la connaissance que l’on a de l’origine de chacun des deux genres : ‘«’ ‘ Les transformations successives de la tragédie et ses auteurs nous sont donc connus, mais l’origine de la comédie nous échappe, parce qu’elle était peu considérée’ 68  ».

Cette remarque suggère que les genres les moins prestigieux et les moins théorisés posent plus de problèmes pour qui veut tenter d’en déterminer précisément l’origine. Si l’on s’en tient à ce point de vue, on peut considérer que le mélodrame ne se range pas vraiment dans cette catégorie car il tire son origine d’une véritable réflexion critique sur la dramaturgie et son évolution. En ce sens, on peut le rapprocher de la tragédie contre laquelle il s’est construit. Par ailleurs, Aristote montre bien qu’à l’instar des autres genres littéraires, la tragédie n’est pas une forme figée, mais qu’elle a connu des ‘«’ ‘ transformations ’». Il s’agit d’un genre dramatique vivant et dynamique, ce qui permet d’établir un parallèle avec le mélodrame et ses évolutions au fil du temps. Jean-Marie Thomasseau souligne qu’une interprétation problématique des catégories aristotéliciennes a longtemps prévalu :

‘La pente naturelle de la critique et de l’historiographie théâtrale, selon de rigoureux postulats axiologiques que l’on voudrait aristotéliciens, conduit à la pratique de la hiérarchie des genres et des valeurs esthétiques. Ce qui porte à estimer que le tragique est seul apte à provoquer des interrogations sur l’homme et sa destinée 69 . ’

Thomasseau suggère que la doctrine classique est née d’une interprétation très particulière de La Poétique, imprimant sa marque sur la théorie dramatique classique. Gérard Genette a récemment souligné qu’il s’agit d’une ‘«’ ‘ idée reçue ’» sur les normes et pratiques dramaturgiques classiques 70  : il faut la prendre comme telle, car elle permet de comprendre pourquoi la vision classique du théâtre a été plus tard remise en cause.

Saisi comme un phénomène textuel et scénique favorisant les évolutions esthétiques, Florence Naugrette fait du drame romantique – avatar du mélodrame – le précurseur des bouleversements de la pratique théâtrale à l’époque moderne, en particulier parce qu’il remet profondément en cause les hiérarchies génériques dominantes :

‘[…] après lui, la hiérarchie des genres est sérieusement ébranlée, et les grands dramaturges du XXe siècle […] adoptent définitivement la formule du mélange des registres et de l’harmonie des contraires dans le grotesque et le sublime. Quant à l’éclatement saptio-temporel rendu possible par l’abandon des unités de temps et de lieu, il prélude aux grandes révolutions scénographiques du XXe siècle, comme le plateau nu du théâtre épique 71 .’

L’émergence du mélodrame se fait en réaction contre un système poétique de hiérarchie des genres et de respect des règles imposées à l’époque classique. Forme dramatique contestataire au départ, il finit par apparaître comme le précurseur de la modernité théâtrale et représentationnelle. Philippe Royer le suggère, en esquissant un parallèle entre mélodrame et postmodernité :

‘Historiquement, mélodrame et postmodernisme sont deux manières de répondre à la disparition du sacré (sans en nier la possibilité dans l’espace social) et au double défi de la massification et de l’individualisme. Le postmodernisme est antiélitiste avec ironie ; le mélodrame s’adresse aux classes moyennes et populaires et essaie de présenter à la fois une réalité moralisée et des êtres qui fonctionnent sur le mode du désir refoulé […] 72 . ’

Le mélodrame a effectué une trajectoire complète entre le moment de son surgissement, où sa remise en cause des règles classiques lui attirait les foudres de la critique, et une tendance actuelle visant à le réhabiliter en le faisant précurseur des formes dramatiques les plus modernes. Le positionnement du mélodrame sur l’échelle hiérarchique des genres montre que ceux-ci peuvent être soumis à d’importantes variations dans la façon dont ils sont perçus. Cela met en évidence les préjugés à l’œuvre en termes de critique au moment d’aborder le genre : problème fondamental dans le domaine théâtral, dont le cinéma hérite directement.

Notes
61.

Jean-Marie Schaeffer, op. cit., p. 9.

62.

René Bray, La Formation de la doctrine classique en France, Paris, Nizet, 1951, p. 122-137.

63.

Ibid., p. 132.

64.

Michel Lioure, Le Drame, Paris, Armand Colin, 1968, p. 37.

65.

La Poétique [344 av.J.-C.], Paris, Les Belles Lettres, 1990, 1447a.

66.

Ibid.

67.

C’est ce que précise J. Hardy, qui a traduit et annoté La Poétique : « On admet généralement que notre Poétique n’est que le premier livre d’une œuvre plus complète. On suppose que, dans le second livre perdu, la comédie occupait la place prépondérante qu’occupe la tragédie dans le premier », La Poétique, p. 6.

68.

Ibid., 1449a.

69.

Jean-Marie Thomasseau, « Feydeau et la dramaturgie de la scie », Europe, Paris, Centre national des lettres, octobre 1994, n° 786, p. 81.

70.

« L’Art poétique, qui passe pour un bréviaire de dogmatisme, est en fait surtout un manuel d’adaptation à la diversité des exigences génériques […]. Oui, et contrairement à l’idée reçue, l’esthétique classique est foncièrement relativiste – d’un relativisme qui ne fait qu’un avec l’intensité de sa conscience générique. », Figures V, p. 64-65.

71.

Florence Naugrette, Le théâtre romantique, Paris, Seuil, 2001, p. 15.

72.

Philippe Royer, « Le théâtre postmoderne comme mélodrame », Europe, n°703-704, p. 100.