II C. Le fils bâtard de la tragédie ?

En revenant à la lettre du texte aristotélicien, on peut considérer le mélodrame comme une forme actualisée et même radicalisée de la tragédie telle que le poéticien la définit. À cet égard, Gérard Genette propose la mise au point suivante : abordant le problème soulevé par les lignes de La Poétique déterminant les genres en fonction de leur façon de représenter des personnages ‘«’ ‘ pires ’» ou ‘«’ ‘ meilleurs » ’que nous, c’est-à-dire le public, il remarque :

‘La traduction et donc l’interprétation de ces termes engagent évidemment toute l’interprétation de ce versant de la Poétique. Leur sens courant est d’ordre nettement moral, et le contexte de leur première occurrence dans ce chapitre l’est également, qui distingue les caractères par le vice (kakia) et la vertu (arètè) ; la tradition classique ultérieure tend plutôt à une interprétation de type social, la tragédie (et l’épopée) représentant des personnages de haute condition, la comédie de condition vulgaire, et il est bien vrai que la théorie aristotélicienne du héros tragique, que nous allons retrouver, s’accorde mal avec une définition purement morale de son excellence 73 .’

L’opposition au cœur de toute la théorie dramaturgique occidentale – les poéticiens cherchant à la faire respecter ou au contraire à la remettre en cause – est fondée sur une attribution d’un type de personnage à chaque genre que Genette considère comme une lecture forcée du texte d’Aristote. En considérant les personnages non plus en fonction de leur extraction sociale mais en fonction de leur valeur morale, on peut rapprocher le mélodrame de la tragédie dans la mesure où il met en scène des personnages ‘«’ ‘ sacrificiels ’», moralement au-dessus de la moyenne. Le mélodrame apparaît comme un prolongement de la tragédie classique, comme le souligne Florence Naugrette :

‘[…] les catégories du comique et du tragique se redistribuent, respectivement avec le vaudeville et le mélodrame […]. Le mélodrame ‘classique’ figure la société postrévolutionnaire réconciliée ; conçu pour l’édification du peuple, il remplace la défunte tragédie aristocratique en donnant à voir le triomphe des vertus individuelles et civiques, immanquablement récompensées au dénouement 74 .’

L’édification morale du public visée par le spectacle mélodramatique se situe dans la lignée de la catharsis aristotélicienne, dont les classiques ont mis en avant le versant moral à la lumière des interprétations horaciennes si l’on en croit Dominique Combe :

‘Horace […] situe la problématique sur un terrain moral auquel Aristote semblait étranger – et c’est précisément de là que vient l’interprétation classique de la ‘catharsis’ comme purification morale et, plus généralement, la vocation pratique de la littérature à enseigner le Bien […] 75 .’

Il semble quelque peu exagéré d’affirmer que les considérations morales sont absentes de la réflexion artistotélicienne. Toutefois, Combe replace l’insistance sur cette vocation particulière du spectacle dramatique dans le contexte d’une interprétation du texte fondateur. En ce sens, la tendance moralisatrice du mélodrame est un prolongement de la pratique tragique constituant à édifier le public.

Un autre trait générique distinctif de la tragédie selon Aristote est à l’origine du mélodrame théâtral, et réaffirmé dans le mélodrame cinématographique, dans une sorte de retour aux sources du genre : la musique 76 . Dans le chapitre 6, Aristote donne une première définition de la tragédie, dont il souligne qu’elle doit mettre en œuvre un ‘«’ ‘ langage agrémenté de variations […] Par ‘langage agrémenté de variations’, je veux dire que certaines parties sont exécutées simplement à l’aide du mètre, tandis que d’autres parties le sont à l’aide du chant’ 77 . » Il assigne donc à la musique un rôle déterminant et même définitionnel dans le cadre de la tragédie. Il revient sur ce point à la fin de son texte, montrant l’importance des éléments spectaculaires du genre, qui ‘«’ ‘ comporte tout ce que l’épopée comporte […] en y adjoignant, ce qui n’est pas négligeable, la musique et le spectacle, qui sont d’excellents moyens de procurer du plaisir’ ‘ 78 ’ ‘. ’»

La Poétique porte en germe ce qui fera la théorie du mélodrame : insistance sur la valeur morale des personnages, caractérisation syntaxique fondée sur un mélange de texte et de musique. Cela permet de rapprocher la définition de la tragédie de celle du mélodrame théâtral à ses origines, mais surtout du mélodrame cinématographique usant largement des effets de spectacle et d’un recours massif à la musique. Pourtant, d’un point de vue historique, l’avènement du mélodrame sur la scène française s’accompagne d’un progressif déclin de sa part musicale, et Forence Naugrette fait même de la disparition de l’élément musical un gage d’autonomie du mélodrame en tant que genre :

‘Au fur et à mesure que la part musicale diminue, le mélodrame se constitue en nouveau genre littéraire. Sorte de tragédie populaire, il représente un prolongement du drame bourgeois : on y trouve l’esthétique vériste du tableau coloré, le pathétique propre à la tragédie, les personnages populaires et la fin heureuse de la comédie 79 .’

L’évolution du terme suggère en effet que la perte de la composante musicale du genre n’est pas un obstacle à sa désignation générique, bien au contraire. Dans le commentaire cité, cela permet surtout à Florence Naugrette d’opérer un rapprochement supplémentaire entre mélodrame et tragédie, sur le plan de l’identification et de l’implication spectatorielle. Cette perspective visant à envisager la définition du mélodrame en fonction de son contenu (le message moral) davantage que son esthétique originelle (la musique), lui permet d’écrire : ‘«’ ‘ Il s’agit en effet non tant d’un théâtre populaire, au sens actuel du terme, que d’un théâtre pour le peuple’ 80  », distinction utile permettant de clore le débat sur la hiérarchie des genres, en posant clairement le mélodrame comme un digne héritier du projet tragique.

Sur de nombreux points, le mélodrame est bien plus conforme à la définition aristotélicienne de la tragédie que la critique classique n’a bien souvent voulu le (faire) croire. On pourrait même finir par se demander s’il existe véritablement une différence si marquée entre le genre que la critique des deux derniers siècles a désigné sous l’appellation de ‘«’ ‘ mélodrame ’» et la tragédie aristotélicienne, tant les points communs entre les deux semblent nombreux sur le plan formel, c’est-à-dire celui de la représentation et du dispositif dramatique. Ce rapprochement est d’autant plus légitime qu’il touche également d’autres aspects des genres dramatiques, notamment la question de leur rapport avec le public. La tendance à critiquer le côté spectaculaire du mélodrame se fait au nom d’une conception bien particulière de la tragédie, à rechercher davantage du côté de Boileau et de Racine que d’Aristote lui-même. Sur ce rapprochement entre mélodrame et tragédie antique, Dedeyan écrit :

‘On a pu parler de la moralité mystique du mélodrame, et c’est peut-être le meilleur de la couleur tragique du genre : c’est vraiment une tragédie du peuple, au sens grec du mot. Mais les romantiques n’ont pas vu cet aspect du mélodrame. En général, ils n’ont pris du mélodrame comme de la tragédie que la superstition de l’intrigue et la persuasion que l’intensité pathétique est en raison directe de l’emploi des artifices d’intrigue 81 . ’

Le mélodrame peut être considéré comme une représentation tragique ‘«’ ‘ populaire ’», c’est-à-dire mettant en scène des personnages qui ne sont pas d’extraction illustre, selon les mêmes procédés et modalités que la tragédie antique. On peut y voir comme un écho du jugement de Genette lorsqu’il estime que la ‘«’ ‘ noblesse ’» des personnages de la tragédie voulue par Aristote a été prise dans un sens social alors qu’il aurait fallu la comprendre davantage dans un sens moral. Quoi qu’il en soit, les commentateurs insistent sur le fait que le mélodrame, comme la tragédie, entretient un rapport particulier avec son public, dont il est nécessaire d’étudier à présent les modalités.

Notes
73.

Gérard Genette, « Introduction à l’architexte », Théorie des genres, Paris, Seuil, 1986, p. 98.

74.

Florenne Naugrette, op. cit., p. 127.

75.

Dominique Combe, Les Genres littéraires, Paris, Hachette, 1992, p. 39.

76.

Le rapport entre le genre et sa composante musicale est abordé de façon autonome dans notre quatrième chapitre, en particulier pour évaluer la rôle considérable joué par Cuba dans la configuration du mélodrame mexicain sur ce plan. Nous l’envisageons pour le moment dans une perspective plus générale, afin de voir dans quelle mesure la musique contribue à l’identification générique du mélodrame.

77.

La Poétique, 1449b.

78.

Ibid., 1462a.

79.

Florence Naugrette, op. cit., p. 54.

80.

Ibid., p. 54-55.

81.

Charles Dedeyan, op. cit., p. 90.