III. Théorie (mélo)dramatique et public

III A. Primauté de la raison sur le cœur : les missions de l’art

Comme l’a montré Hans Robert Jauss, la prise en compte de la relation créative du public aux œuvres est fondamentale, et mérite d’être analysée. Tous nos commentaires en ce sens seront fondés sur la thèse de Jauss :

‘Une analyse de l’expérience esthétique du lecteur ou d’une collectivité de lecteurs, présente ou passée, doit considérer les deux éléments constitutifs de la concrétisation du sens – l’effet produit par l’œuvre, qui est fonction de l’œuvre elle-même, et la réception, qui est déterminée par le destinataire de l’œuvre – et comprendre la relation entre texte et lecteur comme un procès établissant un rapport entre deux horizons ou opérant leur fusion 82 .’

Ce qu’il dit du ‘«’ ‘ lecteur ’» peut sans difficulté être transposé au spectateur, et a le mérite de replacer au cœur de la réflexion ‘«’ ‘ le plaisir du texte’ 83  », dont la critique classique – et même moderne, dans bien des cas – n’a tenu compte que de façon fort partielle. Dès La République de Platon, une fonction de la représentation dramatique est d’agir dans un sens bien précis sur les spectateurs. En cherchant à élaborer théoriquement sa cité idéale fondée sur le concept de justice, Socrate est amené à statuer sur le poète et sa place dans la cité. Dans le Livre III, il réfléchit sur les formes de poésie qu’il convient de privilégier, et commence par diviser les genres en trois catégories :

‘Il y a une première sorte de poésie et de fiction entièrement imitative qui comprend, comme tu l’as dit, la tragédie et la comédie ; une deuxième où les faits sont rapportés par le poète lui-même – tu la trouveras surtout dans les dithyrambes – et enfin une troisième, formée de la combinaison des deux précédentes, en usage dans l’épopée et dans beaucoup d’autres genres 84 .’

La forme hybride mélangeant drame et narration est la plus largement représentée, mais reçoit le moins l’agrément du philosophe parce qu’elle est ‘«’ ‘ mélangée ’». Or, c’est celle qui obtient les faveurs du public, ce qui pousse le philosophe à formuler une réglementation de la pratique artistique qui va dominer l’ensemble de la critique littéraire classique. Si la poésie propose des modèles pour l’action des spectateurs comme l’affirme Socrate, il est nécessaire de la canaliser et de la moraliser, pour qu’elle donne le bon exemple aux citoyens :

‘Cependant, Adimante, la forme mélangée a bien de l’agrément ; et la forme de beaucoup la plus agréable aux enfants, à leurs gouverneurs et à la foule, est l’opposée de celle que tu préfères […]. Pour notre compte, visant à l’utilité, nous aurons recours au poète et au conteur plus austère et moins agréable qui imitera pour nous le ton de l’honnête homme et se conformera, dans son langage, aux règles que nous avons établies dès le début, lorsque nous entreprenions l’éducation de nos guerriers 85 .’

La pratique artistique s’inscrit dans un projet éducatif, et Platon met les spectateurs sur le même plan que les ‘«’ ‘ enfants ’». L’art vaut moins en fonction du plaisir esthétique qu’il procure à son public, que des leçons que celui-ci peut en tirer. Tout le projet moralisateur dans lequel va s’engouffrer l’ensemble de la critique affleure ici.

Aristote lui-même, outre sa catégorisation des genres en fonction de critères formels, s’appuie sur des distinctions opérées dans le rapport de chaque forme poétique avec son public. Cela lui permet de faire apparaître des disparités qualitatives. Tel est le sens de la question qu’il pose au début du chapitre 26, ‘«’ ‘ L’imitation épique vaut-elle mieux que l’imitation tragique’ ‘ 86 ’ ‘ ’? » La réponse proposée à la fin du premier paragraphe fait entièrement dépendre la qualité de la forme poétique de son public : ‘«’ ‘ On dit que celle-ci [l’épopée] s’adresse à un public de qualité qui n’a pas besoin de gestes, tandis que la tragédie s’adresse à des spectateurs médiocres’ ‘ 87 ’ ‘ ’». Cet argument retient notre attention, car une grande partie de la réflexion sur le genre est fondée sur l’idée selon laquelle le mélodrame, genre mineur, s’adresse en priorité à un public de mauvais goût, voire ‘«’ ‘ enfant ’», pour reprendre le terme de Platon. L’essence même du spectacle dramatique considéré comme simple gesticulation divertissante est remise en cause.

Après avoir défini les éléments susceptibles de contribuer à l’écriture d’une bonne tragédie, Aristote formule une autre idée sur le public montrant à quel point la critique littéraire et cinématographique lui est redevable. Il suggère, tout comme le faisait Platon, que le public est spontanément attiré par des formes artistiques flattant son goût et ses sens. Il critique les textes développant plusieurs situations, mais constate que ce sont ceux que le public préfère : ‘«’ ‘ C’est seulement la faiblesse du jugement des spectateurs qui lui donne cette première place – et les poètes suivent les spectateurs en composant pour répondre à leurs désirs’ 88 . » Autrement dit, les poètes ont une attitude que l’on qualifierait aujourd’hui de ‘«’ ‘ commerciale ’», et n’hésitent pas à produire des œuvres de qualité médiocre parce qu’ils savent qu’elles correspondent aux attentes du public. Celui-ci tire en quelque sorte la pratique artistique vers le bas, et cette idée traverse toute la critique du mélodrame, qu’il s’agisse de théâtre ou de cinéma : on le condamne à partir de jugements de valeur selon lesquels il ne fait que satisfaire les aspirations les plus viles d’un public assoiffé de spectacle sensationnel. Ce qui est en jeu dans La Poétique, c’est la critique des artistes choisissant cette facilité supposée, aux dépens d’un art plus ‘«’ ‘ noble ’», et surtout plus exigeant, tant du point de vue de ses créateurs que de ses spectateurs. Cette perspective est reprise par les dramaturges et théoriciens français de la période classique, contre lesquels réagiront ensuite les promoteurs du mélodrame.

Le XVIIe Siècle en France est celui du triomphe de la tragédie, dont les règles ont été édictées par Boileau dans son fameux Art poétique de 1674 89 . Comme chez ses prédécesseurs antiques, l’attitude de Boileau par rapport aux genres dramatiques est normative : il s’agit d’énoncer des règles de composition déterminées par des critères esthétiques supposant une hiérarchisation des genres. Il propose une série de conseils aux dramaturges qui veulent se lancer dans l’écriture, et la visée moralisatrice du théâtre est affirmée dans le Chant IV :

‘Un auteur vertueux, dans ses vers innocents,
Ne corrompt pas le cœur en chatouillant les sens ;
Son feu n’allume point de criminelle flamme.
Aimez-donc la vertu, nourrissez-en votre âme 90 .’

René Rapin, qui commente Aristote dans son ouvrage de 1673 Réflexions sur la poétique d’Aristote 91 , reprend les idées de son temps sur la tragédie, et fait allusion à de nombreuses reprises aux dramaturges espagnols. Il cherche à définir leurs travers, et quiconque s’éloigne du modèle aristotélicien apparaît de fait répréhensible :

‘Lope de Vega est le seul qui s’est avisé, sur la bonne fortune de sa vieille réputation, de hasarder une nouvelle méthode de Poétique qu’il appelle el arte nuevo, toute différente de celle d’Aristote pour justifier l’ordonnance de ses Comédies, que les savants de son pays critiquaient sans cesse. Ce qui lui réussit si mal, qu’on ne jugea pas même ce traité digne d’être mis dans le recueil de ses Ouvrages. Parce qu’il n’avait pas suivi Aristote en cette Poétique, qui est le seul qu’on doive suivre 92 . ’

La tradition dramatique française revendique sa fidélité à l’artistotélisme, tandis que sa voisine ibérique cherche à s’affranchir de ses préceptes. Un certain talent est concédé à Lope, mais dans le domaine de la Comédie traditionnellement considérée comme moins noble que la Tragédie :

‘Mais jamais personne n’a eu un génie plus grand pour la Comédie que Lope de Vega Espagnol : il avait une fertilité d’esprit jointe à une grande beauté de naturel et à une facilité admirable : car il a composé plus de trois cents Comédies […]. Il ne consultait point d’autre Commentaire, quand il composait, que le goût de ses auditeurs, et il se réglait plus sur le succès de ses pièces, que sur la raison 93 . ’

La tendance à la complaisance envers les goûts du public, synonyme de facilité depuis les Antiques, est dénoncée. Or, la pratique dramaturgique particulière de Lope est à l’origine d’une révision des modèles canoniques, qui débouchera finalement sur le surgissement du mélodrame. Il convient de décrire les grandes étapes de cette mutation, et d’en exposer les arguments.

Notes
82.

Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978, p. 259.

83.

L’expression est empruntée à Roland Barthes, qui a longuement analysé la question, tant du point de vue de l’écrivain que du lecteur. Le Plaisir du texte [1973], Roland Barthes, œuvres complètes, tome 2 (1966-1973), Paris, Seuil, 1994, p. 1493-1530.

84.

Platon, La République [389-369 avant J. C.], Paris, Garnier Flammarion, 1966, p. 146.

85.

Ibid., p. 149-150.

86.

La Poétique, 1461b.

87.

Ibid., 1462a.

88.

Ibid., 1453a.

89.

Nous utiliserons ici l’édition de 1998 chez Garnier Flammarion, Paris, 253 p.

90.

Ibid., vers 105-108.

91.

Nous nous référerons ici à l’édition fac similée de 1973 chez Georg Olms, New York, 257 p.

92.

Ibid., Avertissement.

93.

Ibid., p. 217.