Lope rompt avec la tradition aristotélicienne et les règles qu’elle impose aux dramaturges, au moment même où leur validité est réaffirmée en France par Boileau et Racine 94 . Il revendique un mélange du comique et du tragique, et remet en cause tout l’édifice aristotélicien. L’Espagnol a pleinement conscience d’aller à l’encontre des règles en vigueur, mais il assume son choix, légitimé au nom de sa propre production particulièrement volumineuse, mais aussi et surtout parce que cette forme dramatique s’attire la faveur du public. Ainsi, le dramaturge qui se qualifie lui-même de ‘«’ ‘ barbare » ’à l’égard de la conception classique des règles dramatiques se trouve réhabilité précisément par le rapport étroit qu’il entretient avec un public auquel il propose des œuvres susceptibles de plaire. Nadine Ly souligne que l’on est bien face à ‘«’ ‘ l’affirmation jubilatoire et la conscience triomphante d’une ‘invention’. Lope de Vega sait qu’il a découvert une formule novatrice, une ‘recette’ efficace d’écriture dramatique, qui plaît et qui fonctionne’ 95 . »
Ces quelques lignes soulignent l’ironique fierté se dégageant du texte de Lope lorsqu’il fait référence aux supposés tenants du bon goût dramatique qu’il est en train de battre en brèche. Il avance un argument quantitatif – le nombre de ses propres pièces – pour mieux montrer que la véritable justification de son arte nuevo se situe ailleurs. Pour Nadine Ly, l’idée qu’il s’agit d’un théâtre ‘«’ ‘ populaire ’» est peu pertinente. Cela souligne que, contrairement à ce qu’il semble affirmer lui-même, il s’agit d’un authentique créateur. L’image d’un Lope soucieux de plaire au public, et qu’il est dès lors difficile de différencier des auteurs complaisants sacrifiant la qualité de leurs œuvres à la facilité supposée de succès publics, est ainsi remise en cause :
‘Lope affirme que ses propres lois dramatiques sont simplement adaptées au goût du vulgaire. En réalité, un érudit tel que lui sait pertinemment que le public ne dicte pas de lois d’écriture, et surtout pas au découvreur d’une dramaturgie nouvelle. Mais ce qu’avait aussi compris le Phénix, c’est qu’une pièce de théâtre n’est pas seulement un poème dramatique ou une trame langagière : il lui faut le nerf de l’efficacité « active » de la représentation, le dynamisme de la mise en scène 96 .’C’est précisément au nom de cette comedia iconoclaste que les théoriciens français d’un théâtre alternatif – à la tragédie classique, s’entend – affirment leurs propres choix poétiques en matière de création dramatique. Dans ses Trois discours sur le poème dramatique 97 , Corneille se prête à l’exercice du commentaire d’Aristote, et pointe les zones d’ombre de La Poétique, notamment à propos des mœurs :
‘Aristote leur prescrit quatre conditions, qu’elles soient bonnes, convenables, semblables et égales. Ce sont des termes qu’il a si peu expliqués, qu’il nous laisse grand lieu de douter de ce qu’il veut dire. Je ne puis comprendre comment on a voulu entendre par ce mot de bonnes, qu’il faut qu’elles soient vertueuses 98 .’Genette voit dans les discours de Corneille la nouveauté des choix esthétiques du dramaturge. Il le laisse entendre en rappelant que Corneille a inventé ‘«’ ‘ le sous-genre mixte de la ‘comédie héroïque’’ 99 . » Dans une note, Genette cite un passage des Discours du poème dramatique, où Corneille relativise la portée des critères qu’il prête à Aristote, montrant que la dramaturgie doit évoluer en fonction des pratiques sociales et artistiques de son temps. Ainsi, les lois édictées dans La Poétique sont valables pour la tragédie et la comédie antiques, mais pour l’homme de lettres du XVIIe siècle, elles s’avèrent inadaptées. Genette fait de Corneille le dramaturge ayant ouvert la voie à une rénovation de la pratique dramatique en France : ‘«’ ‘ La dissociation inverse (action tragique en milieu vulgaire) donnera, au siècle suivant, le drame bourgeois. ’» La nouvelle catégorie dessinée en creux par Corneille dans ses Discours laisse donc bien une place à l’apparition du mélodrame, dont Jean-Marie Thomasseau a souligné la parenté avec le drame bourgeois 100 .
Dans sa thèse, E. Martinenche 101 fait de Corneille le chef de file de l’introduction de la comedia en France, mais il considère cette appropriation de la comedia par Corneille comme un signe de faiblesse :
‘Guillen et Alarcon, Lope de Vega et Calderon lui ont communiqué un peu de leur vive variété et de leur ardeur tragique. À son tour, il leur a donné plus de fermeté, il les a revêtus de clarté et d’humanité. Comment ensuite son génie s’est-il faussé à leur exemple ? C’est qu’après s’être mis au-dessus de la comedia, il s’est laissé séduire par son éclat factice, c’est que peu à peu il a oublié la forme d’imitation que lui avait suggérée son bon sens, et que croyant rentrer dans l’histoire, il est rentré dans le roman […] c’est que ce Normand a voulu subtiliser l’Espagne 102 .’Vouloir ‘«’ ‘ subtiliser l’Espagne ’», n’est-ce pas avouer implicitement qu’elle proposait un modèle théâtral grossier, dont l’adoption par Corneille n’était acceptable que parce qu’il le rendait en quelque sorte plus civilisé, le dotant de ‘«’ ‘ plus de fermeté ’» ? C’est du moins ce que suggère l’acception commune de ce verbe signifiant ‘«’ ‘ rendre subtil, affiner’ 103 ».
Martinenche indique les deux courants esthétiques qui s’opposent dans le champ théâtral :
‘La lutte est loin d’être terminée entre les deux grandes influences qui depuis le XVIIe siècle ne cessent de peser sur notre drame : d’une part, les théories et les goûts classiques, et, de l’autre, l’amour de la variété et l’imitation de l’Espagne […]. D’autre part, le public s’est élargi, et il ne se contente plus, pour être ému, d’une conversation sous un lustre 104 .’La question de l’efficacité de l’œuvre dramatique sur son public est posée, et Martinenche souscrit à l’idée que les formes dramatiques doivent suivre les évolutions de la société. Il illustre ainsi l’avènement du mélodrame, créé par des dramaturges refusant de s’arc-bouter sur les pratiques classiques, et cherchant à atteindre un public renouvelé par des formes adaptées. Au-delà de ce jugement, Martinenche oppose Corneille et Racine en fonction des différentes esthétiques dont chacun se réclame : ‘«’ ‘ La diffusion de la comedia ne contribue pas peu à nous faire comprendre l’évolution de notre théâtre du Cid à Andromaque et la réaction générale qui dresse en face de ses autels la statue du moins espagnol des hommes, du très grec et très français Jean Racine’ 105 . » Cette idée traverse la théorie et la critique du mélodrame : il s’agit d’un genre n’ayant pas la noblesse de la tragédie mais qui pourtant s’impose inéluctablement auprès du public. Martinenche évoque en effet ‘«’ ‘ la courte durée du triomphe de Racine et le prompt retour de l’influence espagnole ’», qu’il explique en écrivant, à propos de cette fameuse comedia, que ‘«’ ‘ s’adressant aux yeux autant qu’à l’âme, et aux nerfs plus qu’à l’esprit, elle est plus grossière peut-être, mais plus vivante que les pénétrantes analyses morales’ 106 . » Ainsi, tout en pointant ce qu’il considère comme des défauts de la comedia, Martinenche montre à quel point elle a influencé le théâtre français. Ses excès, tout aussi présents dans le mélodrame, sont au départ condamnés, mais un renversement s’opère finalement, permettant aux praticiens et théoriciens du mélodrame de les justifier.
Voir Lope de Vega, El Arte nuevo de hacer comedias en este tiempo (1613), Madrid, Clásicos hispánicos, 1971, 356 p.
Nadine Ly, « Lope de Vega », Histoire de la littérature espagnole, tome 1, dirigé par Jean Canavaggio, Paris, Fayard, 1993, p. 593.
Nadine Ly, op. cit., p. 593.
Pierre Corneille, Trois discours sur le poème dramatique (1660), Paris, C. E. D. E. S., 1982, 167 p.
Ibid., p. 54.
Gérard Genette, op. cit., p. 99.
« Pixérécourt, à la fin de sa carrière dramatique, reconnaissait ouvertement l’influence du drame bourgeois sur les conceptions du mélodrame », Le Mélodrame, p. 10.
E. Martinenche, La comedia espagnole en France, de Hardy à Racine, Genève, Slatkine Reprints, 1970 (1900), 434 p.
Ibid., p. 297.
Nouveau petit le Robert, dictionnaire de la langue française, p. 2159.
E. Martinenche, op. cit., p. 423.
Ibid., p. 314.
Ibid., p. 420-422.