Jean-Marie Thomasseau définit le mélodrame comme un spectacle s’adressant en priorité à la vue, par son caractère spectaculaire. Les commentateurs soulignent que le mélodrame met en scène un certain foisonnement, tant au niveau de la scénographie que des rebondissements et péripéties. La tradition littéraire tend à cloisonner depuis les origines, en ce qui concerne l’art dramatique, tragédie et comédie d’une part, et ‘«’ ‘ le reste ’», d’autre part. À l’origine, le mélodrame est condamné parce qu’il ne respecte pas la règle des trois unités, et encore moins les bienséances, comme il convient dans la représentation tragique. Le caractère spectaculaire du mélodrame est gage de sa mauvaise qualité dès les premiers temps. Or, si l’on reprend à la lettre le texte d’Aristote, on constate que cette dimension spectaculaire de la représentation dramatique est prise en compte. Il écrit au chapitre 6 :
‘Quant à la mise en scène, bien qu’elle exerce une séduction, elle est tout à fait étrangère à cet art, et n’a rien de commun avec la poétique, car le pouvoir de la tragédie subsiste, même sans concours et sans acteurs ; d’ailleurs, pour l’organisation scénique du spectacle, l’art du décorateur compte davantage que celui des poètes 107 .’Autrement dit, Aristote qui s’attache à dicter un certain nombre de lois pour l’écriture de la tragédie ne s’appesantit pas sur les questions de mise en scène, mais il ne les ignore pas pour autant. Il se place dans une perspective purement textuelle dont Jean-Marie Thomasseau a montré à quel point elle s’est profondément ancrée dans la critique dramaturgique. Pourtant, Aristote ne néglige pas l’importance de la mise en scène, et donc, la dimension spectaculaire de la représentation dramatique, et il concède une importance plus grande sur ce plan au scénographe qu’au dramaturge lui-même. Ce rapprochement entre le mélodrame et la tragédie est également proposé par Peter Brooks dans son célèbre texte consacré à l’analyse du genre mélodramatique 108 :
‘Le mélodrame ressemble à la tragédie en ce qu’il nous invite à endurer une douleur et une angoisse extrêmes. Il en diffère par sa recherche du ‘comble’, de l’excès cauchemardesque. La structure familiale que le genre exploite (ainsi que la tragédie antique) amène l’expérience du déchirement : les fidélités les plus primordiales deviennent cause de supplice. Les sentiments sont saisis à l’état presque instinctuel, originaire. ’Le recours aux artifices du spectacle et du sentiment, caractéristique de l’écriture et de la mise en scène mélodramatique, ne lui est pas exclusif, et l’analyse des critiques faisant remonter cette tradition à la définition aristotélicienne de la tragédie semble particulièrement justifiée. Dans le domaine de l’édification morale du spectateur, les configurations proposées par Aristote correspondent parfaitement à la catégorisation des personnages de mélodrame :
‘[…] on ne doit pas y montrer des hommes justes passant du bonheur au malheur (ce qui n’inspire ni crainte, ni pitié, mais répugnance), ni des méchants passant du malheur au bonheur (de toutes les situations, c’est la plus éloignée du tragique, car elle n’inspire ni sympathie ni pitié ni crainte) 109 .’Dans la perspective de l’écriture dramatique adoptée par Aristote dans son texte, certaines trajectoires sont inacceptables, de la même façon que dans le mélodrame, certaines configurations seraient inopérantes. Jacques Goimard le souligne dans son article ‘«’ ‘ Le mélo, de l’image au concept ’» 110 :
‘En termes dramatiques, deux oppositions se recoupent : il faut que l’innocent soit faible et le monstre puissant, sinon il n’y aurait pas d’action possible. Mais si l’innocent est trop faible et le monstre trop puissant, il n’y a pas non plus d’espace dramatique et il faut tempérer le dispositif […]. ’Le mélodrame propose une représentation du problème de la justice cher à Platon, si l’on en croit Goimard : ‘«’ ‘ Le mélodrame est une pièce (ou un film) racontant les démêlés d’un faible et d’un fort incarnant respectivement la justice et l’injustice, armés respectivement de candeur et de perfidie, se disputant des enjeux partiellement familiaux’ 111 . » La parenthèse montre à quel point théâtre et cinéma se confondent lorsque l’on cherche à élucider les caractéristiques du mélodrame.
Si la représentation dramaturgique a une visée moralisatrice indéniable – l’étude de la réception des films permettra de le montrer plus en détail –, celle-ci se fonde sur le sentiment que les spectateurs sont censés éprouver. Aristote parle clairement de ‘«’ ‘ crainte ’» et de ‘«’ ‘ pitié ’», et Jean-Marie Thomasseau fait de ce recours au sentiment un trait définitionnel du mélodrame, par-delà la diversité apparente des œuvres que l’on peut ranger sous cette dénomination générique.
La dimension moralisatrice des œuvres dramatiques n’est pas l’apanage de la seule tragédie. Pixérécourt lui-même pratique le mélodrame dans le but d’édifier les couches populaires :
‘[Le mélodrame] offre à la classe de la nation qui en a le plus besoin de beaux modèles des actes d’héroïsme, des traits de bravoure et de fidélité. On l’instruit par là à devenir meilleure, en lui montrant, même dans ses plaisirs, de nobles traits peints de nos annales… Le mélodrame sera toujours un moyen d’instruction pour le peuple, parce qu’au moins ce genre-là est à sa portée 112 .’L’argumentation avancée par Pixérécourt vise à résoudre la contradiction entre genres populaires et enseignement moral. L’allusion aux ‘«’ ‘ plaisirs ’» pris par les spectateurs au cours du spectacle mélodramatique montre que son premier théoricien renverse le point de vue traditionnel sur la façon dont le théâtre est susceptible de délivrer des messages de nature morale à son public. Au lieu de prôner la supériorité d’un texte exigeant, il invite au contraire à se rapprocher du niveau culturel des spectateurs, comme le suggère la dernière phrase citée. Ainsi, en s’adressant prioritairement à leurs sentiments, le dramaturge crée les conditions d’une identification spectatorielle, débouchant sur l’édification morale. Martine de Rougemont tire les conclusions suivantes de la dimension morale du mélodrame selon Pixérécourt :
‘Un genre se définit par son but, c’est-à-dire dans une grande mesure par le public qu’il vise à moraliser, au moyen du rire ou des larmes, et auquel il doit s’adapter. […] ce qui constitue la légitimité d’un genre, c’est l’organisation d’un ensemble de moyens pour produire un effet moral sur un public donné 113 .’Réduire les identifications génériques au récepteur des œuvres semble quelque peu abusif, car un tel point de vue passe sous silence d’autres éléments utiles pour caractériser les genres, en particulier sur le plan esthétique ou structurel. Toutefois, le texte cité met en évidence l’importance du public, et en fait même le moteur de l’écriture mélodramatique. Le genre devient dans cette perspective un authentique système de signes organisés selon une stratégie particulière. En ce sens, le mélodrame renoue avec la tradition moralisatrice des œuvres dramatiques, mais en se fondant sur des mécanismes autrefois dénoncés. La composante ‘«’ ‘ populaire ’» du public du mélodrame n’y est sans doute pas étrangère, et cet élément hier condamné est désormais mis en valeur puisqu’il fonde la légitimité du genre. Celle-ci s’est déplacée du terrain esthétique pour rejoindre celui de la morale, qui permet à lui seul de donner aux œuvres leur validité. La question de la moralité du genre est très importante, et fonctionne pleinement dans le domaine cinématographique que nous allons aborder.
La Poétique, 1450b.
Peter Brooks, « Une esthétique de l’étonnement : le mélodrame », Poétique (Coll.), Paris, Seuil, 1974, p. 349.
La Poétique, 1452b-1453a.
Europe, n°703-704, p. 106.
Ibid., p. 108.
Cité par Jean-Marie Thomasseau, Le Mélodrame, p. 42.
Martine de Rougemont, « Le mélodrame classique : exercice de poétiques rétrospective », Revue des sciences humaines, n°162, p. 164.