I. Formation des genres au cinéma

I A. Théorie générique et cinéma

L’analyse générique dans le domaine du cinéma emprunte ses outils à la critique littéraire, en particulier dans le cas du cinéma classique dont bien des genres sont issus de la littérature, comme le rappelle Michel Serceau : ‘«’ ‘ L’homologie avec des genres littéraires peu ou prou établis depuis l’âge classique de la littérature est un trait historique qui contribue fortement à définir le cinéma classique’ 114 . » Cela se vérifie en ce qui concerne le mélodrame : lorsque le genre est abordé dans le cinéma, une longue tradition littéraire le précède, contribuant fortement à en orienter la perception : tirant sa source d’une forme théâtrale considérée comme mineure par la critique, et de phénomènes culturels liés à la paralittérature, le terme de mélodrame n’est pas neutre au moment où le domaine cinématographique s’en empare.

La notion de genre est en plus dotée, dans le domaine cinématographique, d’une connotation péjorative. Une claire dichotomie oppose ainsi le film de genre et le film d’auteur. Raphaëlle Moine en souligne le caractère caricatural :

‘[…] cette distinction schématique, qui renvoie essentiellement à un clivage idéologique entre culture populaire et culture légitime, néglige totalement le fait [qu’un] film d’auteur, même s’il exprime la personnalité d’un cinéaste, est aussi souvent un film génériquement marqué 115 .’

Cette mise au point replace les questions génériques dans le domaine cinématographique au sein d’une problématique industrielle qu’il convient de faire apparaître d’emblée, car elle contribue à expliquer la différence de perspective entre la théorie des genres dans le champ littéraire et cinématographique. Elle procède du préjugé négatif accompagnant la désignation des genres au cinéma. Il s’agit d’un point essentiel déjà au cœur des réflexions sur le mélodrame littéraire, s’affirmant davantage encore au cinéma. Cette situation n’est pas sans conséquences sur la part des études génériques, longtemps négligées au profit d’autres questionnements plus généraux 116 .

D’une manière générale, on définit un genre cinématographique à partir de divers éléments souvent hétérogènes, selon un procédé théoriquement discutable posant de nombreux problèmes recensés par Jean-Marie Schaeffer dans le cadre littéraire. Lorsque Francesco Casetti fait le point sur les diverses théories génériques existantes, il constate les mêmes écueils que ceux apparus dans notre précédent chapitre. C’est ce que l’on peut conclure de son commentaire de la théorie proposée par Todorov, dont il pointe les limites :

‘[…] il ne semble pas que rentrent dans ce tableau d’ensemble des précisions concernant les niveaux de pertinence de ces caractères (personnages et actions contribuent-ils à la définition d’un genre en égale mesure ? […]) ; il semble que ne soit pas soulevée la question des seuils qui séparent un genre d’un autre (existe-t-il un nombre minimum de caractères par genre ? Quelles sont les limites qui distinguent une violation d’une innovation ? etc.) ; on parle fort peu de la hiérarchie des facteurs considérés comme pertinents 117 .’

Les problèmes posés à l’analyste des genres en matière de cinéma sont en tous points similaires à ceux qui surgissaient dans le domaine littéraire. Pour tenter de démêler ces difficultés, Marc Vernet propose une série de critères précis. Il pose ainsi comme traits définitionnels d’un genre d’une part son cadre référentiel ou sujet, et d’autre part ce qu’il nomme ‘«’ ‘ l’obligatoire et l’interdit ’» : ‘«’ ‘ Un film de genre ’ ‘doit ’ ‘regrouper un certain nombre de traits obligatoires pour qu’il soit reconnu comme tel […]. Un film de genre ’ ‘ne doit pas ’ ‘(ou plutôt doit ne pas) comprendre certains éléments, car la ‘loi du genre’ est aussi inclusive qu’exclusive’ 118 . » Abordant le matériau cinématographique de façon plus directe, il énumère un certain nombre d’éléments contribuant à l’identification des genres, tant sur le plan du ‘«’ ‘ pro-filmique »’ dans lequel il range le décor, ou l’aisance d’identification des personnages par le spectateur, et le recours particulier à des codes cinématographiques généraux comme la lumière, ou encore des codes spécifiques de dialogue. Il souligne enfin que la ‘«’ ‘ prégnance des codes ’» fonctionne comme une garantie, et permet des ‘«’ ‘ rappels interfilmiques. » ’

L’effort de Vernet pour distinguer les éléments susceptibles d’entrer dans la définition d’un genre permet de faire avancer la réflexion, en soulignant les mécanismes présidant aux logiques génériques. Pour lui, le genre est un système de représentation organisant un certain nombre de traits pour former un corpus cohérent d’œuvres. Toutefois, ses réflexions posent le problème de la pertinence et de la hiérarchisation des critères permettant d’identifier un genre : Vernet énumère les différents domaines dans lesquels on peut trouver des manifestations d’appartenance générique, mais il reste assez flou dans l’identification de certains d’entre eux, et surtout, dans la façon dont chacun intervient, selon son degré d’importance, dans la configuration d’un genre. Les catégories proposées semblent d’un maniement malaisé : il range ainsi dans le domaine du ‘«’ ‘ pro-filmique »’ des éléments aussi hétérogènes que le ‘«’ ‘ décor ’», ou les ‘«’ ‘ personnages ’». On comprend bien que le premier puisse s’y rattacher, mais la question de l’articulation des personnages dans les films de genre semble renvoyer des questions de structure profonde, davantage qu’à l’immédiateté de ce qui est représenté dans les images. Enfin, Vernet se montre particulièrement évasif au moment d’évoquer ce qu’il appelle les ‘«’ ‘ codes ’» intervenant dans la mise en place et l’identification des genres.

Les catégories proposées ont le mérite de balayer un large éventail des domaines où les genres cinématographiques se manifestent, et surtout de poser la question du rapport qu’ils entretiennent entre eux. L’apport de ces réflexions est indéniable, mais Vernet semble s’être arrêté en chemin, en ne répondant pas de façon satisfaisante aux problèmes soulevés. La synthèse la plus intéressante de la théorie générique se trouve dans l’ouvrage de Raphaëlle Moine. Elle combine en effet divers types d’approche du phénomène générique, pour en approcher une définition aussi précise que possible, après avoir rappelé à quel point il est illusoire de prétendre enfermer les œuvres cinématographiques dans des cloisonnements génériques étanches et immuables 119 . Une fois ces réserves faites, elle s’appuie sur les travaux de Rick Altman pour montrer comment on peut élaborer une définition assez précise et assez souple des genres, en recourant à des éléments ‘«’ ‘ sémantiques ’», relevant du contenu des films, et ‘«’ ‘ stylistiques ’», davantage liés à des questions de structure.

Pour Raphaëlle Moine, cette approche permet d’évaluer les genres dans une perspective historique, et d’en mesurer les évolutions éventuelles en fonction de l’incorporation ou au contraire de la disparition de certains éléments :

‘L’évolution des genres tendait […] à se réduire à des modifications structurelles internes […]. Il semble au contraire que le modèle sémantico-syntaxique, précisément à cause de sa dualité, permette de rendre aussi compte des genres dans leur continuité historique : par exemple, des éléments sémantiques nouveaux peuvent se combiner avec les anciens et s’insérer dans la syntaxe du genre […] 120 .’

Ce mode d’approche des logiques génériques fait apparaître la possibilité concrète d’en appréhender les évolutions dans le temps. Il intéresse à ce titre directement notre étude : afin de montrer comment le mélodrame mexicain se modifie en passant par Cuba, il conviendra de mettre en évidence les éléments nouveaux incorporés par le genre, afin de mesurer les conséquences de ces modifications en termes de désignation générique. Ce phénomène est particulièrement important dans le domaine cinématographique, où les films peuvent difficilement être étudiés hors de toute référence à leur contexte de production.

Notes
114.

Michel Serceau, « Vie, mort et retour des genres », CinémAction : panorama des genres au cinéma, Paris, Corlet/Télérama, n°68, 3ème trimestre 1993, p. 211.

115.

Raphaëlle Moine, op. cit., p. 92.

116.

Francisco Casetti le rappelle : « La sémiotique cinématographique ne s’est occupée que marginalement du problème des genres. Cette négligence […] n’est assurément pas due à quelque omission volontaire ; c’est plutôt ailleurs qu’il faut en rechercher les causes, par exemple dans la place privilégiée longtemps accordée aux thèmes de discussion plus généraux […] ou au contraire dans le champ excessivement limité de la plupart des enquêtes sur les textes. » Texte sans titre publié dans Ça cinéma, Paris, Albatros, n°18, 1979, p. 37. Raphaëlle Moine souligne malgré tout l’emprise de l’idéologie dans cette « omission », sans doute plus « volontaire » qu’il n’y paraît, les sujets de recherche ne s’imposant jamais naturellement... Depuis, la situation a évolué, et les études génériques se sont largement développées, notamment à travers la publication des travaux de Jean-Louis Leutrat sur le western, ou de François Guérif sur le film noir.

117.

Ibid., p. 39.

118.

Marc Vernet, « Genre », Lectures du film, Paris, Albatros, 1980, p. 109-110.

119.

« Il ne saurait y avoir de typologie universelle des genres, construite sur des distinctions reconnues de tous, organisée en catégories stables et découpant de façon définitive le paysage cinématographique en groupes de films. », Raphaëlle Moine, op. cit., p. 20. L’analyse de l’évolution du mot servant à désigner le genre a montré la validité de cette perspective, sur laquelle nous reviendrons dans notre point suivant.

120.

Ibid., p. 58.