Vernet considère le genre comme ‘«’ ‘ effet et comme cause de la production cinématographique’ 121 . » Il extrait les considérations génériques de leur contexte théorique pour les relier à la pratique cinématographique concrète. Cette conception reprend les analyses génériques dans un sens nouveau : au lieu de considérer les genres comme des objets d’analyse générale, il en fait des réalités historiques ancrées dans des modes de production spécifiques au cinéma. Vernet met ainsi en évidence un trait distinctif des logiques génériques en littérature et en cinéma, lié au caractère industriel des premières. Rick Altman 122 développe ce point de vue, et montre que la définition générique a peut-être toujours été faite à l’envers. Dans son ouvrage novateur, il explique que la logique générique est bien plus dynamique que ce que l’ensemble de la critique a bien voulu dire.
Selon lui, la critique porte un regard a posteriori sur les genres, comme si ces derniers avaient existé de toute éternité et allaient de soi, alors qu’ils sont le fruit d’une stratégie de la part des studios, dont le mécanisme est ainsi décrit : au lieu d’appliquer systématiquement une forme préexistante, les majors de Hollywood observent les plus gros succès en termes de public, et tentent d’en profiter pour produire des films qui, fondés sur les mêmes effets, auront les mêmes potentialités en termes de rendement commercial. Il fait ainsi la différence entre ce qu’il nomme le ‘«’ ‘ jeu du critique ’» et le ‘«’ ‘ jeu du producteur ’» dont les stratégies et les buts sont fort différents 123 . Altman expose un processus de communication à divers niveaux dans l’élaboration des genres, entre les producteurs, le public et la critique, puisqu’il considère que le discours de cette dernière joue également un rôle dans la réception des films. Ainsi, l’écriture générique n’est pas aussi figée qu’il pourrait sembler au départ.
Son analyse souligne que l’apparition d’un genre autonome se produit au moment où ce qui n’était qu’un adjectif dans la désignation d’un certain type de films devient substantif. Cela rejoint le problème déjà abordé dans le contexte littéraire 124 . Cette étape montre que le genre est reconnu comme tel, et n’a plus besoin de l’adjectivation pour être identifié. Altman décrit à titre d’exemple la formation du ‘«’ ‘ mélodrame ’» :
‘En una primera etapa, el término se emplea siempre como adjetivo, como descripción y limitación de una categoría más amplia ya existente No sólo poesía sino poesía lírica o poesía épica […]. Cuando un adjetivo se convierte en un sustantivo categórico, se libera de la tiranía del nombre […]. La cantidad de términos genéricos que han seguido este proceso de sustantivización es sorprendente […]. En algunos casos se requiere un neologismo para pasar del adjetivo al nombre : […] Drama musical se convierte en melodrama […]. En cada caso, la emancipación del adjetivo respecto al nombre cualificado conlleva la formación de una nueva categoría con su propio estatus independiente 125 .’Au cinéma comme en littérature, l’évolution du vocabulaire servant à désigner les genres est porteuse de sens : l’histoire du mot se montre solidaire de celle du fait désigné, et de la façon dont celui-ci est perçu. Quand un genre se constitue comme tel et est considéré comme autonome, sa désignation se débarrasse de sa dimension adjectivale pour accéder au rang de substantif. L’expression ‘«’ ‘ tyrannie du nom ’», employée par Altman, le montre clairement : lorsqu’un genre existant (‘«’ ‘ drame musical ’») donne lieu à un certain nombre de productions acquérant une autonomie suffisante pour configurer un ensemble d’œuvres cohérent (ici, l’élément ‘«’ ‘ musical ’», qui n’est pas consubstantiel au ‘«’ ‘ drame ’»), celui-ci peut devenir un genre (‘«’ ‘ mélodrame’). Dans le cas analysé par Altman, la composante ‘«’ ‘ musicale ’», au départ apposée au ‘«’ ‘ drame ’», devient suffisamment significative pour se libérer de l’emprise du nom qu’elle qualifiait et devenir à son tour un substantif. La mise en évidence de ce processus dynamique s’oppose à la vision des genres comme des réalités transhistoriques immuables.
Le point de vue d’Altman rend compte de la créativité générique et permet de sortir de l’impasse axiologique dans laquelle s’est enfermée une bonne part de la critique qui se contente de renvoyer dos à dos de façon particulièrement schématique ‘«’ ‘ cinéma de genre ’» et ‘«’ ‘ cinéma d’auteur ’», comme Barthélémy Amengual :
‘Si on oppose – et je les oppose – œuvres de genre (de grande consommation, de divertissement, d’évasion) et œuvres d’auteur (toute œuvre d’importance est, par un biais ou un autre, œuvre d’auteur), il me paraît difficile de ne pas tenir l’obéissance (l’asservissement) au genre pour une source de médiocrité 126 .’L’opposition entre ‘«’ ‘ genre ’» et ‘«’ ‘ auteur ’» place les questions génériques dans une perspective industrielle posant le problème de la qualité des œuvres. L’emploi du terme ‘«’ ‘ asservissement ’» pointe l’absence de créativité associée aux pratiques génériques. Cette affirmation se donne à lire comme une appréciation personnelle, mais elle omet le processus créateur l’origine de l’émergence des genres, tel que l’a identifié Altman, en faisant apparaître une confusion terminologique :
‘Se ha utilizado con demasiada frecuencia esta expresión, filme de género, de manera intercambiable con la designación, más general, de género fílmico o, simplemente, se ha aplicado a cualquier película que presente vínculos obvios con un género reconocido. Conviene, pues, un uso más preciso: los filmes de généro son películas producidas después de que un género se haya reconocido popularmente y consagrado a través de la sustantivación […] 127 .’La réflexion d’Altman apporte un éclairage nouveau, en faisant entrer les problématiques génériques dans le domaine cinématographique de plain-pied dans la stratégie promotionnelle des studios, dont l’usage trop intensif précipite l’usure des genres.
Une différence qualitative dans le traitement des genres trouve donc ici une explication : la création des genres dans le contexte hollywoodien est un processus dynamique, engageant les studios et les spectateurs dans une vaste relation d’échange où s’affirment progressivement des traits génériques. Ce mouvement peut également être observé au Mexique, qui possédait des studios de taille importante, contrairement à Cuba où la production restait une aventure prise en charge par des volontés individuelles, avec une très faible intervention de l’État. La relative puissance des studios mexicains porte pourtant en germe ce qui sera fatal à ce cinéma : la routine industrielle, dont Altman a montré qu’elle finissait par nuire au dynamisme de la production. En effet, selon lui, une fois que les studios ont réussi à élaborer un genre à partir d’une série de films à succès, il faut passer à autre chose, sous peine de se répéter de façon stérile et de lasser le public. Si les studios nord-américains ont les moyens d’y parvenir, il semble que leurs homologues mexicains n’aient finalement pas su éviter cet écueil, comme le montre Tomás Pérez Turrent, historien des studios de cinéma mexicains, en évoquant leur développement dès la fin des années 1930 :
‘Pour la première fois se manifeste une tendance industrielle, dont les conséquences seront fatales pour le cinéma mexicain : faire le cinéma le meilleur marché possible, sans se soucier de la qualité – y compris, même, du point de vue industriel. Cette tendance s’affirmera à partir des années cinquante et deviendra la règle dominante 128 .’Les succès quantitatifs du cinéma mexicain ne sauraient masquer ses carences sur le plan qualitatif, et Pérez Turrent rappelle qu’au plus fort de l’industrie cinématographique mexicaine, on évoquait déjà la crise qui allait finir par avoir raison d’elle à la fin des années 1950, avec la fermeture de plusieurs studios :
‘No se dio ninguna variación en cuanto a las líneas estéticas y genéricas del cine producido. Quiere decir que mientras en torno a la industria había un gran movimiento y ocurrían cosas de consecuencias, en el cine seguía todo igual […]. Desde fines de los años treinta, cuando por otro lado se hablaba de la afirmación de la industria cinematográfica, se mencionaba ya la crisis […]. Después del auge, cuando llegaron a funcionar hasta cinco estudios cinematográficos en plena euforia de construcción de este tipo de instalaciones, también se habló de crisis 129 .’Les propos de Pérez Turrent illustrent la façon dont le processus générique, si dynamique aux États-Unis qui disposent de studios puissants, se sclérose en quelque sorte au Mexique, qui, après avoir créé une cinématographie originale, l’a trop exploitée, finissant par la ruiner tant sur le plan commercial qu’esthétique. Que dire alors de Cuba, où la structure industrielle était totalement inexistante ? Là, la dynamique générique n’existe pas vraiment, et les cinéastes cubains ou mexicains travaillant dans l’île se contentent de reprendre des formes inventées ailleurs.
Marc Vernet, op. cit., p. 108.
Rick Altman, Los généros cinematográficos, Barcelone, Paidos comunicación, 2000, 332 p.
Il évoque en effet ce que l’on pourrait appeler : « le ‘jeu du critique’, soulignant sa nature rétrospective. Fondamentalement synchronique par nature, le ‘jeu du critique’ est diamétralement opposé au ‘jeu du producteur’, entièrement prospectif, et qui possède des règles sensiblement différentes ». Rick Altman, « Where do genres come from ? », The birth of film genre, Udine, université d’Udine, 1999, p. 44. La traduction est de nous.
Voir en particulier la question du mot mélodrame, 1. 1. 1. 2.
Los généros cinematográficos, p. 81-82. De façon significative, le premier exemple d’Altman est tiré du champ littéraire, ce qui confirme que la comparaison entre les domaines littéraire et cinématographique est bien opérante en ce qui concerne l’analyse des processus génériques.
Barthélémy Amengual, « Bon chic, bon genre ? », CinémAction, n°68., p. 198.
Los Géneros cinematográficos, p. 85.
Tomás Pérez Turrent, « Les studios », Le Cinéma mexicain dirigé par Paulo Antonio Paranaguá, Paris, Centre Georges Pompidou, 1992, p. 164.
Tomás Pérez Turrent, La Fábrica de sueños. Estudios Churubusco, 1945-1985, Mexico, Imcine, 1985, p. 58-61.