La critique a largement souligné l’importance du genre mélodramatique dans les films de D. W. Griffith, pionnier du cinéma narratif. Cette dimension narrative du cinéma permet de relier ses origines au genre mélodramatique. Dans son étude sur les genres cinématographiques au moment de l’avènement du parlant, Vicente José Benet souligne que le recours au genre a été au départ, et notamment dans le cas de Griffith, un moyen expressif, permettant au récit de faire alterner des moments d’action intenses dans le cadre de la narration, où s’exaspèrent les tensions exprimées par la gestuelle des personnages notamment 130 . Le ‘«’ ‘ genre ’» mélodramatique est au fondement de l’expression cinématographique, en tant que matrice narrative. Il permet de donner au récit filmique un certain type d’organisation, susceptible de soutenir l’attention du spectateur en faisant alterner les moments de pause et d’accélération.
Mais ce cadre reste général ne permet pas d’identifier précisément en quoi consiste le genre. L’imprécision terminologique dont il a été frappé à l’origine est soulignée un peu plus loin par Benet, qui ajoute qu’au départ, c’est-à-dire tant qu’il était considéré comme un cadre narratif général davantage que comme une forme particulière, avec ses propres codes de mise en scène et ses éléments thématiques particuliers, le terme ‘«’ ‘ mélodrame ’» était appliqué à des films que l’on qualifierait aujourd’hui sans doute autrement, par exemple les films de gangsters 131 .
Le genre mélodramatique se spécialise progressivement, sur le plan de la forme comme du contenu, dès lors qu’il est mis en comparaison avec d’autres genres. Ainsi, nous quittons le cadre narratif général pour nous rapprocher d’une définition du genre plus spécifique, incluant des particularités narratives, mais aussi des catégories formelles, esthétiques et thématiques plus précises.
À toutes les étapes de son évolution, le genre offre un cadre plus ou moins contraignant auquel chaque œuvre particulière doit correspondre pour être identifiée comme appartenant à ce genre, comme le rappelait Marc Vernet. Son fonctionnement peut se rapprocher de celui d’un phénomène de langage et d’écriture ayant souvent reçu un traitement critique similaire : le cliché. Anne Herschberg-Pierrot montre la façon particulière dont le recours au cliché est perçu par la critique dans le contexte littéraire. Le fait de le rapprocher du genre permet de tirer certaines conclusions sur la façon dont il a été appréhendé. Elle écrit, en partant de la définition du cliché comme une unité de phrase :
‘Ces unités de phrase s’insèrent dans des unités textuelles plus vastes, ‘unités thématiques’ obligées, [qui] sont à relier au genre dont elles relèvent : celui-ci fonctionne en effet comme un ‘horizon d’attente thématique et formel institutionnalisé’, comprenant un ensemble de contraintes génératives.Entre le recours au cliché, la citation et la reproduction pure et simple dans le cadre de la paralittérature, il n’y a qu’un pas facilement franchi, comme le montre un autre texte de Herschberg-Pierrot écrit en collaboration avec Ruth Amossy. Les auteurs relient le recours au cliché à une situation de lecture bien particulière renvoyant à la paralittérature. On passe ainsi à la désignation d’une forme générale, que l’on peut facilement rapprocher de l’écriture générique :
‘La stéréotypie est ici envisagée dans le sens le plus général du terme, et étendue aux macrostructures. C’est que l’objectif consiste à expliquer comment, à partir d’éléments d’ores et déjà familiers, le texte se laisse appréhender, interpréter et goûter. À ce niveau, les notions spécifiques de cliché et de stéréotype perdent de leur autonomie et s’intègrent […] dans une stéréotypie généralisée au sein de laquelle tous les niveaux contribuent à l’interaction du texte et du lecteur. Processus qui ne va pas sans dissoudre la spécificité des notions de cliché et de stéréotype dans celles, très générales, de forme fixe, de scénario familier – ou de forme littéraire tout court 133 . ’Le cliché, forme discursive figée, peut donc se faire ‘«’ ‘ genre ’» dès lors qu’il affecte un texte et son processus d’écriture dans leur ensemble. Or, les deux critiques rappellent que si le recours aux lieux communs était une pratique acceptée depuis Aristote, les changements introduits par le XIXe siècle romantique inversent cette tendance, dévalorisant le recours au cliché dans l’écriture 134 . Elles pointent ainsi la ligne de partage séparant la littérature légitimée et la paralittérature, en fonction de leur rapport au cliché :
‘Contrairement aux textes qui retravaillent les schèmes figés et les expressions toutes faites, la littérature de masse ou ‘paralittérature’ se nourrit de formes stéréotypées. Elle s’ajuste de la sorte à la demande du grand public qui recherche des modes d’expression et des effets esthétiques immédiatement accessibles 135 .’La mise en rapport du processus d’écriture générique et celui de l’écriture stéréotypique montre le mode de fonctionnement du premier tout en introduisant les relations problématiques entretenues entre les ‘«’ ‘ œuvres de genre ’» et la critique. L’écriture mélodramatique n’échappe pas à cette règle, et elle sera généralement méprisée, sauf dans quelques cas particuliers qui ne tiennent pas au genre mais à la personnalité du cinéaste, ce qui est une manière de faire sortir sa création de l’attitude stéréotypée que suppose habituellement ce type de pratique. Noël Burch, écrit à ce sujet : ‘«’ ‘ on méprisera, tout comme Delluc naguère, le ’ ‘«’ ‘ mélo »… sauf lorsqu’un des géants lui insuffle son ’ ‘«’ ‘ génie » (Cukor, Vidor, Preminger…)’ ‘ 136 ’ ‘. ’»
Nous nous proposons à présent de montrer, à travers des exemples concrets, comment les logiques génériques décrites se manifestent dans les films. Cette étude de cas prenant en compte un film de Cukor permettra de voir dans quelle mesure le ‘«’ ‘ génie ’» permet de sortir des considérations négatives généralement inhérentes au mélodrame.
Vicente José Benet, « Hollywood film genres and the advent of the sound film », La nascita dei generi cinematografici, Udine, université d’Udine, 1999, 441 p. Il écrit à ce propos : « dans le processus d’intégration narrative de Griffith, la mélodrame s’établit lui-même comme un cadre essentiel permettant de combiner le dynamisme de l’action et un certain tempo général qui rend le temps de la narration compatible sur le plan interne avec des moments où culminent des images explosives, des attitudes exagérées de la part d’un acteur, ou des gros plans d’une star», p. 318. La traduction est de nous.
Nous lisons ainsi que « dans de nombreux films des années 1930, l’effet mélodramatique s’avère être utilisé dans des désignations génériques, en même temps qu’il continue de fonctionner comme un élément de structuration et de cohésion […]. Mon idée est de montrer que le mélodrame, en tant qu’outil, reste un élément essentiel dans la construction narrative des premiers films représentatifs d’un genre particulier et comment cet outil disparaît lentement au fil du temps alors que les paramètres du film réaliste jouent progressivement un rôle plus important dans la narration », p. 322. La traduction est de nous.
Anne Herschberg-Pierrot, « Problématiques du cliché/sur Flaubert », Poétique, Paris, Seuil, n°43, Septembre 1980. Elle fait respectivement correspondre ces trois espèces de clichés inhérents à la pratique générique aux catégories classiques de dispositio, inventio et elocutio, montrant que cette pratique est très ancienne.
Ruth Amossy et Anne Herschberg-Pierrot, Stéréotypes et clichés, Paris, Nathan, 1997, p. 77.
Elle rappellent en effet : « Au XIXe siècle, [la] critique répond au refus des modèles communs de parole et de pensée. Le trivial n’est plus le carrefour d’une communauté mais le point de séparation de l’individuel et de la route commune : il désigne cet espace de division, de distinction de l’individuel et du social », Ibid., p. 17-18.
Ibid., p. 78.
Noël Burch, Revoir Hollywood, la nouvelle critique anglo-américaine, Paris, Nathan, 1993, p. 12.