II. Illustration des évolutions génériques : étude de cas

II A. Film d’auteur ou mélodrame ? Une question critique

Afin de mener à bien une première approche concrète du mélodrame mexicain, abordé de façon plus systématique dans le prochain chapitre, il convient d’en esquisser les principaux traits à travers une étude de cas. Celle-ci permettra en effet, grâce à l’analyse de quatre films que l’on peut rapprocher sur le plan de leur contenu, d’illustrer l’élaboration progressive du genre mise en évidence sur le plan théorique. Les réseaux d’influence dessinés prennent ainsi corps dans des exemples précis qui les donnent à voir à l’écran. Nous avons en effet montré, en nous appuyant sur les propositions de Rick Altman, que la cristallisation d’un genre est avant tout une ‘«’ ‘ politique de studio. ’» Dans le contexte qui nous intéresse, les modèles génériques s’élaborent progressivement à partir de pays ayant une importante infrastructure cinématographique, pour être ensuite réinvestis ailleurs. Concrètement, cette évolution suit celle de la diffusion des films, selon une trajectoire permettant d’observer les éléments invariants et les infléchissements que peut connaître un genre, dans un double mécanisme : si les films se construisent en référence à un modèle, ils sont en même temps eux-mêmes ‘«’ ‘ constructeurs ’» du genre.

L’étude de cas porte sur quatre adaptations successives d’une même histoire de ‘«’ ‘ visage de femme ’», qui ont effectué un trajet intéressant puisqu’elles sont passées de la Suède aux États-Unis, puis au Mexique et enfin à Cuba. Soit respectivement et chronologiquement : En kvinnas ansikte (Gustaf Morlander, 1938), A woman’s face, (George Cukor, 1941), Hipócrita, (Miguel Morayta, 1949) et Piel Canela, (Juan José Ortega, 1953). Ces films permettent d’illustrer concrètement la mise en place des codes génériques, à travers les réélaborations successives d’une même intrigue. Cette analyse est d’autant plus éclairante que, dans le corpus choisi, deux films font partie des coproductions mexicano-cubaines, objet d’une étude plus détaillée par la suite. Cette première approche permettra donc d’en montrer l’originalité ou au contraire la fidélité par rapport aux modèles qui les ont inspirés.

Rick Altman a souligné l’importance des mots et de leur rôle dans la désignation générique, et les films choisis permettent de mesurer comment les adaptations successives auxquelles a donné lieu cette histoire attestent une progressive dégradation, que l’on peut repérer à travers les termes employés pour désigner les œuvres.

Un bref relevé effectué dans des textes contemporains des films donne une bonne idée de la façon dont ils ont été reçus par la critique. Le film original de 1938 a été bien accueilli aux États-Unis où il a été diffusé rapidement, comme le montre le Variety film review 1938-1942 137 . Le film suédois est l’objet d’un texte publié le 4 Octobre 1939, où ses qualités sont largement vantées. On insiste sur sa force ‘«’ ‘ émotionnelle ’», caractérisant même le film d’‘»’ ‘ étude psychologique ’» 138 . Une large place est accordée au talent de son actrice principale Ingrid Bergman. Le film est intégré dans une authentique stratégie promotionnelle où le star system a toute sa place et fait même office d’argument de vente. L’article évoque également les remakes dont le film est susceptible de faire l’objet sur le sol américain 139 , ce qui en fait un élément clé dans la mise en place d’un code générique particulier.

L’article insiste sur les qualités proprement cinématographiques de l’œuvre, et en particulier sur le talent du metteur en scène. Une telle valorisation montre que le film est considéré comme une véritable œuvre du septième art, dont Morlander maîtrise visiblement les techniques pour produire ses effets. L’adéquation entre le fond narratif et la forme mise à son service garantit la bonne qualité du film. Cela permet de mesurer des variations dans la perception des différentes œuvres en tant que ‘«’ ‘ cinématographiques ’».

C’est ce que l’on remarque dans les commentaires faits à propos du film de George Cukor, dont la filiation avec le film suédois est reconnue de tous, à commencer par le réalisateur. Dans la même revue, le film se singularise avant tout par ses qualités ‘«’ ‘ dramatiques ’», et non plus seulement parce qu’il propose une fine analyse psychologique. Nous nous rapprochons du terrain mélodramatique, et seul manque désormais un préfixe pour que l’on y entre de plain-pied. Il ne se fera pas attendre longtemps. Lors de la sortie du film, l’article de Variety suggère que ce dernier est voué à connaître un certain succès commercial parce qu’il a su se détacher des effets faciles d’habitude mis en œuvre lorsque l’on cherche à s’imposer auprès du public féminin 140 . Cela pose la question du public, abordée cette fois sous un angle plus précis : les films répondant à l’appellation générique ‘«’ ‘ drame ’» sont traditionnellement fabriqués pour satisfaire un public féminin, ce qui apparaît comme une preuve en soi de leur faiblesse. L’article souligne le ‘«’ ‘ suspense dramatique ’» à l’œuvre dans le film, et insiste sur le jeu ‘«’ ‘ romantique ’» de Conrad Veidt.

Mais la critique désigne généralement le film comme un mélodrame, notamment dans des ouvrages proposant des études globales de l’œuvre de Cukor. Dans deux cas, cette désignation générique est directement employée pour caractériser la production du cinéaste pendant les années quarante 141 . Dès lors que le film de Cukor est rangé sous la catégorie ‘«’ ‘ mélodrame ’», la critique en pointe les défauts, qui semblent inhérents à son appartenance générique. Pour Patrick Mc Gilligan, il existe une claire distinction sur le plan formel et générique entre la première partie, d’inspiration expressionniste – grâce, entre autres à la présence déjà signalée de Conrad Veidt, acteur du Cabinet du docteur Caligari dont la présence fonctionne comme un authentique signe esthétique – et la deuxième, qui ‘«’ ‘ sombre ’» littéralement dans le mélodrame 142 .

La désignation générique ‘«’ ‘ mélodramatique ’» semble contaminer la partie du film à laquelle elle est affectée. Nous assistons à une forme de dégradation progressive lorsque le film est adapté et ‘«’ ‘ mélodramatisé ’». Le ton se fait d’ailleurs volontiers irrévérencieux, notamment lorsque Mc Gilligan parle de l’héroïne comme une forme de ‘«’ ‘ Lady Scarface ’», avec une allusion ridiculisante à une espèce d’Al Capone (Scarface) en jupons…

Cette tonalité des commentaires de films considérés nommément comme des ‘«’ ‘ mélodrames ’» s’affirme au moment où cette histoire est filmée au Mexique puis à Cuba. Désormais, la désignation générique ne s’applique plus à une partie des œuvres mais à leur ensemble. C’est ce que l’on constate dans les articles d’Emilio García Riera 143 , car, est-il besoin de le préciser, les deux dernières versions dont nous nous occupons ne font pas l’objet de la moindre ligne dans Variety. Cela illustre comment les cinémas nationaux s’influencent les uns les autres, mais dans un seul sens. Le cinéma mexicain s’est nourri de modèles nord-américains, mais l’inverse n’est pas vrai : le cinéma nord-américain ne s’est pas en retour inspiré du mexicain pour produire de nouveaux films, comme le montre cet exemple précis. García Riera souligne d’ailleurs, aussi bien pour Hipócrita que pour Piel Canela, que ces films se sont directement inspirés de A woman’s face : le critique mexicain a intégré leur situation périphérique par rapport à d’autres industries du cinéma.

Hipócrita est un film mexicain considéré comme un ‘«’ ‘ melodrama cabaretil ’» dont García Riera pointe le caractère répétitif par rapport à son modèle générique. Dans son commentaire, il insiste sur les sources d’inspiration du film, exclusivement nord-américaines. Passant à Piel Canela, film mexicano-cubain tourné par le cinéaste mexicain Juan José Ortega, le commentaire se fait plus franchement négatif. La caractérisation générique est gommée car le film est présenté comme une ‘«’ ‘ copia descarada ’ ‘del ’ ‘film norteamericano ’», d’ailleurs qualifiée quelques lignes plus loin de « malísima ». Le dernier avatar de A woman’s face, partiellement tourné à Cuba, est ainsi l’aboutissement du processus de dégradation auquel le film semble avoir été soumis au cours de ses différentes adaptations. Pourtant, García Riera semble ignorer les points communs existant entre les quatre films – il n’évoque d’ailleurs pas du tout le premier – permettant de dégager une esthétique qu’ils ont en partage, à partir de laquelle les spécificités mexicaines et cubaines sont susceptibles de se dégager.

Notes
137.

Variety film review, New York, Garland Publishing, 1983.

138.

La bonne presse dont jouit le film suédois ne se dément d’ailleurs pas malgré le passage du temps, comme l’atteste la catégorie sous laquelle il est rangé par l’historien et critique de cinéma français Jean Mitry dans son histoire du cinéma. En effet, il apparaît défini comme un film de « réalisme psychologique », c’est-à-dire qu’il est appréhendé de la même manière que lors de sa sortie aux États-Unis, sous une désignation générique sinon flatteuse en soi, du moins plus neutre que celle de « mélodrame ». Voir Jean Mitry, Histoire du cinéma, tome 4, Paris, Ed. Jean-Pierre Delarge, 1980, p. 288.

139.

Le film est défini comme « une étude de nature psycho-physique, émotive, travaillée et poignante. ». On évoque à son sujet des « possibilités de remake U. S ». Enfin, les qualificatifs laudatifs se multiplient quant au travail d’Ingrid Bergman, : « Elles est superbe […]. Dans le rôle principal, elle incarne magnifiquement une femme à l’âme brisée dont le destin, par l’intermédiaire d’un accident, a décrété qu’elle devrait subir l’ignominie d’un visage lacéré de cicatrices, et de l’amertume. » La traduction est de nous.

140.

« Il y a une étonnante qualité dramatique dans cette version américaine d’une production originale suédoise […]. En mettant en avant l’histoire du handicap d’une femme et de sa régénération finale, le film véhicule davantage que les appels habituels au public féminin, assurant un succès correct au box office. » Ibid. La traduction est de nous.

141.

James Bernardoni écrit : « Les années 1940 ont été la décennie du mélodrame pour Cukor », George Cukor, a critical study and filmography, Jefferson, Mc Farland, 1985, p. 45. Le film est traité dans l’ouvrage de Carlos Clarens sur Cukor dans le chapitre 5 intitulé « Mélodrame et erreurs de casting », Cukor, Londres, BFI, 1976, p. 73. La traduction est de nous.

142.

Cette séparation du film en deux apparaît notamment lorsqu’il évoque le jeu de Joan Crawford : « Son jeu est solide, en particulier dans la première moitié du film. Dans la seconde cependant, l’histoire sombre dans le pur mélodrame, culminant dans une course poursuite destinée à en finir avec le méchant », George Cukor, a double life, Londres, Faber and Faber, 1992, p. 164. La traduction est de nous.

143.

Voir Emilio García Riera, Historia documental del cine mexicano, Guadalajara (Mex.), université de Guadalajara, 1993, tome 4, p. 77 pour Hipócrita, et tome 6, p. 170 pour Piel Canela.