Le premier point permettant de comparer les quatre films réside dans leur trame même. L’histoire racontée est dans tous les cas identique, du moins dans ses grandes lignes 144 . Selon le cas, le dénouement est heureux ou dramatique, mais la trame narrative peut s’appliquer aux quatre œuvres, et rend compte de l’histoire de chacune d’elles.
Les points communs entre ces quatre films ne se cantonnent pas à l’histoire racontée. La caractérisation et l’évolution des personnages principaux est également très semblable. Chacun des trois films met en scène trois personnages ‘«’ ‘ typiques ’», dont les caractéristiques et fonctions se retrouvent de façon identique d’une œuvre à l’autre. Le premier et le moins problématique est le chirurgien, jouissant de la caractérisation la plus positive pour plusieurs raisons. Tout d’abord, il prend en charge l’héroïne et lui propose de l’opérer de façon désintéressée. D’autre part, il est le seul personnage parvenant à déceler la bonté de sa patiente, que celle-ci s’efforce de museler. Il établit ainsi une corrélation explicite entre l’apparence physique de l’héroïne et son état moral. Selon lui, elle n’est pas aussi mauvaise qu’il y paraît, et, en lui rendant sa beauté physique, il pourra lui rendre par la même occasion sa grandeur d’âme. Il sous-entend ainsi qu’elle est devenue mauvaise à cause de la société hostile dont elle cherche depuis à se venger par tous les moyens. Pour toutes ces raisons, il tombe amoureux de cette femme que tous les hommes avant lui avaient rejetée ou humiliée. Il s’agit du personnage le plus susceptible de s’attirer la sympathie sans réserve des spectateurs, tant il est doté de toutes les qualités morales et de toutes les vertus 145 .
Quant à l’héroïne, son comportement n’est pas du tout le même selon qu’on l’envisage avant ou après l’opération. Cet épisode constitue dans son histoire un véritable point de rupture, qui la transforme radicalement. Elle se montre au départ froide et sans pitié, c’est-à-dire dépourvue de toutes les qualités proprement féminines – ou du moins supposées telles dans la norme mélodramatique – qu’elle retrouvera par la suite. Elle se livre à des activités traditionnellement masculines, et n’est entourée que d’hommes sans scrupules qui la confortent dans son attitude aigrie. Elle se montre d’ailleurs au départ réticente face à l’offre du chirurgien, car dans son système de pensée, l’acte désintéressé n’existe pas. Une fois l’opération terminée, et réussie, elle n’est plus la même. Tout d’abord sur le plan physique, puisqu’elle n’éprouve plus le besoin de cacher artificiellement – par un chapeau dans En kvinnas ansikte ou une mèche de cheveux dans Piel canela – la moitié détruite de son visage. Ce dernier se montre d’ailleurs souriant, ce qui ne lui arrivait jamais auparavant. Ainsi, on assiste à l’éclosion d’une femme ‘«’ ‘ authentique ’», débarrassée de ses attitudes qui ne s’expliquaient que par l’injustice dont elle avait été victime. Elle peut dès lors renaître à l’amour et au sentiment en général.
Le troisième personnage fondamental est celui du malfrat dont elle partage l’existence avant l’opération. Ils entretiennent une relation tendue fondée sur une lutte de pouvoir. Chaque fois que l’héroïne tente de s’imposer et de prendre la direction complète des opérations, il l’arrête en lui rappelant que la mutilation qu’elle est incapable de cacher la rend dépendante de lui. C’est donc une authentique figure d’opposant 146 , qui ne la soutient que pour la plonger encore plus profondément dans l’univers de crime dont elle ne peut sortir. Ce partenariat est d’ailleurs ambigu, comme le montre Allen Estrin au sujet des relations entre les sexes dans l’œuvre de Cukor, à l’œuvre dans ces quatre films : alors que les femmes luttent pour leur indépendance matérielle et émotionnelle, les hommes s’efforcent de les maintenir dans une situation de dépendance par rapport à eux, car ils sentent bien que leur propre pouvoir se trouve menacé par ces aspiration féminines à l’indépendance 147 .
Le ‘«’ ‘ méchant ’» s’oppose terme à terme au chirurgien. Dès que l’héroïne lui échappe suite à son opération, il n’a de cesse de tenter de la rattraper pour la remettre sur la voie du crime. La caractérisation de ce personnage est la plus négative puisque, contrairement au chirurgien, il exploite sans vergogne la détresse de l’héroïne.
Enfin, outre les grandes lignes de l’intrigue et la caractérisation des personnages, les quatre films peuvent être rapprochés quant à leurs options esthétiques. Le traitement de l’image féminine est à cet égard exemplaire. Dans trois cas sur quatre, les films mettent en scène des actrices reconnues dont la beauté plastique est familière pour le spectateur. Les actrices principales sont en effet Ingrid Bergman pour En kvinnas ansikte, Joan Crawford pour A woman’s face, ou encore Sara Montiel dans Piel canela. Le film mexicain Hipócrita, il met en scène Leticia Palma qui, si elle connaît une renommée plus locale, n’en est pas moins une actrice spécialisée dans le ‘«’ ‘ melodrama cabaretil ’» évoqué par García Riera. Le choix de telles actrices pour incarner une héroïne défigurée n’est bien entendu pas innocent : il permet de jouer sur l’attente du spectateur, en deux temps.
Tout d’abord, il attend de voir à quoi elle peut ressembler une fois qu’on lui a ôté sa beauté – et force est de reconnaître que, malgré les efforts du maquillage, il est bien difficile de croire à la supposée ‘«’ ‘ laideur ’» dont Ingrid Bergman ne cesse de se plaindre dans la première version… Les différents metteurs en scène dramatisent fortement le moment où cette partie mutilée du visage de l’héroïne est montrée en pleine lumière, alors qu’auparavant elle était toujours cachée par une ombre soigneusement étudiée. C’est flagrant en ce qui concerne Hipócrita : les contrastes lumineux sont particulièrement appuyés, surtout lorsque l’héroïne se livre à la prostitution et attend un éventuel client sous un réverbère qui ne l’éclaire qu’à moitié, laissant l’autre partie de son visage plongée dans l’obscurité. La musique renforce cet effet dramatique, notamment dans Piel canela, où l’accompagnement instrumental de la découverte à l’écran de la partie mutilée du visage sert l’effet de surprise que le metteur en scène cherche à créer. À ce moment, la musique vient elle aussi saisir le spectateur en se faisant plus forte de façon inattendue.
Dans un deuxième temps, le spectateur attend que l’apparence physique de l’actrice qui lui est familière lui soit rendue, ce qui permet d’instaurer un certain suspense dans les scènes où le bandage qui cachait entièrement son visage lui est retiré après l’opération : va-t-on enfin la retrouver telle qu’on la connaissait ? Dans la deuxième partie des films, l’atmosphère se fait moins nocturne, et le recours à l’éclairage moins contrasté, puisque le visage de l’héroïne n’a plus rien à cacher. Un changement d’atmosphère s’opère alors, permettant à Mc Gilligan de relier le film à un genre parfois proche du mélodrame : le film noir. Par son esthétique particulière, et notamment son recours à des effets de lumière particuliers au service de la narration, le genre semble avoir largement inspiré ces metteurs en scène. Mc Gilligan rappelle que le film de Cukor a été produit par le MGM : il se lance ainsi dans un genre qui ne lui est pas familier, et dont la Warner Brothers est traditionnellement considérée comme la spécialiste 148 .
Les partis pris esthétiques des quatre films peuvent être mis en relation car ils permettent à chacun d’eux de produire les mêmes effets. Toutefois, la comparaison ne vaut que dans un cadre assez général, et nous allons à présent nous pencher sur les différences permettant de voir comment le modèle original est peu à peu transformé.
Voir les résumés de films proposés en annexe de ce travail.
Il existe un film mexicain où la figure du médecin échappe à cette règle : La Mujer marcada, de Miguel Morayta (1957). Nous ne l’avons pas inclus dans notre liste pour ne pas l’alourdir inutilement, car son mode de fonctionnement est similaire aux autres. Toutefois, celui qui opère la jeune femme dans ce film n’est pas jeune lui-même, et il ne se présente comme désintéressé qu’au début, allant jusqu’à prodiguer des consultations gratuites aux pauvres. C’est à la fin du film que nous apprenons avec l’héroïne qu’il se livre en fait à un criminel trafic de médicaments, mais la perception qu’elle en a au départ est conforme à la figure du médecin telle qu’elle apparaît dans les autres films.
Les notions liées à des catégories du schéma actantiel du mélodrame seront abordées plus en détail dans notre prochain chapitre.
C’est ce qu’il indique dans les pages qu’il consacre à Cukor, où il classe d’ailleurs curieusement A woman’s face parmi ses films noirs, à cause de ses traits esthétiques spécifiques sur lesquels nous reviendrons. Voir The Hollywood professionals, vol. 6, Londres, The Tantivy Press, 1980, p. 105-114.
Patrick Mc Gilligan, op. cit., p. 164.