II C. Création, imitation… dégradation ?

Malgré d’indéniables similitudes, il convient de différencier les films considérés. Deux groupes se distinguent, selon une séparation à la fois chronologique et géographique : d’une part le film suédois et le nord-américain, et d’autre part le mexicain et le mexicano-cubain. Les différences se manifestent de façon flagrante entre les deux sous-ensembles, et ponctuellement en leur intérieur même.

Un premier exemple illustre concrètement cette répartition. Les deux premiers films, En kvinnas ansikte et A woman’s face se ressemblent d’autant plus que le deuxième se pose clairement comme une adaptation directe du premier. Cette initiative est attribuée par certains critiques à l’actrice Joan Crawford elle-même 149 , et prouve que le film suédois était assumé en tant que référence. A woman’s face est donc un authentique remake, et les deux films ont en partage certains éléments comme le décor. Si la première partie du film se situe en milieu urbain, la deuxième partie se déroule à la campagne. Il existe une séparation géographique entre les deux, ce changement de décor impliquant un changement dans la tonalité du film, qui perd de ce fait sa référence originelle au genre ‘«’ ‘ noir ’» pour ressembler davantage dans sa deuxième moitié à un mélodrame en tant que tel : l’action se passe dans un cadre familial et met en scène des personnages tiraillés par leurs sentiments, autant d’éléments qui fondent le récit mélodramatique.

Dans les deux autres versions, le passage à la campagne a été supprimé, et l’action se déroule de bout en bout en ville. Cette suppression s’accompagne également de l’ajout d’un élément omniprésent dans les mélodrames abordés par la suite : le cabaret. Autant Hipócrita que Piel Canela mettent en scène ce ‘«’ ‘ passage obligé ’» du mélodrame mexicano-cubain. Les protagonistes sont dans le deux cas des chanteuses et danseuses de cabaret, et même des prostituées, en particulier dans le premier cas où l’attitude de l’héroïne, seule dans une rue nocturne, adossée à un réverbère, est sans ambiguïté.

Le cadre des films se modifie de façon significative, illustrant la spécificité du ‘«’ ‘ melodrama cabaretil ’», pour reprendre l’expression de García Riera. Cela permet de mesurer l’adaptation d’une même histoire à un contexte cinématographique dans lequel la mise en scène du monde du cabaret semble être un ingrédient indispensable.

Cette évolution suggère en même temps un appauvrissement, d’autant plus important sous la plume des critiques que la dimension ‘«’ ‘ mélodramatique ’» des films s’affirme. Sur le plan technique, les deux derniers films, Piel canela en particulier, se caractérisent par une certaine maladresse. C’est le cas notamment du maquillage de l’héroïne, dans la première partie du film surtout. La partie du visage de Sara Montiel censée avoir été dévorée par des rats lorsqu’elle était une enfant n’est pas très convaincante, du fait même de la piètre qualité du maquillage qui veut tellement signaler cette mutilation qu’il finit par s’exhiber dans toute sa dimension artificielle. En ce sens, on peut bien parler d’une forme d’appauvrissement : dans la version mexicano-cubaine, le maquillage est le moins bien réussi des quatre films, alors qu’il doit être l’un des ressorts essentiels de sa première partie.

Sur le plan de la structure narrative, certaines modifications doivent être soulignées. Les deux premières versions du film constituent un large flash-back organisé autour de la narration de l’héroïne racontant sa propre histoire devant un tribunal. Cette double temporalité permet d’opérer des aller-retour fréquents entre ces deux plans temporels, notamment dans En kvinnas ansikte qui met en scène l’accusée au cours de son procès. Cela permet en outre de redoubler les effets de suspense mobilisés autour de la figure de l’héroïne, jouant autant sur la narration première (sera-t-elle condamnée ou acquittée ?) que sur la narration seconde, notamment lors de l’opération. L’effet d’attente est en partie désamorcé puisque la jeune femme se présente devant la justice avec un visage intact. Le suspense porte davantage sur le déroulement de l’intrigue, le spectateur cherchant à savoir quelles épreuves l’héroïne a dû affronter pour passer d’un état à l’autre.

Dans Hipócrita et Piel canela, cette double temporalité a disparu, et le spectateur assiste simplement à ce qui correspondait dans les deux premières versions à la narration seconde. La trame temporelle perd de sa complexité, par la mise en œuvre d’une linéarité temporelle qui rend le film plus directement intelligible au détriment de la richesse des jeux sur le temps. Le suspense mis en place autour de l’opération fonctionne au premier degré, puisque le spectateur n’a pas connaissance dès le début du film de la conclusion heureuse de cet épisode. Cet élément est très important, car la tendance du mélodrame à se situer dans un rapport de ‘«’ ‘ premier degré ’» entre la représentation cinématographique et le spectateur est l’une de ses caractéristiques majeures.

Enfin, les deux groupes de films ne se terminent pas de la même façon, et ceci peut sans doute être mis en relation avec leur trame temporelle. Dans les deux premiers cas, l’héroïne est jugée au cours d’un procès, ce qui la pousse à raconter les événements l’ayant conduite jusqu’au tribunal. Elle est finalement acquittée et peut dès lors reprendre la vie normale qui s’offre à elle, après le happy end. Dans les deux autres films, la situation est fort différente. En l’absence de procès, la société ne voit pas les torts qui lui ont été faits par l’héroïne réparés formellement. Lorsque cette dernière cherche à se venger par ses propres moyens de ses anciens acolytes, elle ne peut plus prétendre à une fin heureuse : dans Hipócrita, elle est finalement arrêtée ; dans Piel canela, elle meurt après avoir été rattrapée par un passé dont elle avait voulu se venger. Cela révèle un des traits récurrents du mélodrame mexicain : l’impossibilité de la rédemption pour une héroïne qui reste coupable malgré les efforts déployés in extremis pour se racheter.

Le fait de comparer ces quatre films aux trames similaires permet de formuler une première série d’hypothèses sur le mélodrame, que nous approfondirons par la suite dans un cadre plus strictement mexicain.

Tout d’abord, il apparaît clairement que plus un film est considéré comme un mélodrame, plus il est accusé de défaillances en termes qualitatifs.

Si ces films racontent la même histoire, cela indique que leur désignation comme des ‘«’ ‘ mélodrames ’» dépend moins de l’intrigue que des éléments utilisés pour la mettre en œuvre. Cette constatation a d’importantes conséquences méthodologiques développées dans notre prochain chapitre. Dès lors que le genre ne se donne pas à voir de façon exclusive dans sa trame narrative, il faut le chercher ailleurs : dans les partis pris esthétiques (influence plus ou moins perceptible du film noir ou de l’expressionnisme, par exemple), des motifs privilégiés (le cabaret y aura toute sa place), ou encore les moyens matériels mis en œuvre.

Les spécificités du mélodrame mexicain se dessinent peu à peu à travers la combinaison de ces divers éléments mettant en évidence l’élaboration progressive d’un genre cinématographique particulier. Mais l’importance des influences filmiques ne doit pas faire oublier que le mélodrame est également tributaire au Mexique et à Cuba d’autres phénomènes culturels liés à leurs traditions nationales.

Notes
149.

C’est ce qu’affirme Gene D. Phillips, George Cukor, Boston, Twayne Publishers, 1982, p. 105.