III. Mélodrame et culture populaire dans le contexte latino-américain

III A. Production, diffusion, genres : rôle des Etats-Unis et du Mexique

L’importance du mélodrame dans les cinématographies européenne et nord-américaine est fondamentale en termes d’influence. Les historiens du cinéma latino-américain s’attachent à montrer comment la première référence s’est imposée dès les origines de l’activité cinématographique, pour perdre ensuite son hégémonie au profit de la deuxième après la seconde guerre mondiale. L’historien du cinéma mexicain Emilio García Riera affirme :

‘Les premiers longs métrages mexicains visaient à imiter le cinéma italien, celui des grandes divas – la Menichelli, la Bertini, la Borelli… celui des mélodrames tourmentés qui se déroulaient dans les hautes sphères de la bourgeoisie, et celui des spectacles de reconstitution historique, ces péplums romains si populaires dans les années 1913-1920 150 .’

Le genre mélodramatique est au fondement de l’esthétique cinématographique qui s’impose comme modèle aux cinéastes mexicains des premiers temps, et ils semblent n’avoir pas vraiment su se débarrasser de cette référence générique, même lorsque son ancrage géographique et culturel a changé, se déplaçant de l’Europe aux États-Unis. Le passage d’un modèle à l’autre est ainsi évoqué par Aurelio de los Reyes, historien du cinéma mexicain spécialiste de la période muette :

‘El cine en México había cambiado terriblemente de 1896 a 1930. De una mera curiosidad científica se había convertido en un instrumento de diversión masiva, que lleva inherente la difusión de otros modelos de vida, de otras costumbres. Se había convertido en un poderoso instrumento de aculturación.
México, en el transcurso de 34 años de cine vio cómo pasó de la influencia europea a la americana; en materia cinematográfica, después de la Revolución, México era más dependiente de los Estados Unidos 151 .’

García Riera, dans sa monumentale histoire du cinéma mexicain, montre l’enlisement générique qu’a connu le Mexique dans les années 1940 et 1950. Il considère l’année 1952 comme celle de la fin des films de cabaret – chronologie que nous serons amenée à discuter, précisément à partir de la continuation qu’ont offerte dans ce domaine les coproductions avec Cuba – et précise qu’aucun nouveau genre à succès n’est venu remplacer celui qui était en perte de vitesse : ‘«’ ‘ A cambio del agónico género cabaretero, no se dio aun preferencia a otro, y un cultivo rutinario del cine ranchero, del de aventuras, del melodrama y de la comedia expresó a la vez la exclusión de búsquedas renovadoras y el desconcierto’ ‘ 152 ’ ‘. »’

Le cinéma qui s’affirme dans la deuxième moitié des années 1940 est représenté par García Riera sous la forme d’un tableau confirmant la domination du mélodrame 153  :

Tableau 1 : Les genres du cinéma mexicain (1945-1950)
Género 1945 1947 1948 1950
Dramas (%) 66 61 69 73
Comedias (%) 34 39 31 27

Le ‘«’ ‘ drame ’», dont le ‘«’ ‘ mélodrame ’» fait partie, occupe une place de plus en plus importante, surtout à la fin de la période, gagnant progressivement du terrain au fur et à mesure que la ‘«’ ‘ comédie ’» décline. Le rapport entre les deux genres semble fonctionner sur le mode des vases communicants.

Quant à l’origine nationale des films diffusés au Mexique, Aurelio de los Reyes propose une série de chiffres 154 , que nous reproduisons pour trois années donnant un utile moyen de comparaison avec Cuba :

Tableau 2 : Diffusion de films nationaux et étrangers au Mexique (1940-1958)
Année États-Unis France 155 Mexique Total
1940 196 22 24 264
1950 185 25 105 354
1958 191 113 40 438

Les films nord-américains sont majoritaires tout au long de la période observée, mais le cinéma mexicain prend de l’ampleur dans le même temps, culminant au début des années 1950. En 1940, les États-Unis produisent presque neuf fois plus de films que le Mexique. En 1950, cet écart s’est considérablement réduit, puisque les États-Unis produisent à peine le double des films mexicains. L’avantage nord-américain réapparaît à la fin des années 1950 : les États-Unis produisent alors presque cinq fois plus de films que le Mexique. En termes absolus, la production nord-américaine se tient dans des proportions variant peu, autour de 190 films par an. Les fluctuations du cinéma mexicain sont en revanche bien plus importantes : l’essor de la production mexicaine en termes quantitatifs va de paire avec celle de l’industrie du cinéma. Malgré le déclin observé sur la fin de la période, la production a augmenté par rapport à celle des années 1940.

En termes de genre, cela a de grandes conséquences : étant donnée l’importance des structures industrielles dans l’émergence des genres, cette période peut s’avérer propice à l’observation de la mise en place de codes génériques spécifiques au Mexique. C’est une des raisons pour lesquelles nous avons choisi d’étudier le mélodrame mexicain du milieu des années 1940 à la fin des années 1950 : cette période correspond à l’affirmation des structures cinématographiques industrielles, se caractérisant en termes génériques par l’importance du mélodrame. Le tableau montre en outre que le cinéma français tient la troisième place, et le cinéma cubain devra attendre 1959, année de création de l’ICAIC, avant d’apparaître sur les écrans mexicains.

Si l’influence des États-Unis est indéniable tant à Cuba qu’au Mexique, le Mexique n’a pas connu sur ses écrans une diffusion massive du cinéma cubain, alors qu’à l’inverse, Cuba a projeté de nombreux films mexicains. C’est pourquoi les origines génériques de nos mélodrames sont plus à chercher du côté du Mexique que de Cuba. Dans un bilan de l’évolution du cinéma cubain, Alfredo Guevara précise le contenu générique des films diffusés à Cuba avant 1959. On y trouve majoritairement des productions correspondant à la catégorie ‘«’ ‘Dramas, amor y sociológicos’», occupant 28,93% du total, ‘«’ ‘Acción o aventuras’», avec 19,01%, ‘«’ ‘Comedias’», pour 17,35%. Le reste se répartit entre ‘«’ ‘Oestes’» (8,88%), ‘«’ ‘Guerra’» (7,02%), ‘«’ ‘Musicales’» et ‘«’ ‘Policiacas’» (5,58% chacun), ‘«’ ‘Horror’» (4,55%) et ‘«’ ‘Otros’» (3,1%) 156 . Sur le plan générique, le mélodrame figurait donc dans l’ensemble le mieux représenté sur les écrans cubains.

Quant aux origines nationales, la double influence du cinéma européen et nord-américain était très présente à Cuba, comme le montre Michael Chanan, dans son travail sur l’histoire du cinéma cubain 157 . Mais l’île connaît également une autre influence, celle du cinéma mexicain, comme le montrent les chiffres de la diffusion des films sur les écrans cubains en fonction de leur origine nationale proposée María Eulalia Douglas 158 . En les regroupant sous forme de tableau, on constate la domination écrasante du cinéma nord-américain et mexicain à Cuba, par rapport à la production nationale, qui reste dérisoire sur le plan quantitatif :

Tableau 3 : Diffusion de films nationaux et étrangers à Cuba (1940-1958)
Année Cuba États-Unis Mexique Total
1940 3 360 40 479
1950 6 274 105 473
1958 ? 256 67 458

La quantité de films produits à Cuba est extrêmement réduite, ce qui explique l’importance de la diffusion de productions étrangères sur les écrans de l’île. Les trois années envisagées sont les mêmes que celles utilisées pour illustrer les disparités dans la diffusion des cinémas nationaux au Mexique. Deux éléments sont frappants : tout d’abord, Cuba tend à diffuser encore plus de films nord-américains que le Mexique ; et, la production mexicaine jouit dans les cinémas cubains d’une diffusion plus massive encore que dans son propre pays. Ainsi, pour l’année 1958, Cuba diffuse 60% de films mexicains en plus que le Mexique lui-même. En termes de genres, l’indigence de la production cinématographique cubaine indique que les modèles y sont importés et non pas directement créés.

Si le cinéma mexicain s’est largement nourri d’influences extérieures, la situation est encore plus flagrante dans le cas de Cuba où le modèle dominant est non seulement extérieur, mais aussi ‘«’ ‘ intracontinental ’», pour reprendre l’expression suggérée par Ana María López dans un article soulignant l’originalité de cette configuration :

‘La noción de influencias intracontinentales es no sólo un fascinante rompecabezas histórico, sino también cuestiona la viabilidad de lo ‘nacional’ como el eje central de las historias del cine clásico latinoamericano y subraya la hibridez de todos los cines nacionales 159 .’

Cette remarque souligne l’extrême imbrication des influences à l’œuvre dans le cinéma, jusqu’à remettre en question la pertinence de la catégorie ‘«’ ‘ nationale ’» pour envisager une histoire du cinéma latino-américain. Mais ces réseaux d’influences ne se présentent pas uniquement dans le domaine de leurs appartenances nationales ou même régionales. On les trouve également dans les multiples formes d’expressions culturelles entrant dans la configuration générique du mélodrame, énumérées par Paulo Antonio Paranaguá :

‘El estudio de los géneros también requiere un enfoque comparatista. El melodrama, por ejemplo, tiene varias fuentes que nos llegaron de afuera: la literatura y el teatro europeos del siglo XIX, el cine italiano de principios de nuestro siglo, el melodrama de Hollywood que sirve de matriz narrativa para los estudios de Buenos Aires y de México. Gravitan además sobre el melodrama argentino y mexicano otros influjos contemporáneos: el radioteatro, la radionovela, el folletín popular, la fotonovela, la novela rosa, el tango y el bolero. La especificidad del género en los distintos países de América Latina supone una comparación con los modelos de referencia y parámetros afines 160 .’

Ces quelques lignes invitent à remonter aux sources du cinéma latino-américain et de ses genres de prédilection. Après avoir exploré les sources d’inspiration littéraires et cinématographiques du mélodrame mexicain, il convient d’aborder d’autres sources, issues de traditions populaires locales, dont l’importance est capitale.

Notes
150.

Emilio García Riera, « Mexique », Cinémas d’Amérique latine, dirigé par Guy Hennebelle, Paris, Lherminier, 1981, p. 364.

151.

Aurelio de los Reyes, 80 años de cine en México, Mexico, UNAM, 1977, p. 87.

152.

Emilio García Riera, Historia documental del cine mexicano, tome 1, 1992, p. 157.

153.

Emilio García Riera, Breve historia del cine mexicano, Mexico, Mapa, 1998, p. 153.

154.

Aurelio de los Reyes, op. cit., p. 134-136.

155.

La faiblesse des chiffres indiqués pour la diffusion de films français en 1940 et 1950 nous semble peu significative, dans la mesure où elle peut sans aucun doute être imputée aux conditions particulières imposées à la production par le contexte de l’occupation.

156.

Ces chiffres se trouvent dans son article « Una nueva etapa del cine en Cuba », Cine Cubano, La Havane, année 1, n°3, Novembre 1960, p. 4-5.

157.

Il cite en effet des historiens du cinéma cubain : « Deux spécialistes cubains du cinéma des origines dans leur pays, Rolando Díaz Rodríguez and Lázaro Buria Pérez, ont divisé les années 1897 [date d’apparition du cinéma à Cuba] – 1922 en trois périodes. La première, 1897-1905, est la période du cinéma comme simple spectacle, en concurrence encore inégale avec le théâtre. La seconde, 1906-1918, est l’étape de la consolidation du cinéma à la fois en tant que spectacle et qu’activité lucrative, mais sous domination européenne. Dans la troisième période, 1919-1922, le spectacle devient de plus en plus idéologique, les Européens sont supplantés par les Nord-américains, et le cinéma national naissant est tué dans l’œuf. » The Cuban image, Londres, BFI, 1985, p. 47. La traduction est de nous. La phrase de conclusion semble pour le moins excessive, et nous serons amenée à montrer comment elle peut – et doit – être relativisée, contrairement à ce que tout un pan de la critique et de l’historiographie cubaine du cinéma a longtemps prétendu. Ce sera l’un des objets de notre troisième partie.

158.

Ces chiffres sont tirés de l’ouvrage de María Eulalia Douglas La tienda negra. El cine en Cuba [1897-1990], La Havane, Cinemateca de Cuba, 1996, p. 318-319.

159.

Ana María López, « Historia nacional, historia transnacional », Horizontes del segundo siglo, dirigé par Julianne Burton-Carvajal, Patricia Torres et Angel Miquel, Mexico, IMCINE/université de Guadalajara, 1998, p. 78.

160.

Paulo Antonio Paranaguá, « Por una historia comparada del cine latinoamericano », Ibid., p. 70.