Les feuilletons radiophoniques et leur univers particulier occupent une place de choix dans la mise en place d’une authentique culture populaire en Amérique latine, comme le suggère Reynaldo González : ‘«’ ‘ Son muy contados quienes pueden sustraerse a los arquetipos implantados por la literatura radial y las canciones populares – o popularizadas –, con preferencia: tangos y boleros. Una vez interiorizado, todo esto toma forma transculturadora’ 161 . » Il considère d’ailleurs que la vocation commerciale de ces produits pousse les créateurs de feuilletons cubains à proposer une image ‘«’ ‘ exotique ’» de la réalité cubaine 162 .
Les feuilletons occupaient une place de choix dans le paysage radiophonique cubain, comme le montre Oscar Luis López, citant quelques chiffres éclairants dans son ouvrage sur la radio à Cuba. Il énumère les types de programmes le plus largement diffusés en 1958 : ‘«’ ‘ ¿Qué géneros de programas obtienen los primeros lugares? En veintidós programas seleccionados encontramos: 10 Radio-novelas […]’ ‘ 163 ’ ‘. ’» Il s’agit, dans presque la moitié des programmes diffusés, de radionovelas, c’est-à-dire de feuilletons à la structure et au contenu clairement mélodramatiques.
Un peu plus loin, il donne la liste des dix feuilletons ayant obtenu le plus de succès sur les ondes, mettant en œuvre une stratégie de l’intitulation caractéristique. Une forme de parenté apparaît entre les deux formes dramatiques, qu’elles soient radiodiffusées ou cinématographiques, dans le rapport instauré avec leur public par le biais d’un titre alléchant en créant un ‘«’ ‘ horizon d’attente ’» particulier :
‘Desde el 11 al 31 de mayo de 1958 164 , las diez novelas radiales de máximo rating dan este cuadro:L’écrasante présence du champ lexical de l’amour et du sentiment donne aux auditeurs une précieuse indication quant au contenu thématique des ces pièces. Le substantif ‘«’ ‘ amour ’» revient dans deux cas sur dix, mais nous trouvons également dans le même registre le verbe ‘«’ ‘ aimer ’». D’autres éléments renvoient ces feuilletons dans le champ du sentiment, qu’il s’agisse du ‘«’ ‘ cœur ’», du ‘«’ ‘ secret ’», du ‘«’ ‘ passé ’», ou encore de la ‘«’ ‘ fleur ’» ou de la ‘«’ ‘ femme ’». Tous ces titres permettent de donner à ces pièces une certaine référentialité facilement reconnaissable pour le public, à travers un vocabulaire faisant allusion à l’amour de façon directe ou plus imagée, mais toujours à travers des termes qui sont autant de signes annonciateurs du contenu de l’intrigue.
Par ailleurs, en consultant un cédérom 166 sur les cent premières années du cinéma mexicain, qui propose un recensement fort utile de tous les films mexicains produits entre 1896 et 1996, nous constatons que ces titres de feuilletons sont également des titres de films. Or, une rapide caractérisation générique accompagne le descriptif de ces films, et il s’agit dans presque tous les cas de ‘«’ ‘ mélodrames ’». C’est le cas de La mujer sin alma (1943), de Fernando de Fuentes, ou de Mujeres sin alma (1934), de Ramón Peón, produit par Juan Orol, cinéaste emblématique du mélodrame mexicano-cubain. Quant à Prisionera del pasado (1954) de Tito Davison, il s’agit à tout le moins d’un ‘«’ ‘ drame ’». Tous ces films possèdent des scènes musicales, ce qui montre là encore l’importance de la musique au sein de ce corpus mélodramatique. Si l’on ne peut pas établir de filiation directe entre les feuilletons cités par López et les films indiqués – le film de Fernando de Fuentes par exemple est tiré d’un roman d’Alphonse Daudet – on peut toutefois penser que la rhétorique des titres est commune aux deux media. Le film Ave sin nido (Chano Urueta, 1943) est directement issu d’un feuilleton de Leandro Blanco intitulé Anita de Montemar, exemple qui illustre la continuité existant entre le cinéma et la radio.
Ce lien entre les deux peut être illustré de façon exemplaire par un personnage du monde de la radio cubaine dont l’influence sur le cinéma a été considérable et directe : Félix B. Caignet. Oscar Luis López nous propose une rapide biographie du personnage dans son ouvrage 167 . Parmi ses feuilletons les plus connus, on peut citer El derecho de nacer (1948) ou encore Ángeles de la calle (1948), qui ont tous deux donné lieu à des adaptations cinématographiques. On peut y ajouter les titres suivants, partageant des traits caractéristiques avec ceux précédemment évoqués : Los que no deben nacer, La mujer que se vendió, Mujer o fiera, Morir para vivir, La Fuerza de los humildes. Toutes ces productions ont été réalisées au Mexique, ce qui atteste la circulation des intrigues entre Cuba et le Mexique.
Sur le plan formel, López avance les éléments suivants pour expliquer le succès des feuilletons :
‘1. La novedad de un medio que en la década del treinta al cuarenta inicia su ascenso definitivo como vehículo de penetración ideológicaIl conviendra de vérifier à travers l’analyse de films précis si ces ‘«’ ‘ ingrédients ’» se retrouvent dans les mélodrames cinématographiques. Ainsi, dans le cadre de l’émergence des genres cinématographiques à Cuba et au Mexique, les deux pays sont susceptibles d’apporter, au moment du plus intense développement du mélodrame sur leurs écrans, des éléments différents. L’apport mexicain se situe davantage du côté des codes cinématographiques, eux-mêmes hérités de la tradition européenne et nord-américaine. Pour reprendre les termes d’Altman, il s’agit de la composante syntaxique du genre. De son côté, Cuba joue un grand rôle dans l’importance accordée à d’autres phénomènes, en particulier la musique et la danse, mais aussi certains personnages particuliers, ou encore des stratégies narratives spécifiques, adaptées par les Mexicains des feuilletons radiophoniques.
Sur ce plan, la radio contribue, tant au Mexique qu’à Cuba, à rendre populaires certaines formes musicales, comme l’indique Pavel Granados :
‘Entre los primeros cambios que el radio propició debemos señalar en primer lugar la transformación de las voces: junto con él nacieron las cancioneras y los crooners. La intimidad del radio pedía este tipo de voces. Los crooners […] insinuaban al oído de sus radioescuchas proposiciones de amor 168 .’La radio prépare ainsi le terrain à l’avènement du boléro comme forme musicale privilégiée d’un certain cinéma. La contribution cubaine à l’émergence d’une forme particulière de mélodrame se situe ainsi dans les éléments sémantiques dont il convient de faire apparaître la mise en place de façon concrète.
Reynaldo González, Llorar es un placer, La Havane, Letras cubanas, 1988, p. 13-14.
Ibid., p. 44.
Oscar Luis López, op. cit., p. 437-438. Le caractère circonscrit sur le plan temporel de cet échantillon nous conduit à le considérer comme tel et à ne pas prétendre formuler de conclusions trop générales à partir de lui. Nous avons toutefois souhaité le mentionner, car il apparaît révélateur des phénomènes que nous sommes en train de décrire.
L’échantillon que nous nous proposons de commenter n’a pas de valeur absolue, étant donné le caractère extrêmement circonstancié de la période prise en compte. Nous estimons néanmoins qu’il est susceptible de nous fournir des pistes de réflexion en matière de diffusion radiophonique, qui devront être étayées par des recherches plus approfondies et systématiques sur la radio.
Ibid., p. 438-439.
Cien años de cine mexicano, dirigé par Eduardo de la Vega Alfaro, Mexico, Conaculta/Imcine/Universidad de Colima, 1999.
Oscar Luis López, op. cit., p. 495-510.
Pavel Granados, XEW, 70 años en el aire, Mexico, Clío, 2000, p. 16.