III C. Mélodrame, théâtre et musique vernaculaires

Le mélodrame trouve à sa source certains phénomènes culturels se rattachant à ce que l’on désigne communément comme ‘«’ ‘ culture populaire ’», c’est-à-dire des productions en marge de l’‘»’ ‘ art ’». C’est le cas d’une forme de théâtre particulière à Cuba, appelée le género chico 169 , pour la différencier d’autres formes théâtrales plus prestigieuses. Ce théâtre met en scène des personnages propres à la culture cubaine, ce qui le rend radicalement différent du théâtre qui existait dans l’île à l’époque. Comme le souligne Adam Versenyi dans une étude générale sur le théâtre latino-américain, il s’agit de pièces ‘«’ ‘ cubaines ’» aussi bien en ce qui concerne leurs personnages que leurs thèmes 170 . Ce genre théâtral est présenté comme alternatif face à un théâtre plus officiel, promu par une élite influencée par des canons esthétiques extérieurs, du moins jusqu’à ce que des genres locaux s’affirment progressivement.

L’activité théâtrale se divise en deux catégories, définies par Oscar Luis López : ‘«’ ‘ el género vernáculo, que adquiere forma y vitalidad en el teatro Alhambra; y el género convencional que conserva la tradición española del teatro ’[…] 171 . » Il affirme que cette forme théâtrale considérée comme authentiquement cubaine aussi bien dans sa forme langagière que dans les thèmes et personnages mis en scène a influencé l’activité radiophonique dès ses origines :

‘Todas las figuras famosas del Alhambra serán después nombres estelares en la radio. Hay una solución de continuidad [sic], una línea histórica de desarrollo que va desde los bufos al Alhambra, y culmina en el proceso de la radiodifusión […]. El primitivo gallego bufo de enormes bigotes y gestos grotescos se fue transformando en ese proceso en ‘pequeño comerciante’ o ‘encargado del solar’ más vinculado a los conflictos de la cubanidad que a sus lejanas querencias de la península 172 .’

Le teatro bufo est une source majeure dans la production radiophonique cubaine, qui inspirera à son tour très largement le cinéma. Le déclin progressif de ce genre théâtral se produit parallèlement à la montée en puissance du cinéma, comme le souligne Laura Podalsky, illustrant l’irruption dans le domaine cinématographique d’éléments d’origine aussi bien théâtrale que radiophonique :

‘Surgido a finales de los años treinta, mientras el teatro bufo declinaba, el cine sonoro incorporaría muchos de los elementos del teatro vernáculo (el uso de personajes típicos como el gallego, el negrito, y la mulata; la inclusión de la música popular, como guarachas y rumbas; y el uso de la jerga y los juegos de palabras) y reclutaba actores populares como Rita Montaner, Alberto Garrido, Federico Piñero y Alicia Rico 173 .’

Il existe une continuité entre des formes culturelles originelles ayant subi des adaptations progressives en passant d’un medium à l’autre. Parmi les traits distinctifs de ce théâtre, on peut noter les éléments suivants, cités par Versenyi : ‘«’ ‘ musique, parodie, danse, caricature ’». Si la parodie et la caricature sont davantage liées aux genres comiques, ce théâtre ‘«’ ‘ mineur ’» a mis au goût du jour dans le cadre de la représentation scénique deux formes d’expression abondamment mises en œuvre dans le mélodrame : la musique et la danse.

La musique dans les films se manifeste comme une forme d’expression culturelle populaire très importante et répandue à Cuba, et elle prend ses racines dans des catégories de la population qui ne faisaient pas partie de l’‘»’ ‘ élite ’» au pouvoir, sur le plan politique et culturel. Les historiens de la musique latino-américaine ont montré que, dans le cas de Cuba, elle plonge ses racines dans les traditions musicales africaines arrivées dans l’île avec les esclaves noirs travaillant dans les plantations. Ce pan de l’histoire culturelle cubaine est ainsi retracé par Odilio Urfé, qui décrit les origines de la musique et de la danse cubaines, visiblement inséparables :

‘Les esclaves africains et leurs descendants, déjà créoles et en passe de devenir de plus en plus cubains, ont eu une activité intense dans le domaine de la musique et de la danse autant que les possibilités offertes par leur environnement le leur permettaient. Cette activité s’est manifestée de façon évidente dans les baraquements de type semi-carcéral des régions agricoles des plantations de canne à sucre et de café […]. Pourtant, même s’ils étaient bien inférieurs en nombre, ce sont les esclaves des villes qui, vivant dans une situation infiniment plus propice à l’expression culturelle, ont pu avoir une activité artistique reprise ensuite par les congrégations, les fraternités, les cabildos […]. Sous les auspices du gouvernement colonial qui contribuait à renforcer de cette manière les divisions parmi les membres de la population noire libre, les cabildos sont devenus de véritables centres de conservation (et, inévitablement, de reconstitution) des traditions africaines de l’ethnie d’origine 174 .’

Les origines africaines de la musique cubaine lui donnent un caractère spécifique partagé par toute l’aire caraïbe. Un ouvrage collectif sur les danses latino-américaines le souligne, évoquant ‘«’ ‘ deux sœurs très différentes, l’une à peau claire, l’autre à peau sombre […], le passionnel et mélancolique tango, danse que l’on pourrait qualifier d’européenne dans l’âme. À Cuba […], une chorégraphie sensuelle et pleine de vitalité, la rumba, d’essence plus africaine’ 175 . »

Dans le domaine musical, Isabelle Leymarie suggère une parenté entre les pratiques musicales cubaines et mexicaines, notamment en ce qui concerne l’importance de la population noire sur l’élaboration et la diffusion d’un certain type de musique :

‘Au XVIIIe siècle, à Mexico, Guadalajara ou d’autres villes, des Noirs jouaient de divers instruments européens, enseignaient la musique et la danse, dirigeaient des pièces de théâtre et des comédies musicales et avaient constitué des orchestres de musique populaire. De même qu’à La Havane, la guaracha, née dans les tavernes du port, fut adoptée par le teatro bufo au XIXe siècle, des chansons et des danses noires apparurent dans certaines comédies mexicaines soutenant notamment la cause indépendantiste 176 .’

Cette analyse nous conforte dans la possibilité de comparer les deux pays dans le domaine de la création musicale et même chorégraphique. Isabelle Leymarie souligne d’ailleurs l’importance du ‘«’ ‘ teatro bufo ’» dans leur diffusion pour montrer le rôle joué par ce genre théâtral dans l’émergence d’une expressivité culturelle fonctionnant également dans le mélodrame.

Indissociables dans leurs modalités d’apparition, la musique et la danse sont particulièrement importantes dans le cinéma qui contribue largement à leur diffusion, tout comme d’autres supports de l’industrie culturelle comme par exemple la radio ou encore le disque. Le Mexique, devenant progressivement le pays le plus puissant dans le domaine cinématographique en Amérique latine, joue lui aussi un rôle fondamental dans l’affirmation et la diffusion de la musique latino-américaine, où les sonorités cubaines occupent une large place :

‘Le cinéma, dès ses débuts, accorde à la musique et à la danse latines une place prépondérante […]. Les industries cinématographiques nationales jouent aussi un rôle dans la ‘latinisation’ des danses et des rythmes. L’Argentine est le premier à diffuser sa musique identitaire, le tango […]. Mais c’est surtout le cinéma mexicain, hégémonique à partir des années 1940, qui favorisera l’internationalisation des rythmes latins, en les absorbant. C’est là que triomphent les tangos de Libertad Lamarque, les rumbas de Blanquita Amaro et, bien entendu, les rancheras […] 177 .’

Des formes emblématiques de la culture populaire sont au fondement des productions cinématographiques nationales, qu’il s’agisse du teatro bufo, fonctionnant comme un lointain antécédent ayant permis leur émergence, ou de la musique et de la danse qui occupent une place prépondérante dans l’écriture mélodramatique dans le contexte mexicain et cubain. C’est sans doute dans cette direction qu’il faut rechercher les traces de l’apport cubain sur le mélodrame mexicain, dont nous allons dégager les caractéristiques dans le prochain chapitre.

Notes
169.

Cette appellation existe également dans la production théâtrale ibérique, pour désigner les créations populaires, et en particulier la zarzuela.

170.

« C’était une forme populaire clairement cubaine dans son langage, ses personnages et ses thèmes, opposée aux œuvres opératiques et romantiques dont les représentations étaient encouragées par l’élite coloniale », Adam Versenyi, Theatre in Latin America, Cambridge, Presses de l’université de Cambridge, 1993, p. 68. La traducton est de nous.

171.

Oscar Luis López, La Radio en Cuba., La Havane, Letras cubanas, 1998, p. 366.

172.

Ibid., p. 367.

173.

Laura Podalsky, « Guajiros, mulatas y puros cubanos », Archivos de la filmoteca, Valence, Sección de documentación y publicaciones Filmoteca de la Generaliat Valenciana, n°31 dirigé par Alberto Elena et Paulo Antonio Paranaguá, Février 1999, p. 159.

174.

Odilio Urfé, « La musique et la danse à Cuba », L’Afrique en Amérique latine, dirigé par Manuel Moreno Fraginals, Paris, UNESCO, 1984, p. 161-162.

175.

Guido Regazzoni, Massimo Angelo Rossi et Alessandro Maggioni, Guide des danses latino-américaines, Paris, Solar, 2000, p. 15.

176.

Isabelle Leymarie, Du tango au reggae, musiques noires d’Amérique latine et des caraïbes, Paris, Flammarion, 1996, p. 240.

177.

Carmen Bernand, « Danses populaires, danses latines : une esquisse historique », Danses latines, le désir des continents, Paris, Autrement, n°207, Septembre 2001, p. 29-30.