I. Le mélodrame mexicain dans son contexte

I A. Cadre chronologique

Après avoir replacé la réflexion sur le mélodrame dans une perspective générale, il convient de préciser à la fois l’extension et les limites de cette étude dans son cadre précis : le mélodrame cinématographique au Mexique et à Cuba. Ce ‘«’ ‘ cadrage ’» particulier s’effectue à un double niveau, à la fois chronologique et géographique. Le problème de la période envisagée est particulièrement important et ardu à démêler, la première difficulté consistant à donner des dates marquant l’apparition d’un genre au cinéma.

Les analyses de Rick Altman montrent que la prise en compte de la chronologie est fondamentale dans le cadre des études génériques, car les genres sont des structures en perpétuelle évolution. Cela apparaît de façon flagrante dans le domaine cinématographique où leur émergence ou leur disparition sont liées à des stratégies commerciales des studios. Si les genres sont avant tout une affaire de langage et de représentation, il semble dès lors peu raisonnable de les considérer comme des cadres formels ou thématiques invariants et universels : au cinéma comme ailleurs, les genres sont mouvants et périssables, et c’est pourquoi il convient de justifier l’extension dans le temps de cette étude.

Michel Serceau souligne à quel point la question de l’établissement de l’origine des genres dans le domaine cinématographique est complexe, en particulier pour ceux qui, comme le mélodrame, sont issus du champ littéraire :

‘L’homologie avec des genres littéraires peu ou prou établis depuis l’âge classique de la littérature est un trait historique qui contribue fortement à définir le cinéma classique. Le cinéma primitif était au contraire un syncrétisme de stratégies spéculaires, de modes de représentation, et même de modes d’énonciation […]. Peut-on par exemple établir un acte de naissance du burlesque cinématographique, du fantastique, du mélodrame cinématographique ? Ils émergent ou plutôt se cristallisent, dans des contextes historiques, mais ils étaient présents dans les syncrétismes ou dans les états syncrétiques, du récit et de la représentation cinématographique 178 .’

Au Mexique et à Cuba comme ailleurs, le mélodrame est apparu de façon précoce. De nombreuses études consacrées au cinéma des origines montrent l’importance acquise par le mélodrame dans le nouveau medium du divertissement et de la communication culturelle. Là encore, la filiation entre le mélodrame théâtral du XIXe siècle et son avatar cinématographique est mise en valeur, de façon très claire en ce qui concerne le cinéma mexicain :

‘[…]au cours du XIXe siècle, la dramaturgie mexicaine avait scrupuleusement suivi, sans beaucoup d’imagination, les canons du mélodrame français et espagnol […]. Les premiers films de fiction s’attachèrent à la comédie […] mais les premiers essais de l’industrie cinématographique, en 1917, furent marqués par leur intérêt pour le mélodrame. Il y avait à cela des raisons claires : à part les documentaires sur la Révolution elle-même, les films à succès au Mexique étaient ceux des divas italiennes, et les mélodrames français ou américains 179 .’

Cela confirme l’importance des influences extérieures dont se nourrit le mélodrame mexicain, outre ses origines littéraires et théâtrales. Par ailleurs, cet article insiste sur l’importance du développement d’un secteur cinématographique authentiquement industriel, dont il montre qu’il est le point de départ de l’irruption massive du mélodrame sur les écrans mexicains.

Le point de départ de cette étude est sans doute le plus difficile à déterminer. Les contraintes matérielles (disparition massive de copies rendant toute prétention analytique d’ensemble pour le moins ardue) nous obligent à n’aborder la question du mélodrame qu’à partir de l’apparition du cinéma parlant. Non pas parce que nous pensons qu’il existe un lien profond entre le parlant et le genre mélodramatique (l’épanouissement du mélodrame à l’écran pendant la période muette invalide aisément une telle idée), mais parce qu’il est bien difficile de faire autrement dans l’état actuel de disponibilité du matériel filmique.

Au Mexique, le cinéma parlant est véritablement lancé par Santa, qualifié de ‘«’ ‘ mélodrame lupanaresque d’après le roman naturaliste de Federico Gamboa, premier succès du parlant ’» par Eduardo de la Vega 180 . Il s’agit d’un mélodrame plantant un décor qui va rapidement nous devenir familier : celui du cabaret, avec son cortège de prostituées chantantes. Les débuts du cinéma parlant dans les années 1930 sont également marqués par les premières collaborations dans le domaine cinématographique entre Cuba et le Mexique. Dès 1933, le cinéaste mexicain d’origine espagnole Juan Orol travaille avec le Cubain Ramón Peón 181 , signant le début d’une longue tradition de coopération entre les deux pays, qui trouvera son apogée dans les coproductions des années 1950. Il est clair que l’avènement du parlant a permis de voir s’affirmer certains traits du genre, en particulier la chanson. D’une manière générale, pour le Mexique où s’est élaboré le modèle générique qui nous intéresse les observations peuvent prendre en compte la production dès le début des années 1930, qui donne au genre certaines de ses caractéristiques les plus importantes pour la période sonore.

La période la plus déterminante est sans conteste celle de ‘«’ ‘ l’âge d’or ’» du cinéma mexicain, où la puissance des studios permet l’éclosion d’authentiques genres nationaux. Toutefois, il convient d’en préciser les dates, car elles varient sensiblement selon les historiens du cinéma. Emilio García Riera la réduit au minimum, en proposant les limites ‘«’ ‘ 1941 a 1945’ 182  », qu’il justifie par deux facteurs complémentaires : durant la seconde guerre mondiale, les États-Unis continuent d’envoyer au Mexique du Celluloïd, matériau entrant dans la composition d’explosifs refusé à l’Argentine et l’Espagne à cause de leur neutralité dans le conflit ; par ailleurs, le contexte international fait diminuer la concurrence nord-américaine et européenne sur les écrans mexicains. Au contraire, l’introduction au numéro de la revue Clío intitulé ‘«’ ‘ Época de oro del cine mexicano ’» fait preuve de plus d’enthousiasme 183 , en étendant le phénomène sur une trentaine d’années, du milieu des années 1930 au milieu des années 1960 184 . Il est donc difficile de trancher quant aux bornes chronologiques de cet ‘«’ ‘ âge d’or ’», mais Julia Tuñón tente de résoudre le problème en précisant les critères retenus pour choisir les dates. Pour elle, la période s’étend de 1931 – date de sortie de Santa – à 1953. Pendant ces années, le cinéma mexicain s’affirme non seulement sur le plan quantitatif, mais aussi sur le plan qualitatif, en particulier par la mise en place de ses genres de prédilection :

‘El cine mexicano de la Edad de Oro se inscribe en lo que se ha llamado cine clásico […]. El melodrama es el género preferido de los mexicanos […]. Los géneros del cine mexicano son propios. Cierto que los dos fundamentales son el melodrama y la comedia, como en Hollywood, pero éstos tienen sus propias situaciones: la comedia ranchera, la de añoranza porfiriana, el melodrama materno, el familiar, el prostibulario, el de adolescentes 185 …’

La période dite de l’âge d’or correspond à la mise en place de genres autochtones, certes inspirés de modèles nord-américains, mais retravaillés par le contexte mexicain dans lequel ils s’épanouissent. La catégorie générique du mélodrame mettant en scène des maisons closes apparaît dans cette petite typologie des genres authentiquement mexicains proposée par Julia Tuñón : il conviendra de mesurer dans quelle mesure l’apport cubain implique un infléchissement de la pratique générique mise en place depuis Santa. En termes esthétiques, la période correspond également à l’avènement de la mise en scène de la ville dans les films, comme l’indiquent les chiffres proposés par García Riera :

Tableau 4 : Pourcentage de films mexicains ayant pour toile de fond la ville ou la campagne (1931-1945)
  1931-1936 1937-1940 1941 1942 1943 1944 1945
Urbanas 78 57 76 68 68 69 71
Rurales 22 43 24 32 32 31 29

Entre 1931 et 1945, la proportion de films situés à la campagne ou à la ville stagne, alors que la production mexicaine a fortement augmenté en chiffres absolus. Cela souligne l’importance du cadre urbain dominant. García Riera propose le commentaire suivant à l’évolution constatée sur la période : ‘«’ ‘ se pretendió evitar en los años 1941 a 1945 el exceso de películas rancheras, o similares, que había producido en 1937 y 1938 una saturación conveniente’ 186 . » Les modifications des films en termes de contenu sont mises en rapport avec les problèmes inhérents à la production générique, mais aussi à a production en général.

La fin des années 1950 et le début des années 1960 marquent un tournant dans l’histoire du cinéma mexicain. García Riera évoque, pour les années 1961 à 1965, une ‘«’ ‘ crise aiguë’ 187  », issue de la répétition routinière des genres en vigueur, débouchant sur des productions de plus en plus médiocres. Cela correspond à la logique des ‘«’ ‘ cycles ’» génériques décrite par Altman : après avoir engrangé des succès, les genres doivent se renouveler, sous peine de se scléroser. De façon progressive au Mexique, le mélodrame s’efface des écrans pour laisser la place au ‘«’ ‘ nouveau ’» cinéma au début des années 1960, et c’est donc à ce moment que se situe le terme chronologique de notre étude.

Notes
178.

Michel Serceau, « Vie, mort et retour des genres », p. 211. Le titre de l’article de Michel Serceau montre à quel point les analyses génériques sont avant tout affaire de périodisation.

179.

Gustavo García, « Le mélodrame : la mécanique de la passion », Le Cinéma mexicain, p. 177.

180.

« Origines, développement et crise du cinéma parlant (1929-1964) », Le Cinéma mexicain, p. 96.

181.

Eduardo de la Vega indique à propos de Sagrario, le permier film de Juan Orol : « Orol contrató a Ramón Peón para que dirigiera el argumento de Michelana, que había adaptado Carlos L. Cabello. Quizá Orol sintió una cierta afinidad y respeto por Peón ya que éste, que había nacido en Cuba (donde filmó en 1930 uno de los pocos largometrajes silentes que hicieron en la isla caribeña : La Virgen de la caridad, curiosísimo melodrama religioso), había sido también asistente de Antonio Moreno (Santa y Águilas frente al sol) y de John A. Auer (Una Vida por otra), y había dirigido ya su primer largometraje en México : La llorona (1933). », Juan Orol, Guadalajara, université de Guadalajara, 1987, p. 22.

182.

Voir « La época de oro », Breve historia del cine mexicano, p. 120-123.

183.

La question de la perspective dans laquelle le cinéma national est abordé sera l’objet de notre troisième partie.

184.

« La época de oro abarca treinta años de auges, esplendores, experimentos, errores, decadencias y búsqueda de alternativas […] Son treinta años en que México insiste en su amor por el cine, que nació cuando se encontraron por primera vez en 1896 y que, después de 1936 [date du succès international de Allá en el rancho grande, de Fernando de Fuentes, qui assoit les bases industrielles du cinéma national], se concretó en obras maestras mayores, talentos populares, artistas que dieron rostro al país por el resto del siglo. », Clío, Mexico, 1997, p. 9.

185.

Julia Tuñón, « Por su brillo se reconocerá: la edad de oro del cine mexicano », Somos uno, Mexico, Editorial televisa, 1er avril 2000, année 11, n°194 consacré à l’âge d’or du cinéma mexicain, p. 24-25.

186.

Emilio García Riera, Breve historia del cine mexicano, p. 124.

187.

Ibid., p. 234-238.