Les périodes d’épanouissement et de déclin du mélodrame sur les écrans mexicains et cubains sont relativement identiques, ce qui permet de comparer concrètement les manifestations du genre dans les deux pays. Une observation des chiffres de la production nationale donne des résultats contrastés : si le Mexique possède une véritable industrie du cinéma sur la période qui nous intéresse, Cuba ne connaît qu’un développement très limité et artisanal de cette activité. Cela a des conséquences de taille quant à la pratique générique dans les deux pays. Quelques données chiffrées suffisent à l’attester.
Le tableau suivant 188 permet de comparer, sur le plan quantitatif, l’activité cinématographique mexicaine et cubaine entre le début des années 1930 et les années 1950. Nous y incluons pour mémoire les chiffres de la production nord-américaine, largement diffusée sur les écrans latino-américains comme nous l’avons vu.
Années | Mexique | Cuba | États-Unis |
1930-1934 | 38 | 1 | 900 |
1935-1940 | 141 | 15 | 1040 |
1941-1946 | 292 | 14 | 855 |
1947-1950 | 345 | 26 | 721 |
1951-1955 | 467 | 31 | 1023 |
1956-1959 | 388 | 23 | 751 |
Tout au long de la période, on observe une écrasante supériorité numérique de la production nord-américaine sur ses homologues du sud, mais aussi du cinéma mexicain par rapport au cinéma cubain. Pourtant, ce dernier connaît un fort progrès : sa production est presque nulle au début de la période, ce qui explique son fort taux de croissance. Elle est multipliée par quinze entre les années 1930 et le début des années 1940, et double encore dans les années 1950. Son plus haut niveau correspond toutefois à celui de la production mexicaine la plus faible, et la production cubaine reste sans commune mesure avec la nord-américaine.
Quant à la supériorité du cinéma nord-américain sur le mexicain, elle tend à se réduire pendant les années 1940. La production nord-américaine chute de près d’un tiers entre le début et la fin des années 1940, tandis que le nombre de films produits au Mexique est multiplié par deux et demi. Une fois la seconde guerre mondiale terminée, les États-Unis retrouvent leur niveau de production d’avant le conflit, mais pendant le même temps, le Mexique est parvenu à multiplier sa production par trois. Ce n’est qu’à le fin des années 1950 qu’elle connaîtra un certain tassement. Toutefois, ces indications relatives ne doivent pas faire oublier que, malgré ses progrès quantitatifs, le cinéma mexicain ne rivalise jamais vraiment avec son voisin du nord : au moment où leur production est la plus faible, les États-Unis produisent toujours deux fois plus de films que le Mexique…
La période la plus faste en termes de production, tant au Mexique qu’à Cuba, correspond à la fin des années 1940 et aux années 1950. Ainsi, pour mener à bien une étude comparative entre les deux pays, et en particulier la mise en place d’une système de coproductions, nous nous appuierons sur cette période. En attendant, la supériorité numérique incontestable du cinéma mexicain permet de justifier que l’on y recherche les modèles génériques en vigueur. Il existe en effet une exacte coïncidence entre l’épanouissement du mélodrame en tant que genre sur les écrans et la montée en puissance des studios mexicains en tant que structure de production. Solide et organisé, le cinéma mexicain développe des genres en adéquation avec l’évolution du contexte social national, selon Tomás Pérez Turrent :
‘La ciudad adquiere una importancia que no había tenido antes y al mismo tiempo este movimiento del campo a la ciudad es el que se impone a la sociedad mexicana con la creciente industrialización de la zona metropolitana […]. En 1951 se celebra el vigésimo aniversario del cine sonoro en México. Se filman en México 102 películas de las cuales 35 son hechas en Churubusco. Los Azteca hacen 17, los Clasa 18, los Tepeyac 25, los San Ángel Inn 4 y los Cuauhtémoc 1. Como se ve son 6 estudios los que están en funcionamiento, muchos para el número de películas que se producen en México 189 .’L’existence de studios nombreux produisant des quantités non négligeables de films est un élément qui distingue fortement le Mexique de Cuba quant à la structure de leur activité cinématographique, même si cet éparpillement de la production sera fatal au cinéma mexicain. Le Mexique possède un secteur cinématographique fonctionnant sur le mode industriel, ce qui le rapproche – sans jamais lui permettre de l’égaler vraiment, bien entendu – du modèle nord-américain.
À Cuba en revanche, il n’existe aucun studio fonctionnant de façon continue. Un ouvrage historique comme celui du Cubain Arturo Agramonte 190 révèle ce manque de continuité de la production cinématographique cubaine. Il cherche à suivre les diverses productions cubaines en même temps que les structures qui ont permis de mener à bien les projets, ce qui donne à l’ensemble de son ouvrage une sorte de confusion inhérente à l’objet même de son étude : s’il comporte de nombreux renseignements utiles, il se construit comme une succession plus ou moins chaotique d’expériences sans lendemain. Cette situation est révélatrice de la marge de manœuvre existant à Cuba dans le processus de création générique, d’autant que la période où le cinéma cubain progresse le plus sur le plan quantitatif correspond en réalité au moment où les coproductions avec le Mexique atteignent leur niveau le plus élevé, et où le mélodrame se taille la part du lion au sein de la production cinématographique nationale.
Il y a donc lieu de s’interroger sur le rôle que joue Cuba par rapport au Mexique dans le développement du mélodrame, et se demander en particulier quelle est la part d’invention qui revient à chaque pays quant au genre mélodramatique, alors que les relations entre les deux se font de plus en plus étroites.
Les chiffres que nous avons utilisés pour dresser ce tableau sont tirés de La tienda negra, de María Eulalia Douglas, p. 260-270 en ce qui concerne Cuba. Pour le Mexique et les Etats-Unis, nous ronvoyons à Aurelio de los Reyes, 80 años de cine en México, p. 133-136.
Tomás Pérez Turrent, La fábrica de sueños, estudios Churubusco, 1945-1985, p. 41.
Cronología del cine cubano, La Havane, ICAIC, 1966, 172 p.