I C. Le Mexique : modèle du genre ?

Les observations précédentes quant aux structures de production dans lesquelles se développe le cinéma au Mexique et à Cuba permettent de formuler un certain nombre d’hypothèses en ce qui concerne l’origine des modèles génériques. Le faible niveau de la production cinématographique cubaine en termes quantitatifs nous pousse à penser qu’il ne faut sans doute pas chercher l’origine des mélodrames que nous allons étudier à Cuba : le cinéma s’y présente avant tout au cours de la période envisagée comme une suite plus ou moins hasardeuse d’aventures individuelles qui ne sont pas soutenues par un secteur industriel de production. Les faibles budgets alloués à la production cinématographique dans l’île ne permettent pas aux réalisateurs de se montrer innovants, ce qui les conduit en règle générale à répéter indéfiniment les mêmes formules à succès, comme l’explique Walfredo Piñera en s’appuyant sur des chiffres fournis par la revue cubaine Carteles en 1958 :

‘Les chiffres […] démontraient que le montant des investissements ne devait pas dépasser les quarante-cinq mille pesos par film si l’on voulait conserver quelque chance de rentrer dans ses fonds […]. L’état de frustration sociale déjà évoqué limita le contenu de la production cinématographique aux scénarios de divertissement les plus élémentaires […] 191 .’

Le manque de moyens dans lequel évolue le cinéma cubain l’oppose clairement à son homologue mexicain qui dispose d’infrastructures importantes, notamment en ce qui concerne les studios, et influe sur le contenu même des films selon Piñera. Il suggère en effet que cette indigence matérielle et structurelle du cinéma cubain l’enferme dans un style de films relativement pauvres et répétitifs en termes de contenu, et même de genre, puisqu’il se limite à la reprise de ‘«’ ‘ saynètes ’» issues de la tradition théâtrale et radiophonique.

La situation est différente au Mexique 192 . Le mélodrame est l’objet de chapitres autonomes dans la grande majorité des études consacrées au cinéma mexicain, reflet de son importance dans l’histoire de ce cinéma. Par ailleurs, les commentateurs s’attachent à montrer que si le genre s’est au départ nourri d’influences extérieures, il a rapidement acquis une certaine indépendance et des formes d’expression propres, comme le montre Gustavo García :

‘Le mélodrame connut d’abord l’apprentissage et la maîtrise de la mécanique sentimentale, période d’imitation irrationnelle de l’époque du muet, puis il accepta diverses influences, depuis le mélodrame fasciste jusqu’au film noir hollywoodien, en passant par Renoir et Clair 193 .’

Le mélodrame en tant que genre prend progressivement son caractère résolument ‘«’ ‘ mexicain ’», créant ses propres canons esthétiques, situations et personnages, qu’il faudra interroger. Ses structures de production et leur dynamisme font du mélodrame mexicain un objet d’analyse permettant de dégager un certain nombre de traits pertinents utiles ensuite dans l’étude du mélodrame mexicano-cubain.

D’ailleurs, au cours de la période, on assiste à une montée en puissance des coproductions entre les deux pays. Dans son article, Walfredo Piñera met ce phénomène en valeur, et montre que de nombreux metteurs en scène mexicains se sont rendus à Cuba pour y tourner leurs films :

‘Cuba était un terrain propice à la mise en œuvre de coproductions cubano-mexicaines. La majorité d’entre elles fut réalisée dans les années cinquante. Ces films, qui employaient des danseurs, des chanteurs et des formations musicales à la mode, bénéficiaient en général d’une meilleure maîtrise technique et exploitaient à fond les aspects les plus pittoresques de la musique et des paysages cubains 194 .’

Il cite plusieurs metteurs en scène mexicains qui se sont rendus à Cuba pour y tourner des films, en particulier Juan José Ortega et Juan Orol que nous aurons à maintes reprises l’occasion d’évoquer au cours de cette étude. Piñera souligne la supériorité qualitative des productions mexicaines sur les cubaines, sur le plan technique du moins. Ce point sera largement mis en avant par la critique cubaine pour justifier le recours à des coproductions devant permettre aux techniciens cubains de se former 195 .

Mais le recours aux coproductions n’a pas que des avantages pour les Cubains, comme le suggèrent les remarques de Piñera sur les éléments que les Mexicains venaient chercher dans l’île caribéenne. Il s’agit en effet d’exploiter ce que Cuba a de plus ‘«’ ‘ pittoresque ’», voire de plus folklorique, et non pas de plus authentiquement représentatif de sa culture. En effet, Cuba se ainsi trouve réduite dans le cadre des coproductions à un simple décor dont on utilise abondamment l’atmosphère particulière et ‘«’ ‘ tropicale ’», comme une sorte de gage d’exotisme, sans chercher à aucun moment à prendre en compte la culture nationale.

L’influence cubaine se réduirait à une dimension purement ornementale, à travers la musique, les cabarets et les palmiers, tandis que le Mexique fournirait au genre mélodramatique ses fondements esthétiques. Cela revient à considérer que la musique cubaine renvoie aux aspects les plus ‘«’ ‘ touristiques ’» de l’île, sans prendre en considération le fait que précisément la musique est un vecteur fondamental de diffusion de la culture cubaine à l’étranger. Nous serons donc amenée à discuter une telle conception dans notre chapitre consacré à l’étude de la place faite à la musique dans le mélodrame. Pour l’heure, nous tenterons de repérer les traits pertinents du mélodrame mexicain à travers une étude de cas concrète.

Notes
191.

Walfredo Piñera, « Le cinéma parlant pré-révolutionnaire », Le Cinéma cubain, dirigé par Paulo Antonio Paranaguá, Paris, Centre Georges Pompidou, 1990, p. 63. Nous reviendrons au cours de notre troisième partie sur les dernières remarques de Piñera, montrant que les critères d’appréciation des films se font en fonction de leur adéquation à la « réalité » sociale à partir de l’avènement de la Révolution.

192.

Les critiques et historiens du cinéma partagent pourtant les analyses de Piñera dans le cadre mexicains, et c’est pourquoi ils soulignent toujours l’originalité d’un Luis Buñuel en la matière, qui fait figure d’exception en tournant au Mexique des films plutôt innovants, malgré des budgets et des délais de tournage très restreints.

193.

Gustavo García, « Le mélodrame, la mécanique de la passion », p. 180-181.

194.

Walfredo Piñera, op. cit., p. 74.

195.

La question du nationalisme dans le conflit opposant Cubains et Mexicains se pose. Ainsi, Piñera considère ces coproductions comme « cubano-mexicaines », alors que nous choisissons au contraire de les qualifier de « mexicano-cubaines », selon une hiérarchie traduisant l’importance du rôle joué par chacun des deux pays dans l’élaboration d’un « genre » particulier.