II A. Des histoires similaires pour des résultats génériques différents

Quiconque veut étudier un genre doit à un moment donné établir une série de critères permettant de l’identifier. Or, lorsque cette identification des éléments participant d’un genre se fait à l’intérieur de celui-ci, les résultats obtenus sont rarement satisfaisants. On en arrive le plus souvent à une sorte de typologie plus ou moins bien organisée de situations et personnages qui peut toujours être remise en question par un contre-exemple. La démarche adoptée semble permettre d’éviter cet écueil, car elle se fonde davantage sur la mise en relief de traits ‘«’ ‘ en creux ’». Sans proposer une liste des personnages et situations invariablement à l’œuvre dans le mélodrame, la comparaison des deux films permet de dresser un premier bilan, du moins en ce qui concerne le mélodrame mexicain classique. Si un film est considéré comme un mélodrame et l’autre non, il faut chercher dans les différences entre les deux où se glissent les écarts qui font sens sur le plan de la définition générique.

Tous les commentateurs, et Buñuel lui-même, ont montré que lorsque celui-ci tourne ses premiers films mexicains, il a conscience des exigences génériques pesant sur sa production cinématographique, et il assume clairement les impératifs commerciaux qui s’imposent à lui : pour être rentables, ses films doivent s’adapter au marché auquel ils se destinent, c’est-à-dire à un public mexicain friand de mélodrames, en particulier depuis le succès de… Madre Querida. S’il est impossible d’affirmer que Buñuel avait eu connaissance de ce film au moment de faire le sien, on peut à tout le moins dire qu’il connaissait le genre dont celui-ci participe, le mélodrame familial. Buñuel a déclaré à Max Aub, à propos de Los Olvidados : ‘«’ ‘ Nous avions pensé faire un affreux mélo, avec comme personnage un petit papetier : Votre Orphelin, patron. Nous nous amusions à accumuler des éléments tous pires les uns que les autres, une série de plagiats’ 197 . » Buñuel s’est finalement écarté de ce projet initial, mais cette déclaration montre que l’univers mélodramatique lui était familier, pour le ‘«’ ‘ pire ’» davantage que pour le meilleur. L’emploi du terme ‘«’ ‘ plagiat ’» suggère l’imitation générique avec laquelle Buñuel prend ses distances. Ainsi, Los Olvidados représente un véritable pavé dans la mare du mélodrame traditionnel, représenté par Madre Querida, selon la ligne éthique qu’il revendique à propos de son expérience mexicaine :

‘[…] j’ai toujours suivi mon principe surréaliste : ‘La nécessité de manger n’excuse jamais la prostitution de l’art.’ Sur 19 ou 20 films, j’en ai 3 ou 4 franchement mauvais, mais en aucun cas je n’ai enfreint mon code moral. Avoir un code est puéril pour beaucoup de gens, mais pour moi non. Je suis contre la morale conventionnelle, les phantasmes traditionnels, le sentimentalisme, toute cette saleté morale de la société introduite dans le sentimentalisme 198 .’

Les différences observées entre les deux films ne sont pas le fruit du hasard, mais tirent leur origine de deux projets cinématographiques fort divergents. La caractérisation générique des films d’Orol est sans ambiguïté, et apparaît déterminante dans l’histoire du cinéma mexicain, dont elle oriente une bonne partie de la production, comme l’indique Emilio García Riera, lorsqu’il évoque le développement des

‘[…] melodramas mundanos y modernos. Ese tipo de cine alcanzó 40 por ciento del conjunto de la producción, y abundaron en él – sobre todo después del gran éxito en taquilla de Madre Querida (1935), de Juan Orol – las madres abnegadas y sufrientes, figuras femeninas contrarias y complementarias, bajo un mismo signo reductor de lo femenino, de Santa, La Mujer del puerto y otras pecadoras también sufrientes 199 . ’

Madre Querida est considéré comme le film ayant inauguré au Mexique une longue série de mélodrames consacrés à l’exaltation de la figure maternelle. Ces quelques remarques permettent de mesurer l’ampleur du décalage existant entre les projets cinématographiques d’Orol et de Buñuel, dont nous pouvons à présent mettre au jour les manifestations concrètes dans leurs films.

Le découpage des deux films en plusieurs unités narratives – que nous appellerons ‘«’ ‘ séquences ’»  appelle plusieurs commentaires. L’enchaînement des différents épisodes de la narration se produit de façon parallèle dans les deux films, le passage par la maison de correction marquant dans les deux cas un point de rupture significatif : les deux films commencent par un prologue (séquence 1), puis présentent les enfants, parmi lesquels se trouvent les personnages principaux, dans leur cadre de vie habituel et leurs activités familières, principalement le jeu (séquence 2).

La troisième séquence introduit un élément de différenciation entre les deux films, contribuant à leur qualification générique. Madre Querida montre, dans un long flash-back, la relation amoureuse qui s’est instaurée entre Manuel et Adela, à Cuba. Ce passage se veut particulièrement sentimental, comme l’attestent la musique – une chanson d’amour que la jeune femme dédie à son amant – et le décor – Juan Orol filme abondamment les palmiers, pour suggérer le romantisme censé régner sous les tropiques. Autant d’éléments caractéristiques du mélodrame orolien, tout comme l’inévitable scène de cabaret, véritable figure imposée du mélodrame mexicain en général. La séquence occupant la même place dans le schéma narratif de Los Olvidados est tout autre : Jaibo se rend sur le lieu de travail de Julián, dont il veut se venger car il le soupçonne de l’avoir dénoncé. Après une brève discussion, Jaibo assomme Julián par derrière, avant de l’achever à coups de bâtons sous les cris de Pedro. Il se dégage de cette scène une violence contrastant fortement avec l’atmosphère doucereuse du flash-back d’Orol. Cette différence dans la tonalité des deux séquences est l’un des éléments qui permet de ranger un film du côté du mélodrame, tandis que l’autre s’en détache clairement.

Notes
197.

Jean-Claude Carrière (pref.), Luis Buñuel, entretiens avec Max Aub, Paris Belfond, 1984, p. 134.

198.

Interview de Buñuel par Elena Poniatowska, Revista de la universidad de México, Janvier 1961, citée dans Ado Kyrou, Luis Buñuel, Paris, Seghers, 1962, p. 109.

199.

Emilio García Riera, Breve historia del cine mexicano, p. 80.