Les deux films racontent l’histoire d’enfants aux prises avec la justice finissant par passer par une maison de correction. Cette trajectoire se dessine dès le début de Los Olvidados, puisque Jaibo fait son apparition parmi les autres enfants de la bande après s’être évadé de la maison de correction, tout comme le fera Pedro dans la deuxième partie du film. Toutefois, en ce qui concerne Pedro aussi bien que Juanito, l’enfermement a lieu suite à une injustice, puisqu’ils sont dans les deux cas condamnés pour des faits qu’ils n’ont pas commis, un incendie pour Juanito et un vol pour Pedro.
Les deux personnages principaux jouissent d’une caractérisation positive, même si l’on peut observer que la bonté de Juanito est totale, tandis que le personnage de Pedro est plus complexe, et saisi dans son évolution. Son comportement se modifie progressivement, et il tente de s’amender pour rentrer dans la norme, mais ses fréquentations sont un obstacle majeur sur le chemin de son rachat. Dans les deux films, le personnage principal est entouré d’autres enfants, dont les comportements sont fortement différenciés. Dans Madre Querida, Luisito est comme Juanito caractérisé de façon positive. Contrairement à Juanito, Luisito est issu d’une famille aisée, comme l’atteste son apparence physique – notamment ses vêtements toujours impeccables – et l’intérieur de l’appartement qu’il habite avec son père, sa mère ayant disparu alors qu’il était tout petit. Dans la deuxième séquence, il propose à Juanito la somme de 50 centavos, celui-ci n’ayant pas les moyens de faire un cadeau de fête des mères à sa propre mère. Par ailleurs, alors que Juanito a été enfermé à sa place, Luisito éprouve de forts remords. C’est un bon petit garçon, et sa conscience ne lui permet pas de supporter que Juanito ait été injustement condamné par sa faute.
Dans Los Olvidados, Pedro est accompagné de deux enfants qui se comportent de façons très différentes. Si Ojitos, le petit provincial abandonné par son père et retrouvé par la bande sur la place du marché incarne l’innocence, tel n’est pas le cas de Jaibo, qui se distingue des autres en particulier par son âge. Comme c’était le cas pour Luisito et Juanito, Jaibo est responsable de l’arrestation de Pedro. Mais, contrairement à ce qui se passait dans le film d’Orol, Jaibo n’éprouve aucun remords mais au contraire un net soulagement en voyant que la condamnation de Pedro le disculpe du même coup.
Cette différence dans la caractérisation des personnages secondaires se retrouve à tous les niveaux. Dans les deux films, les enfants se retrouvent contraints de dormir dans la rue, et à mener une vie de vagabondage et de mendicité. Dans Madre Querida, Juanito se retrouve à la rue après avoir constaté la mort de sa mère. Il dort sous des cartons en compagnie d’un autre jeune garçon prénommé Tonio. Ce dernier se montre sensible à la précarité de l’état de santé de Juanito, et, pour y remédier, chante la ‘«’ ‘ canción del mendigo ’», ce qui lui permet de recueillir des passants une somme d’argent suffisante pour manger. Il s’agit d’une chanson particulièrement triste destinée sans aucun doute à éveiller la compassion du public à l’écran et dans la salle. Dans Los Olvidados, Pedro passe lui aussi une nuit dehors et fouille un tas de détritus, mais les autres mendiants qui occupent habituellement le lieu l’écartent violemment, refusant de partager avec le garçonnet leur ‘«’ ‘ bien ’», et allant jusqu’à lui jeter des pierres. Ainsi, dans le premier film, le dénuement dans lequel se retrouvent les personnages est à l’origine de l’émergence d’une solidarité dans la pauvreté, tandis que chez Buñuel, cette même pauvreté ne fait qu’accroître l’avidité et la violence des personnages. Nous sommes aux antipodes des discours rassurants sur la pauvreté méritante du mélodrame traditionnel 200 , qui fonctionne pleinement dans le film d’Orol : Buñuel propose une vision bien moins idyllique du milieu marginal.
Le traitement des figures parentales est lui aussi significatif. Dans le panorama du mélodrame latino-américain en général et mexicain en particulier, le personnage de la mère occupe une place prépondérante, comme le rappelle Silvia Oroz :
‘El melodrama cinematográfico latinoamericano fue un discurso sobre la madre y mantuvo una sintonía total con los espectadores. La madre de la pantalla sintetizaba todos los valores que la cultura occidental inventó para ella […] ; la bondad y la capacidad mística para sacrificarse por sus hijos la definen 201 .’Le personnage d’Adela dans Madre Querida est conforme à cette description de la figure maternelle : malgré sa pauvreté, elle est représentée comme une mère particulièrement aimante, regrettant que son fils doive travailler pour contribuer à la subsistance du foyer. La notion de sacrifice évoquée par Silvia Oroz est opérante dans le film d’Orol, et elle est partagée par la mère et le fils. La situation est exactement inverse dans Los Olvidados. Tandis que Juanito et sa mère ne parlent que de se ‘«’ ‘ sacrifier ’» l’un pour l’autre, la mère de Pedro se montre particulièrement dure envers son fils qu’elle repousse à plusieurs reprises, de façon assez violente. Alors que la première se révèle de complexion fragile, ce qui justifie l’aide matérielle que lui apporte son fils, la deuxième se présente comme une femme au faîte de ses capacités physiques, à tel point qu’elle est entourée d’une descendance aussi nombreuse que peu désirée, ce qui suggère, derrière une fécondité mal maîtrisée, une importante vie sexuelle. Les deux scènes où apparaissent la mère et le fils se produisent dans l’espace de la cuisine, ce qui montre que les problèmes de subsistance sont au cœur de la vie de la famille de Juanito comme de Pedro, tout en matérialisant à l’écran le foyer familial comme un espace de l’enfermement, de l’étroitesse. Dans les deux cas, le plat servi – dans Madre Querida – ou en cours de préparation – dans Los Olvidados – se constitue d’une forme de nourriture rudimentaire dépourvue de tout raffinement. La mère de Pedro, loin de regretter de devoir envoyer son fils au travail, lui reproche au contraire d’une façon particulièrement acerbe de ne rien faire. Buñuel a d’ailleurs déclaré que le mauvais accueil reçu par son film dans un premier temps au Mexique était en partie dû à cette représentation de la mère 202 , ce qui montre qu’il est sorti de la voie toute tracée par le mélodrame traditionnel qui régnait en maître sur les écrans, en particulier depuis le film d’Orol.
L’image du père est tout aussi éclairante. Si dans Madre Querida le père est présent, c’est sous les traits de Manuel, qui se montre particulièrement doux et compréhensif envers son fils Luisito, tandis que dans Los Olvidados, la figure paternelle apparaît principalement sous deux formes : le père de Julián, alcoolique impénitent dont les dialogues nous montrent que son fils doit travailler tandis que lui passe sa vie à boire dans des cantinas ; le grand-père de Meche, qui décide, alors que Pedro est mort chez lui, de jeter le cadavre dans une décharge pour ne pas s’attirer de problèmes. Dans ce cas, la figure paternelle n’est aucunement ferme et rassurante comme dans le film d’Orol.
Ainsi, le contenu même des films permet de les opposer, tant par le traitement des thématiques mises en œuvre – en particulier celle de la pauvreté – que par le comportement et le positionnement de leurs personnages. Mais d’autres éléments, tenant davantage à leur dimension formelle, permet de les différencier et de faire apparaître la ligne de partage générique ente eux.
Silvia Oroz écrit : « Colocada como un valor en sí mismo, la bondad siempre está relacionada con los pobres ya que es una propiedad que no compromete el patrimonio real de las clases altas ». Melodrama, el cine de lágrimas en América latina, p. 89. Autrement dit, le mélodrame propose une vision de la pauvreté qui en neutralise la réalité sociale, élément également invoqué par les critiques qui stigmatisent le genre considéré comme « réactionnaire ».
Ibid., p. 65.
Ce que Buñuel lui-même rapporte du comportement de la coiffeuse du film est emblématique de la réaction négative que provoqua le film à sa sortie au Mexique : « cause de cette scène, d’ailleurs, la coiffeuse donna sa démission. Elle prétendait qu’aucune mère mexicaine ne se conduirait de cette façon. Quelques jours plus tôt j’avais lu dans un journal qu’une mère mexicaine avait jeté son très jeune enfant par la portière d’un train. », Mon dernier soupir, de Luis Buñuel et Jean-Claude Carrière, Paris, Robert Laffont, 1994 (1982), p. 247.