II C. Frontières formelles du mélodrame mexicain

Outre la thématique des deux films, certaines séquences apparaissent emblématiques de leur esthétique, donnant à voir l’ancrage générique des deux œuvres. Les premières minutes de chacun des deux films sont significatives, car elles sont construites de la même façon, mais produisent des effets d’annonce bien dissemblables, pour ne pas dire opposés.

Les deux films s’ouvrent sur le générique, suivi d’un prologue qui introduit ce qui va suivre, avant de rentrer dans le vif du récit. En ce qui concerne le générique proprement dit, les premières différences se font sentir, alors qu’il s’agit d’un passage obligé de chaque film particulièrement bien codifié 203 . Pour Madre Querida, il s’agit d’un générique peu original, tant dans sa dimension sonore que visuelle. La musique se compose d’une phrase musicale gaie et entraînante reprise ensuite par un ensemble orchestral. Le décor sur lequel vient s’imprimer le générique montre des palmiers, et un décor urbain incarné dans une fontaine qui laisse couler de l’eau : il met donc en avant la dimension policée et harmonieuse de la ville. Une telle présentation n’a rien de remarquable en soi, et c’est justement pour cela qu’elle nous renseigne sur le film qui va suivre : si ce générique est construit de façon neutre et traditionnelle, il y a de fortes chances pour que le film lui-même se présente d’emblée comme peu innovant sur le plan formel.

Au contraire, dans Los Olvidados, les premières minutes rompent délibérément avec une telle pratique du générique. La musique en est plus sombre et plus lourde, fondée sur des accords monotones et dissonants d’instruments à cordes. Là où nous avions une musique orchestrale chantante, nous trouvons une musique qui met le spectateur mal à l’aise. De la même façon, là où nous avions des images avenantes de palmiers et d’une fontaine, Buñuel montre un plan fixe d’une zone indéfinie, sombre et visiblement laissée à l’abandon de l’espace urbain. Les génériques des deux films en plantent le décor, avec dans le deuxième cas une rupture assez nette avec ce que le spectateur peut attendre d’un générique. Ainsi, dès le début, Madre Querida se situe dans la continuité par rapport à une certaine tradition, tandis que Los Olvidados s’en détache.

Outre le générique, les deux films s’ouvrent sur une présentation bien différente selon le cas. Dans le premier, Orol s’adresse au public en s’exprimant face à la caméra. Le texte qu’il dit est une célébration de la figure maternelle à qui il dédie son film, le tout sur un ton mi-lyrique, mi-pathétique introduisant la façon dont le metteur en scène va traiter son sujet. Le texte illustré par des images de statues représentant la figure maternelle, et qui en donnent une vision majestueuse. La transition avec le film se fait par un fondu au noir séparant ce prologue de la narration proprement dite, que le metteur en scène qualifie d’‘»’ ‘ episodio cinematográfico ’», ce qui suggère qu’il s’agit bien d’une fiction.

Chez Buñuel, le processus se trouve inversé : dès le générique, il est précisé que le film est fondé sur des faits réels 204 . Le prologue, durant à peine une minute, est assumé par une voix off, et l’émetteur de ce commentaire n’est à aucun moment identifié, selon un procédé habituel dans le genre documentaire. La séquence de présentation des enfants intervient après un fondu enchaîné, qui ne marque pas de rupture entre le prologue et le récit proprement dit, et en renforce du même coup l’ancrage documentaire et non pas fictionnel. Madre Querida se donne donc à voir comme une fiction revendiquant sa dimension pathétique, tandis que Los Olvidados choque les habitudes du spectateur et se présente comme un film à vocation documentaire fondé sur la prise de conscience d’une forme d’injustice sociale. La différence entre les deux, participant pleinement de leur désignation générique, c’est que pour l’un, conformément à ce que suggère le prologue, le film renvoie à un réel toujours présent, tandis qu’il est fantasmé chez l’autre. Nous trouvons inscrite dans ce décalage entre les deux films une des caractéristiques du mélodrame dans son rapport à la réalité : d’un côté, il multiplie les signes attestant sa prétention réaliste, et en même temps celle-ci se trouve finalement déformée après un passage par le tamis du fantasme 205 .

Les dernières séquences de chaque film, postérieures à l’évasion du personnage principal de la maison de correction, dessinent encore une trajectoire narrative différenciée. Dans Madre Querida, l’amour filial ne cesse d’être affirmé, à partir du moment où Juanito découvre la mort de sa mère qui le précipite dans l’errance et la mendicité, et jusqu’à ce qu’il retrouve en Manuel son propre père. Dans Los Olvidados, on assiste à un revirement dans le comportement de la mère de Pedro à partir du moment où elle prend conscience, au tribunal pour enfants, de l’innocence de son fils et de la culpabilité de Jaibo, mais cela semble intervenir trop tard.

L’existence d’un deuxième dénouement pour ce film, révélée récemment, montre que le producteur Oscar Dancigers craignait un échec commercial 206 . Il en dit également long sur le type de final acceptable du point de vue du public : un retour à l’ordre où les méchants sont punis, puisque la deuxième fin du film de Buñuel mettait en scène la mort de Jaibo et le retour de Pedro à la maison de correction, devenue le lieu de la rédemption sociale et morale, ce qui aurait renvoyé le film du côté d’une tradition plus acceptable, et conforme à l’esthétique mélodramatique.

Dans la ‘«’ ‘ vraie ’» fin du film, on assiste à deux morts en presque quatre minutes. L’apparition du mot ‘«’ ‘ Fin ’» se fait une fois que le corps de Pedro a été jeté aux ordures, et reprend le thème musical du générique, ce qui souligne la circularité du film, et l’absence de toute progression pour ses personnages. Cette forme d’enlisement de la narration permet d’écarter le film des conventions mélodramatiques. Ces dernières en effet posent un ‘«’ ‘ retour à la normale ’» pour les personnages, dessinant toujours un progrès qualitatif par rapport à la situation initiale. À cet égard, la fin de Madre Querida, tout comme la deuxième fin de Los Olvidados, s’inscrit clairement dans le cadre d’une progression de type mélodramatique.

Los Olvidados présente ainsi un cas à la fois complexe et instructif puisque, selon la fin envisagée, la dernière séquence peut produire une requalification générique de l’ensemble du film. C’est d’ailleurs ce que montre Jean-Claude Seguin dans son article ‘«’ ‘ Quelques propositions pour l’étude du détail au cinéma’ 207  ». Définissant le ‘«’ ‘ fragment privilégié ’» comme ce qui ‘«’ ‘ va de l’artiste ’», ce qui lui confère une intentionnalité, il écrit : ‘«’ ‘ La double issue possible du film de Buñuel ne semble affecter qu’une part infime du dispositif narratif, mais ce ‘détail’ pose ’ ‘de facto’ ‘ la construction a contrario de tout le récit. ’» Cela conduit à penser que l’appartenance ou non d’un film à la catégorie générique ‘«’ ‘ mélodrame ’» dépend sans doute moins de son contenu même que de la façon dont celui-ci est mis en scène.

Un dernier élément peut être pris en considération pour attribuer à chaque film son appartenance ou non au genre mélodramatique : le rapport entre son succès public et sa prise en charge critique. Le succès public des deux films est particulièrement contrasté : si Madre Querida a engrangé un nombre d’entrées considérables – la stratégie promotionnelle étant bien présente chez Orol puisque son film est sorti le jour de la fête des mères – tel n’a pas été le cas de Los Olvidados, qui est resté très peu de temps à l’affiche et a même provoqué un gros scandale au Mexique. Les critiques contemporaines de la sortie de Madre Querida se montrent toutes enthousiastes, jusqu’au New York Times qui considère que l’un des grands intérêts du film est l’image qu’il propose du ‘«’ ‘ México de hoy ’»… Or, plus on s’éloigne dans le temps, plus on constate que les appréciations évoluent, le ton se faisant de plus en plus sarcastique et irrévérencieux 208 . Le phénomène inverse s’est produit pour Los Olvidados dont on sait que la reconnaissance dont il a été l’objet au Festival de Cannes, notamment à travers un célèbre article d’Octavio Paz 209 et les prix qu’il a obtenus, lui ont permis d’être à nouveau projeté sur les écrans mexicains, ce film ayant depuis lors joui d’un prestige universel.

Notes
203.

Voir Nicole de Mourgues, Le Générique de film, Paris, Méridiens Klincksieck, 1994, 292 p.

204.

Edmond Cros a proposé une analyse de cette séquence dont nous partageons tout à fait les conclusions : « Los Olvidados pretende levantar el velo que cubre un espacio social marginal que correspondería al humus de donde surgen los jóvenes delincuentes. Tal es el programa narrativo que nos propone una voz en off en el mismo principio de la película […] programa que en el acto realizan visualmente dos panorámicas (sobre Nueva York y Londres), un contrapicado (Torre Eiffel) un picado (la ciudad de México) y, en la secunda secuencia, la revelación de un espacio cerrado, un solar limitado en el fondo por las paredes de un edificio y una barrera de madera en el primer término », Idiosemas y morfogénesis del texto, literaturas española e hispanoamericana, Francfort, Veruvet Verlag, 1992, p. 181.

205.

Ce balancement constant entre deux tendances se trouvera au cœur de nos réflexions dans la deuxième partie, qui analyse les manifestations concrètes du mélodrame à l’écran.

206.

C’est ce que suggère Franciso Gaytan dans son article « Los Olvidados y un segundo final », Cinémas d’Amérique latine, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, n°5, 1997, p. 131-133.

207.

Jean-Claude Seguin, « Quelques propositions pour l’étude du détail au cinéma », La Détail et le tout, Lyon, GRIMH/GRIMIA, 2000, p. 28-53.

208.

Nombre de ces critiques se trouvent reproduites Juan Orol, p. 116-119.

209.

« El poeta Buñuel », Cannes, 4 avril 1951, reproduit Las Peras del olmo, Barcelone, Seix Barral, 1985 (1957), p. 183-187.