Après avoir tenté d’identifier les éléments – à la fois thématiques, structurels et esthétiques – qui dessinent une ligne de partage entre ce qui peut rapprocher un film de la ligne mélodramatique et ce qui au contraire l’en écarte, nous allons à présent formuler des définitions plus générales. Nous avons pour cela choisi de nous appuyer dans un premier temps sur un nombre réduit d’œuvres, choisies selon des critères de pertinence que nous allons préciser. L’identification d’un genre met en œuvre certaines caractéristiques qui doivent se vérifier quelle que soit l’extension du corpus. Ainsi, sur le plan méthodologique, il nous semble préférable d’établir notre définition à partir d’un petit nombre d’exemples que nous étudierons plus en profondeur. Pour décrire les mécanismes fonctionnels du genre mélodramatique, il faudra donc montrer comment ils sont utilisés dans un certain nombre de films emblématiques du mélodrame mexicain, sans que cela exclue tous les autres exemples, bien au contraire : une fois établies les règles générales sur lesquelles se fonde notre analyse du genre, le corpus peut ensuite être étendu à une quantité de films bien plus importante. Nous avons opté pour des œuvres réunissant plusieurs caractéristiques qui les rendent emblématiques du genre mélodramatique que nous cherchons à cerner. Les critères retenus sont les suivants :
Pour chacun de ces films, nous préciserons l’année de sa sortie, et en décrirons brièvement l’intrigue, afin de dégager les élément invariants, signes de leur appartenance générique à proprement parler.
Le premier film, qui inaugure au Mexique le mélodrame dans le cinéma sonore est Santa, tourné en 1931 par Antonio Moreno. Cette œuvre avait déjà été précédée par une version muette de 1918, qui ne nous intéressera pas directement car elle dépasse les limites chronologiques de notre travail.
Autre film des origines du mélodrame mexicain qui retiendra notre attention : La Mujer del puerto, d’Arcady Boytler (1934). Ce film a par ailleurs été à l’origine de l’œuvre du même titre d’Arturo Ripstein (1991), un remake qui atteste la postérité du genre dans le cinéma mexicain, même si le deuxième film est fort éloigné du premier par certains aspects 210 . Ce film aborde la question de l’inceste car l’héroïne couche avec son propre frère dans une relation toute ‘«’ ‘ professionnelle ’». Lorsqu’elle se rend compte de la monstruosité de l’acte qu’elle vient de commettre, elle se jette à la mer sans que son frère parvienne à la retenir.
Nous retiendrons également Madre Querida, déjà abordé dans notre point précédent.
Pour quitter le domaine des ‘«’ ‘ pionniers ’» du cinéma parlant mexicain 211 , nous retiendrons trois autres films afin d’affiner notre définition : Aventurera, tourné en 1949 par Alberto Gout, avec Ninón Sevilla, film qui a fait époque et même école si l’on en croit Eduardo de la Vega :
‘Sobre Aventurera, primera cinta del equipo Gout-Custodio-Philips-Sevilla, ya se han hecho una buena cantidad de elogios. Se le considera una de las escasas obras verdaderamente excepcionales o insólitas dentro de su género 212 y del cine mexicano en conjunto. Poco valorada en su época […], la película terminaría por llamar la atención de algunos críticos franceses y ello daría la clave para su revaloración y entronización como obra clásica del cine nacional 213 .’Malgré certaines hésitations, le film est doté d’un ‘«’ ‘ caractère inaugural ’», puisqu’il est présenté comme la ‘«’ ‘ première ’» œuvre d’une longue série à venir. Par ailleurs, son importance apparaît dans le titre même du passage qu’il occupe dans l’ouvrage d’Eduardo de la Vega : ‘«’ ‘ Por fin, la obra excepcional ’».
Un autre film pourra nous aider à définir le mélodrame mexicain, en nous échappant des milieux du cabaret et de la prostitution. Ceux-ci sont bien représentés dans notre corpus, car ils constituent une tendance lourde de l’esthétique mélodramatique, qui s’ancre dans ces milieux dès les origines. Toutefois, tous les mélodrames mexicains ne sauraient se réduire à cet aspect, comme le montre un film comme Cuando los hijos se van, de Juan Bustillo Oro, gros succès de l’année 1941. Là, point de cabaret mais au contraire la représentation du drame d’un couple au moment où les enfants quittent peu à peu le foyer parental.
Enfin, ce corpus ne saurait prétendre à une quelconque représentativité si l’on ne mentionnait pas au moins un film d’Emilio ‘«’ ‘ El Indio ’» Fernández. Nous nous pencherons sur un de ses films les plus connus, qui a en outre le mérite de présenter une intrigue située dans le Mexique rural et indigène, et non plus dans les milieux cosmopolites de la capitale. Dans María Candelaria (1943), nous sommes confrontés aux aventures dramatiques d’un couple indien subissant de nombreuses injustices liées aux préjugés d’une population locale raciste.
Une observation rapide de ces différents films nous conduit tout naturellement à nous interroger sur la notion de ‘«’ ‘ sous-genre ’». Celle-ci nous semble d’un maniement malaisé, car elle n’induit pas une reclassification systématique dans le groupe qu’elle désigne. Les distinctions peuvent en effet se manifester à différents niveaux – sémantique, syntaxique, etc. – dont l’imprécision de ce terme ne rend pas compte. C’est le problème que soulève Jean-Marie Schaeffer dans son paragraphe intitulé ‘«’ ‘ la modulation générique ’». Appliquant ses analyses à notre contexte, on peut s’interroger sur la pertinence de la désignation comme ‘«’ ‘ sous-genres ’» de phénomènes aussi disparates que ‘«’ ‘ le mélodrame de cabaret ’» (contextualisation sémantique), ‘«’ ‘ le mélodrame d’Emilio Fernández ’» (contextualisation auctoriale), ou encore « le mélodrame des années 1930 » (contextualisation historique). Jean-Marie Schaeffer tente de dépasser ces ambiguïtés :
‘Dans le régime de la modulation générique, les déterminations ne sont pas d’ordre global mais partiel, c’est-à-dire qu’elles ne déterminent pas l’œuvre par rapport à l’attitude pragmatique ou discursive qu’elle instancie, mais en motivant certains segments syntaxiques ou sémantiques 214 .’Nous reprenons à notre compte la notion de ‘«’ ‘ modulation générique ’», qui a le mérite de poser les variantes internes au genre non pas en termes de positionnement mais en montrant au contraire comment la caractérisation d’un genre peut être retravaillée de l’intérieur sans pour autant s’annuler. Les catégories définies par Schaeffer apparaissent d’autant plus adaptées au contexte de nos films que la dimension ‘«’ ‘ syntaxique ’» et la dimension ‘«’ ‘ sémantique ’» sont les deux notions combinées par Altman et Raphaëlle Moine pour mette en évidence les genres au cinéma.
On peut ainsi proposer de définir la modulation générique comme l’actualisation d’une structure générique profonde, ce qui a des implications dans la thématique des films, si l’on prend ce terme dans un sens extrêmement large, renvoyant aussi bien aux aspects idéologiques qu’esthétiques des œuvres. Dans cette perspective, l’apport cubain aux structures mélodramatiques mexicaines 215 permet de dessiner les contours d’une modulation générique particulière, à l’intérieur du cadre général du mélodrame mexicain.
Cet écart a été à juste titre souligné par Paulo Antonio Paranaguá, dans la monographie qu’il a consacrée à Ripstein : « Hay una doble vuelta a los orígenes, a la vez a Boytler y a Maupassant, una vuelta de tuerca, sumada a una reinterpretación original de los tabúes del incesto y el suicidio […]. La película aborda de manera cruda la sexualidad y la pasión, sin dejar de proponer otra visión de la prostitución, el cabaret, el melodrama y la mitología de Veracruz, puerto tropical y cosmopolita venido a menos, decadente como todas las mitologías clásicas del cine mexicano y como el mismo México contemporáneo. », Arturo Ripstein, Madrid, Cátedra, 1997, p. 204.
Nous empruntons cette expression à Eduardo de la Vega qui fait de son ouvrage sur Boytler le deuxième tome d’une série consacrée aux « Pioneros del cine sonoro ».
Il s’agit du « género prostibulario-cabaretil », comme l’indique l’auteur quelques lignes auparavant. Le terme « melodrama » est ici convoqué de façon implicite.
Eduardo de la Vega, Alberto Gout, Mexico, Cineteca Nacional, 1988, p. 35.
Jean Marie Schaeffer, op cit., p. 166-167.
L’historien et critique de cinéma mexicain Tomás Pérez Turrent a d’ailleurs inventé le terme de « mexmélodrame », ce qui montre que le Mexique a bel et bien été à l’origine de la création d’un genre en tant que tel. Voir son article « Crise et tentatives de renouvellement », Le Cinéma mexicain, p. 121.