III B. La question du système actantiel

Un élément fondamental pour étudier un genre est sans doute l’analyse de son système des personnages. Vladimir Propp appuie ses remarques sur l’analyse des personnages dans un genre précis, dans son ouvrage consacré à l’analyse des structures et modes de fonctionnement particuliers du conte russe 216 . Dans le champ des études dramatiques, Etienne Souriau fonde lui aussi largement sa réflexion théorique sur l’analyse des personnages mis en scène au théâtre et à leur articulation en système 217 . C’est du moins la méthode qu’il se propose de suivre dès son introduction, où il précise qu’il a pour objectif :

‘1. de discerner par analyse les grandes ‘fonctions dramaturgiques’ sur lesquelles repose la dynamique théâtrale ;
2. d’étudier morphologiquement leurs principales combinaisons ;
3. de rechercher les raisons des propriétés esthétiques, si diverses et si variées, de ces combinaisons (qui sont les ‘situations’) ;
4. d’observer comment ces situations s’enchaînent ou par quels renversements elles se modifient, et comment ces modifications animent et avancent l’action théâtrale 218 . ’

Cette proposition méthodologique soulève un point fondamental pour identifier le système des personnages à l’œuvre dans le mélodrame. En effet, il convient de distinguer les fonctions, c’est-à-dire les rôles remplis par les personnages dans la progression de l’intrigue et l’articulation de ses différents moments, et leurs réalisations concrètes dans telle ou telle œuvre particulière. Si l’on peut dégager un certain nombre de fonctions caractéristiques d’un genre, il ne s’agit pas pour autant de prétendre bâtir un modèle fonctionnel précis pouvant s’adapter à n’importe quelle œuvre. La modélisation du système des personnages ne peut se fonder que sur une série de critères simples que les différentes œuvres actualisent en leur donnant des caractéristiques particulières. Cela permet de rendre compte de l’éventuelle liberté prise par certains metteurs en scène dans le choix des éléments qu’ils décident d’activer avec plus ou moins de force, et empêche du même coup de faire du mélodrame un genre figé.

Intéressant dans les principes méthodologiques qu’il pose à l’analyse théorique et formelle des personnages et de leur articulation dans le contexte dramatique, le raisonnement de Souriau a été assimilé et dépassé par Algiras Julien Greimas, qui reprend les propositions de Propp et de Souriau pour élaborer une grille d’analyse authentiquement structuraliste. Les lignes consacrées à l’évaluation de la méthode de Propp semblent très proches de la différence établie par Souriau entre les ‘«’ ‘ fonctions ’» et les ‘«’ ‘ personnages concrets ’». Greimas en tire d’utiles conclusions en termes de genre : ‘«’ ‘ si les acteurs peuvent être institués à l’intérieur d’un conte-occurrence, les actants, qui sont des classes d’acteurs, ne peuvent l’être qu’à partir du corpus de tous les contes : une articulation d’acteurs constitue un conte particulier ; une structure d’actants un genre’ 219 . » Les termes employés par Greimas sont sans doute plus pertinents, car ils atteignent un degré d’abstraction que ne permettent pas les formulations de Souriau. À partir de là, Greimas réduit à l’extrême le système de ce qu’il appelle les ‘«’ ‘ actants »’, organisés selon lui selon trois couples principaux : Sujet/Objet ; Destinateur/Destinataire ; Adjuvant/Opposant. Si les catégories définies sont opérantes pour dessiner un système des personnages, elle ont un niveau de formalisation tellement élevé que l’on peut les appliquer à n’importe quel type de récit ou presque. Elles ne rendent donc pas suffisamment compte de spécificités génériques, que l’on ne pourra vraiment analyser qu’à condition :

  1. de dessiner les relations qui se tissent entre les actants, en saisissant leurs évolutions éventuelles. Sur ce point, nous rejoignons les analyses d’Anne Ubersfeld, qui insiste sur l’importance des relations entre les personnages dans les œuvres théâtrales dont nos films sont les héritiers directs, pour éviter les considérations « psychologiques » oiseuses« Le discours du personnage renvoie à un référent psychologique, certes, mais ce référent n’est pas de l’ordre de la psyché individuelle ; de là la nécessité d’outils un peu plus fins et plus adaptés que ceux de la psychologie classique. Si l’on peut se livrer à une herméneutique psychologique du discours du personnage, ce qu’elle découvre n’est jamais un être singulier mais une situation », Anne Ubersfeld, Lire le Théâtre, t. 1, Paris, Belin, 1996, p. 105..
  2. de replacer l’ensemble de la réflexion dans une perspective thématique dont l’analyse générique ne saurait faire l’économie.

Greimas formule une conclusion éclairante en ce qui concerne l’articulation de ces éléments. Il décrit en effet les deux façons dont on peut interpréter un récit :

‘La première consistera dans la saisie achronique des termes sous la forme de catégories et dans l’établissement de la corrélation entre les deux catégories […] et voudra dire : l’existence du contrat (de l’ordre établi) correspond à l’absence du contrat (de l’ordre) comme l’aliénation correspond à la pleine jouissance des valeurs.
La deuxième lecture, tenant compte de la disposition temporelle des termes, nous les fera considérer comme impliqués les uns par les autres […] : dans un monde sans loi, les valeurs sont renversées, la restitution des valeurs rend possible le retour au règne de la loi 221 . ’

L’ardeur avec laquelle le mélodrame a été jugé à l’aune de ses contenus ‘«’ ‘ idéologiques ’» nous inclinera naturellement à privilégier la deuxième interprétation, et l’élaboration de notre système devra en rendre compte.

L’introduction du problème de la temporalité dans le cadre de cette analyse, la mise en évidence d’un processus ‘«’ ‘ transformationnel ’», pour reprendre les termes de Greimas, constitue un enjeu interprétatif fondamental, sur un double plan : d’une part en ce qui concerne les personnages eux-mêmes, mais aussi en ce qui concerne l’évolution d’un modèle générique. Pierre Glaudes le rappelle fort utilement 222 , lorsqu’il souligne l’apport de Brémond, dont l’‘»’ ‘ immense mérite ’» est ‘«’ ‘ d’avoir réussi à forger un modèle original, qui articule le système des personnages et la temporalité, conçue comme le moteur de la narrativité. Avec lui, le devenir du personnage constitue le fil directeur des actions et assure la transformation de la diégèse’ 223 . » Une telle approche s’inscrit pleinement dans la prise en compte du processus transformationnel dont l’importance est essentielle pour rendre compte du système des personnages, car elle permet de mesurer des évolutions au lieu de présenter les actants comme des éléments figés et invariants. Cela évite de faire trop facilement du mélodrame un genre ‘«’ ‘ paralittéraire ’». La conception des personnages n’est en effet pas étrangère à cette caractérisation du genre, comme le souligne Glaudes en rappelant les analyses de Gérard Mendel, selon lequel les héros se divisent en deux catégories :

‘[…] il faudrait distinguer d’un côté les héros des paralittératures, quasi-immortels (ou du moins figés dans le temps), tout-puissants (ils triomphent inlassablement d’adversaires nombreux et dangereux) et dotés d’une séduction enviable […] et de l’autre, les héros littéraires, plus complexes, en proie aux échecs et aux doutes, confrontés aux limites de la réalité et de la loi 224 .’

De ce point de vue, l’introduction de la temporalité dans l’analyse du système des personnages du mélodrame contribue à ne pas le réduire à des formulations simplistes.

D’ailleurs, cet élément temporel ne concerne pas seulement les personnages, mais aussi le genre lui-même, car, comme le rappelle fort justement Yves Reuter, ‘«’ ‘ un genre ne se définit pas uniquement en synchronie mais se transforme aussi diachroniquement. Ce qui explique l’apparition ou la disparition de certains types de personnages ou les modifications des figures génériques’ 225 . » L’analyse des caractéristiques du mélodrame mexicain, et l’analyse des apports cubains ne saurait se faire sans prendre en compte cet élément fondamental.

Notes
216.

Vladimir Propp, Morphologie du conte, Paris, Seuil, 1965, 254 p.

217.

Etienne Souriau, Les 200 000 situations dramatiques, Paris, Flammarion, 1950, 282 p.

218.

Ibid., p. 6.

219.

Algiras Julien Greimas, Sémantique structurale, Paris, PUF, 1986, p. 175.

221.

A. J. Greimas, op. cit., p. 208-212.

222.

Pierre Glaudes et Yves Reuter, Personnage et didactique du récit, Metz, Centre d’Analyse Syntaxique de l’université de Metz, 1996, 221 p.

223.

Ibid., p. 50.

224.

Ibid., p. 28.

225.

Ibid., p. 30.