III D. Un univers sous tension : analyse thématique

Le mélodrame propose une mise en scène des contrastes se traduisant dans le contenu et l’esthétique des films. Notre analyse du système des personnages a fait apparaître des forces antagoniques s’opposant la plupart du temps de façon binaire. Nous pouvons préciser le contenu de ces forces opposées, en signalant qu’elles possèdent une caractérisation sociale précise. Le rappel de quelques-uns des éléments abordés dans notre point précédent va dans ce sens, puisque nous avons isolé, parmi les différents groupes en présence, des éléments particulièrement signifiants sur le plan social comme par exemple la ‘«’ ‘ famille ’», ou encore la ‘«’ ‘ prostituée ’». Ces deux cas sont d’ailleurs antagoniques, car la prostituée incarne des valeurs et des pratiques allant à l’encontre de celles de la famille, les mettant parfois en péril.

L’exacerbation des antagonismes sociaux n’a pas pour but de dénoncer les dysfonctionnements de la société, mais de provoquer chez le spectateur des réactions émotionnelles aussi intenses que possible, comme le souligne Reynaldo González :

‘Le brassage des classes sociales, avec des polarisations menées à leurs dernières conséquences, ne servait pas à dénoncer les vicissitudes de l’économie, mais à stimuler les pleurs […]. On ne faisait pas appel à la raison, mais à la sensibilité, à la capacité d’éprouver, avec une force ‘asservissante’ un sentiment à l’état pur, vierge, tendu, et prêt à se revivifier, grâce à un massage, à défaut de message, offert à travers l’écran 227 .’

La représentation des contrastes se traduit dans les images que proposent ces films. Dans un cinéma en noir et blanc, ils sont en premier lieu rendus par des contrastes lumineux. Une première opposition se fait ainsi entre le monde lumineux et diurne de la famille et de la société, et le monde obscur et nocturne de la prostitution. L’adaptation de la victime à sa situation de déchéance se traduit par la modification de son apparence physique – les jeunes femmes arborent des tenues dénudées mettant en valeur une féminité inexistante quand elles étaient saisies dans un cadre familial et non sexué – et de son comportement.

Le mélodrame se plaît à mettre en scène un conflit entre monde intime et monde social qui ont du mal à s’articuler harmonieusement, parce que les ‘«’ ‘ victimes ’» souffrent en premier lieu de l’incompréhension du monde de la norme sociale. Le sentiment occupe une place importante dans l’économie narrative du mélodrame, tant du point de vue du spectateur comme le rappelait Reynaldo González, que de celui des personnages. Ces derniers sont pris dans des relations intimes et sentimentales régies par le désir, qui sont la plupart du temps pour les ‘«’ ‘ victimes ’» à l’origine de leur déchéance sociale. Dans Aventurera, la relation amoureuse qui précipite la chute d’Elena concerne au départ ses parents et non elle-même, mais elle sombre dans la prostitution sous l’influence de Lucio, son amour de jeunesse.

L’Histoire est mise au second plan au profit des aventures personnelles des personnages, et nos mélodrames s’inscrivent dans la lignée du mélodrame traditionnel. Même dans le cas d’Emilio Fernández, dont nombre de films ont pour toile de fond la révolution mexicaine, celle-ci sert davantage à caractériser les personnages et à les mettre en relation les uns par rapport aux autres qu’à conférer un contenu authentiquement historique aux œuvres.

Enfin, la mise en scène d’un monde polarisé à l’extrême pose un problème de taille dans le cas de l’étude du mélodrame : celui de la morale. Nous y reviendrons dans la deuxième partie de ce travail, mais certaines pistes de réflexion se dégagent de ces analyses. Ainsi, la ‘«’ ‘ victime ’» a un double statut par rapport à la norme sociale : elle en subit la répression, mais celle-ci a un destinataire erroné, ce qui tend à prouver que les jugements des tenants de la loi sont susceptibles d’être remis en question. La ‘«’ ‘ victime ’» est en fait le plus souvent victime d’une erreur du monde des valeurs. Une telle trajectoire implique que l’injustice dont elle a été l’objet doit être réparée, et que ceux qui l’ont commise doivent faire amende honorable en reconnaissant leurs torts. Cela se produit dans les dénouements où la victime finit par réintégrer la communauté qui l’avait au départ exclue. Dès lors, le statut de la ‘«’ ‘ victime ’» est plus problématique qu’il n’y paraissait au premier abord, et elle peut incarner une forme de subversion car elle parvient à mettre au jour les abus et dysfonctionnements d’une communauté qui se croyait pourtant au départ la seule capable d’incarner la norme et le droit. Cette dimension subversive est contrebalancée par la réparation de l’erreur initiale : la norme prouve ainsi qu’elle est juste et se trouve finalement confortée. Il conviendra de s’interroger sur le décalage entre l’hymne à l’ordre et sa remise en question permise par la représentation mélodramatique.

L’évolution du statut des personnages au cours de l’intrigue conduit à prendre e considération leur marge de manœuvre à l’intérieur de l’échelle sociale, en particulier dans le cas où la ‘«’ ‘ déchéance ’» de la victime est suivie de sa réhabilitation. Là encore, la trajectoire de la victime peut contribuer à mettre au jour les hypocrisies de la norme sociale. Ainsi, dans Aventurera Elena tombe sous la coupe de Rosaura, patronne de maison close à Ciudad Juárez 228 . Or, cette dernière est en même temps une notable et une ‘«’ ‘ bonne ’» mère de famille dans la ville de Guadalajara. C’est précisément du fait qu’elle a connu la prostitution qu’Elena parvient à démasquer Rosaura et son double jeu.

Finalement, on peut s’interroger sur le sens du dénouement des films, mais la caractéristique la plus importante porte sur leur charge morale. Le fait de savoir s’il s’agit ou non d’un ‘«’ ‘ happy end ’» est peu pertinent, même si certains analystes en ont fait – sans doute un peu rapidement – un critère de reconnaissance du mélodrame. Ainsi, Michel Lebrun avait considéré la structure du mélodrame cinématographique comme ‘«’ ‘ circulaire ’» :

‘Le ‘voyage mélodramatique’ s’effectue tel un parcours de jeu de l’oie. De la case départ à la case arrivée (qui est la même) le parcours est parsemé de nombreux obstacles, qui sont autant de figures imposées. L’enfer, s’il est souvent frôlé, n’est que rarement occupé, à la différence du purgatoire, qui refuse du monde 229 .’

Il semble peu approprié de qualifier la progression du mélodrame de ‘«’ ‘ circulaire ’», car nous pensons au contraire qu’une progression qualitative s’opère entre la situation initiale et la situation finale. Si elles se ressemblent largement, elles ne sont pas pour autant superposables puisque la réintégration de la victime, dans les cas où elle a lieu, ne peut se produire qu’à partir du moment où le corps social a reconnu l’injustice qu’il avait commise envers elle. Et cette prétendue circularité n’existe pas non plus dans le cas où la victime est amenée à disparaître car son histoire permet de mettre en évidence les injustices de la société que deux témoins essentiels pourront relayer : l’adjuvant et le spectateur.

Notes
227.

Reynaldo González, « Larmes sur pellicule », Cinémas d’Amérique latine, n°1, mars 1993, p. 22.

228.

Nous aurons l’occasion de revenir sur la configuration de l’espace dans ces films, mais il convient de souligner que cette ville se situe à la frontière des États-Unis, ce qui suggère que les activités qui s’y déroulent se trouvent aux confins de l’espace social mexicain.

229.

Michel Lebrun, « les ‘figure imposées’ du mélo », Les Cahiers de la cinémathèque, Toulouse, Cinémathèque de Toulouse, n°28, juillet 1979, p. 92.