Les études consacrées au mélodrame le rappellent, le genre est au départ intimement lié à la musique. Marc Regaldo retrace en ce sens les origines du mot :
‘Le terme s’appliquait en principe à une pièce du genre tragique, non point chantée comme l’opéra mais pourvue seulement d’un accompagnement musical destiné à marquer les temps forts, à souligner les caractères et les passions. […] Le passage du sens ancien au sens moderne ne s’effectua cependant que progressivement et d’abord par le biais de l’adjectif « mélo », souvent écrit avec un trait d’union pour mieux en dégager la valeur étymologique 231 .’Jean-Marie Thomasseau met également l’accent sur le lien entre mélodrame et musique, et fait le point sur cette question dans son ouvrage de synthèse consacré au mélodrame, dans une partie intitulée ‘«’ ‘ La musique et les ballets ’» :
‘Proche au départ de la technique de la scène lyrique : ‘Un mélodrame, écrivait Pixérécourt, n’est autre qu’un drame lyrique dont la musique est exécutée à l’orchestre au lieu d’être chantée’, le mélodrame utilise, surtout dans les premiers temps, toutes les ressources de l’accompagnement musical. […]La désignation même du mélodrame suggère une relation particulièrement étroite à l’élément musical dès ses origines. Le mélodrame cinématographique étudié est en ce sens fidèle aux principes fondateurs du genre. Toutefois, progressivement, le mélodrame perd sa dimension musicale. Cette évolution peut être rapprochée de celle d’un autre genre théâtral populaire, le vaudeville. L’analyse proposée par Henry Gidel des transformations du vaudeville montre à quel point les processus de modification des deux genres sont similaires : ils perdent un élément inscrit dans leur dénomination même, sans que cela implique d’inventer une nouvelle terminologie. Le vaudeville a lui aussi une origine intrinsèquement musicale 233 . Après avoir rappelé au début de son ouvrage l’étymologie du mot, faisant clairement référence aux chansons populaires qui le composent, Gidel dessine les infléchissements du sens même du mot ‘«’ ‘ vaudeville ’», qui ressemblent singulièrement à ceux du ‘«’ ‘ mélodrame ’» :
‘On a vu que, vers la fin du second Empire, le vaudeville avait perdu ses couplets. Or, n’étaient-ce pas précisément les couplets qui lui avaient procuré non seulement sa dénomination mais aussi l’essentiel de sa personnalité ? Qu’était-ce alors qu’un vaudeville sans chansons ? En quoi se distinguait-il d’une quelconque comédie légère ? […] La plupart des critiques […] persistèrent à appeler vaudeville toute pièce gaie qui, sans prétention littéraire, psychologique ou philosophique, reposait sur le comique de situation. Bref, prenant acte de la disparition des couplets, ils estimèrent – et l’avenir leur donna raison – que le genre survivrait à cette amputation, considérée finalement comme un simple accident de parcours 234 . ’Il suffit de remplacer ‘«’ ‘ vaudeville ’» par ‘«’ ‘ mélodrame ’» et la référence à la ‘«’ ‘ gaieté ’» par le ‘«’ ‘ pathétique ’» pour adapter très facilement cette analyse à la situation du mélodrame. Le genre, en perdant sa dimension musicale tout en conservant sa désignation générique a connu une sorte d’élargissement et de généralisation 235 . Une fois écartée la nécessité de l’élément musical, le terme de mélodrame peut renvoyer d’une manière générale et de plus en plus floue à de très nombreuses œuvres, pourvu qu’elles soient fondées sur le sentiment et les effets pathétiques. La perte de la spécificité musicale du mélodrame conduit à en faire une désignation générique fort générale, de plus en plus élargie au fur et à mesure qu’elle est connotée négativement. Le cinéma étudié constitue ainsi un retour à la lettre 236 du genre, puisque la musique y est mise en œuvre de façon abondante, et participe fortement de l’esthétique de ce cinéma.
Le rôle joué par la musique dans le passage d’une acception à l’autre reste déterminant : s’il semble aisé d’associer à des termes comme ‘«’ ‘ vaudeville ’» ou ‘«’ ‘ mélodrame » ’des indications sur la tonalité et même la thématique des œuvres qu’ils regroupent, c’est en partie grâce à la musique qui a elle-même contribué à leur conférer une atmosphère particulière. Jean-Marie Thomasseau souligne à quel point mélodrame et vaudeville ont connu des processus similaires sur ce plan. Il montre en effet comment des éléments d’ordre esthétique comme la musique ou encore le ballet ont rapidement été associés à d’autres, renvoyant davantage à la caractérisation dramatique des œuvres :
‘Le ballet participe au jeu d’alternance où s’opposent la tension et le relâchement du pathétique […]. Les mêmes fonctions dramatiques étaient attribuées aux romances et aux chansons. Certains mélodrames avaient en effet tendance à se terminer comme les vaudevilles par un couplet final […]. Le ballet à certains moments fut négligé comme dans les mélodrames romantiques, ou dans certains mélodrames réalistes et policiers dans lesquels il fut remplacé par des scènes ou des tableaux de genre 237 .’Certains éléments sont remplacés par d’autres sans que la caractérisation générique des œuvres s’en ressente : avec ou sans ballet, avec ou sans musique, la désignation «‘ mélodrame ’» se maintient, exactement de la même manière que pour le vaudeville. C’est pourquoi l’on peut dire que le mélodrame étudié dans le cadre cinématographique peut être considéré comme la réactualisation d’une tradition dramatique plus ou moins tombée en désuétude du fait de l’évolution sémantique du mot ‘«’ ‘ mélodrame ’». En effet, si les œuvres analysées possèdent les caractéristiques stylistiques et thématiques rapidement acquises par le mélodrame théâtral, l’élément musical, qui avait finalement disparu chez ce dernier, est remis au premier plan au cinéma, selon des stratégies sur lesquelles il convient de s’interroger.
Marc Regaldo, « Mélodrame et révolution française », Europe, n°703-704, p. 12-13.
Jean-Marie Thomasseau, Le Mélodrame, p. 114-115.
Les chansons participant de la définition du genre le rangent plus du côté de la comédie et de la satire que du drame, comme le montrent les différentes catégories de chants définies par Charles Mazolier : « On distingue habituellement trois manifestations de la musique vocale : les parodies d’opéra, les airs originaux et les airs populaires ou vaudevilles. », « L’apparition du vaudeville : le théâtre italien de Gherardi », Europe, Paris, n°786, p. 7.
Henry Gidel, Le vaudeville, Paris, P. U. F., 1986, p. 72-73.
Pourtant, il convient d’établir une différence fondamentale entre la postérité critique du vaudeville et celle du mélodrame. Dans l’introduction de son ouvrage, Gidel précise en effet : « Aussi curieux que cela puisse paraître, le présent ouvrage constitue la première étude qui, en France, ait jamais été consacrée au vaudeville […] moins heureux en cela que le mélodrame, genre pourtant décrié s’il en fut, mais qui n’en a pas moins suscité un grand nombre d’articles et d’ouvrages » (Henry Gidel, Ibid., p. 3). La date de parution des deux dossiers d’Europe, (1987 pour le mélodrame et 1994 pour le vaudeville) confirme ce point de vue. Peut-être peut-on y voir un lointain écho de la suprématie de la tragédie sur la comédie, même lorsqu’il s’agit de formes « dégradées » et populaires de ces deux catégories primitives, comme si le mélodrame, « drame » après tout, avait de ce simple fait la possibilité d’être mieux réévalué que le vaudeville, qui s’apparente davantage à la farce.
« à la lettre », c’est-à-dire « a la letra » en espagnol, le terme servant également à désigner les paroles de chansons…
Jean-Marie Thomasseau, Le Mélodrame, p. 115-116.