Avant d’entrer directement dans une analyse du recours à la musique dans le mélodrame cinématographique, il convient de rappeler que ce procédé n’est pas propre à ce genre en particulier, mais inhérent à l’ensemble du cinéma. Dès la période muette, la présence de la musique lors des projections de cinématographe est devenue familière aux spectateurs. Mario Litwin rappelle que l’apparition de la musique dans les salles de cinéma avait au départ une fonction essentiellement pratique, qui est ensuite devenue progressivement dramatique et esthétique 238 :
‘C’est au cours de ce type de séances que, très rapidement, les musiciens accompagnateurs découvrirent que la musique pouvait souligner les effets dramatiques du film et commencèrent à introduire dans leurs improvisations des comportements musicaux empruntés à l’opéra 239 .’À partir du moment où les potentialités dramatiques de la musique sont mises au jour dans le cadre du spectacle cinématographique, tout comme elles l’avaient été dans d’autres types de représentations dramatiques auparavant – Litwin fait référence à l’opéra, mais on pourrait tout aussi bien ici évoquer le cas du mélodrame –, l’industrie cinématographique naissante s’empare de ce procédé pour en fixer les formes et les modalités. C’est ce que montre Jean-Louis Leutrat dans un article consacré à la musique des westerns à l’époque muette. Selon lui, de façon très précoce, un code musical a été créé, associant des types de musique particuliers à des genres dramatiques spécifiques 240 . Ce processus, associant des tonalités musicales particulières à certaines séquences de films, contribue à l’émergence de la notion de genre. Cela montre l’importance du rôle de la musique dans l’élaboration des définitions génériques au cinéma, puisqu’elle occupe une place non négligeable dans le dispositif cinématographique et dans la mise en place de son esthétique spécifique.
L’utilisation de la musique est en quelque sorte rationalisée, à travers le recours à des thèmes musicaux adaptés au type de film projeté en fonction de son contenu, comme le montrent les différentes catégories de musique citées par Leutrat. La présence de la musique au cours des projections renoue avec la pratique mélodramatique traditionnelle, où le surgissement de la musique se produisait à des moments clés de la représentation, en particulier pour en souligner des effets pathétiques.
Cette pratique, instaurée et généralisée à l’époque du cinéma muet, ne disparaît pas avec l’avènement du cinéma parlant, bien au contraire : elle s’affirme davantage encore, la musique faisant partie intégrante de la caractérisation générique des films. Selon George Burt, la musique au cinéma ne doit pas être considérée pour elle-même, mais en fonction de la façon dont elle interagit avec le film, contribuant à en affirmer la ‘«’ ‘ caractérisation ’» générique : la musique ne ‘«’ ‘ montre ’» rien – ce rôle étant dévolu aux images – mais elle imprime sa marque à la sensibilité du spectateur 241 .
La tendance à recourir à des musiques standardisées vaut en particulier pour les petites et moyennes productions n’ayant pas les moyens de s’offrir la magnificence des ensembles orchestraux des grands studios, comme l’explique Alain Lacombe :
‘Ces petits studios exploitaient surtout la filière des genres, il suffisait à un compositeur de se constituer un véritable catalogue de figures musicales classées selon le type de film à illustrer : western, horreur, aventures, etc. À des scénarios interchangeables, correspondaient des musiques non moins interchangeables. Ce sont ces artisans de Hollywood qui ont le plus fait pour la constitution d’un son spécifique, image de marque de la Nouvelle Babylone 242 .’L’image du ‘«’ ‘ catalogue ’» de musiques qui s’était imposé à l’époque du cinéma muet perdure, et cette analyse montre bien comment la musique est devenue un élément particulièrement codifié, à l’image des genres eux-mêmes dont elle finit par faire partie intégrante. L’allusion au rôle joué par les ‘«’ ‘ petits studios ’» dans ce processus souligne l’aspect artisanal de cette activité, et peut aussi suggérer un certain manque de créativité, lié en particulier selon Lacombe à leur faible marge de manœuvre sur le plan financier. La pratique de la musique de cinéma et celle des genres eux-mêmes sont similaires, puisque le même processus imitatif est à l’œuvre dans l’émergence du mélodrame cinématographique au Mexique.
Le recours à la musique dans le cinéma parlant s’inspire d’autres formes de spectacle dramatique, comme le souligne Michel Chion, qui a longuement étudié les rapports entre musique et cinéma. Selon lui, il ne faut pas négliger l’apport des feuilletons radiophoniques, élément déterminant dans la formation du mélodrame cinématographique mexicain. Il écrit:
‘Les drames radiophoniques, ponctués par une musique dramatique souvent spécialement écrite ou arrangée […], reprennent la tradition du mélodrame et proposent une formule différente du cinéma muet : non plus un continuum musical, mais une alternance parole (une parole par haut parleur, effectivement entendue, et non sous-entendue à partir des titres et des images) et musique 243 .’Michel Chion met en parallèle cette forme de recours à la musique et celle pratiquée dans le mélodrame. Si l’on ajoute que, dans les feuilletons radiophoniques latino-américains, ce genre se taillait la part du lion, il est possible de conclure que le mélodrame au cinéma est bien l’héritier direct du mélodrame traditionnel dont il reprend les principales caractéristiques, parmi lesquelles se trouve le recours à la musique.
La musique associée au mélodrame est fortement caractérisée, et finit même par constituer un genre de musique de cinéma à part, si l’on en croit les analyses de Jean-Rémy Julien, qui a dégagé une spécificité de la ‘«’ ‘ musique mélodramatique ’» en dessinant une typologie des musiques de film. Il dégage deux grands types de fonctions de la musique au cinéma : les ‘«’ ‘ fonctions illustratives ’» d’une part, et les ‘«’ ‘ fonctions implicatives ’» d’autre part, qu’il différencie de la façon suivante : ‘«’ ‘ Si ces différentes fonctions [illustratives] naissent du contenu et du déroulement iconiques, en revanche, les fonctions [implicatives] résultent avant tout d’une connivence de sensibilité et de réaction entre le premier spectateur du film, le compositeur, et les autres, à venir, dans la salle’ 244 . » Or, à l’intérieur des ‘«’ ‘ fonctions implicatives ’» engageant une participation émotionnelle du spectateur dans le film, il distingue la ‘«’ ‘ fonction mélodramatique ’», définie de la façon suivante :
‘En correspondance étroite avec la catégorie des ‘situations psychologiques faibles ou fortes’ exploitées dans le cinéma commercial, la fonction mélodramatique de la musique de film renforce subliminalement les manifestations de l’amour, de la haine, et la joie, de la peur, de l’attente 245 …’La ‘«’ ‘ fonction mélodramatique ’» de la musique semble pouvoir s’insérer dans différents genres cinématographiques, sans que l’on puisse pour autant les considérer comme des ‘«’ ‘ mélodrames ’». Cela rejoint les remarques faites à propos de l’évolution du sens de ce terme : avec le temps, il perd ses implications génériques spécifiques pour ne plus désigner que des œuvres au contenu vaguement défini mais caractérisées par l’outrance des sentiments mis en scène, et que la critique a promptement vouées aux gémonies. Cette dérive sémantique permet de considérer comme ‘«’ ‘ mélodramatiques ’» des situations ou des musiques qui n’ont plus en commun avec le sens originel du terme que des caractéristiques simples et finalement superficielles. C’est donc pourquoi nous allons à présent nous pencher plus en détail sur les spécificités de la musique mise en œuvre dans le mélodrame mexicain, pour tenter d’en dégager des traits définitionnels précis.
Il rappelle en premier lieu les conditions pratiques ayant imposées la musique au cours des premières projections de cinématographe : « Dans les premières projections de cinéma, la musique était utilisée non pas pour participer au déroulement dramatique mais pour couvrir le bruit du projecteur et pour diminuer l’inconfort de certains spectateurs qui pouvaient se sentir mal à l’aise dans une salle obscure. », Le Film et sa musique, Paris, Romillat, 1992, p. 13.
Ibid.
« Dès 1909 la Compagnie Edison avait commencé de publier des Suggestions for music […]. La musique est répertoriée selon les ‘atmosphères’ : amour, haine, passion, comédie, poursuite, sinistre, furioso, étrange, agitato, tristesse, bonheur, mystère, etc. Ces atmosphères sont liées à un sentiment, à une émotion fondamentale ou à une couleur locale : chinoise, indienne, etc., parfois à des genres : dessin animé, western, etc. », « Musiques des westerns à l’époque du muet », Vibrations, musiques, medias, société, Toulouse, Privat, janvier 1987, n°4 consacré aux musiques des films, p. 67.
« Si la musique est incapable de décrire quoi que ce soit, elle permet des associations, en particulier lorsqu’elle est combinée avec des images. La musique fait appel à nos émotions. Elle peut nous dire quelque chose sur quelqu’un, et elle peut certainement alimenter notre sentiment sur l’ambiance ou l’atmosphère d’une situation donnée. Ces considérations, à la base de l’étude de la musique de film, conduisent assez naturellement à la question de la caractérisation. », The Art of film music, Boston, Northeastern university press, 1994, p. 16. La traduction est de nous.
Alain Lacombe, Hollywood Rhapsody, l’âge d’or de la musique de film à Hollywood, Paris, Jobert / Transatlantiques, 1983, p. 41.
Michel Chion, La Musique au cinéma, Paris, Fayard, 1995, p. 60.
Jean-Rémy Julien, « Défense et illustration des fonctions de la musique de film », Vibrations, p 34.
Ibid., p. 37.