I C. Part musicale du mélodrame mexicain

Avant d’amorcer l’étude de l’utilisation de la musique dans le mélodrame mexicain, il convient de préciser le type de musique dont il s’agit. Michel Chion distingue deux types d’accompagnement musical dans les films 246  : la ‘«’ ‘ musique d’écran ’», et la ‘«’ ‘ musique de fosse ’». Il définit la première comme ‘«’ ‘ la musique clairement entendue comme émanant d’une source présente ou suggérée dans l’action ’», tandis que la deuxième est ‘«’ ‘ celle que le spectateur réfère par élimination à une fosse d’orchestre imaginaire ou à un musicien de fosse qui souvent accompagne ou commente l’action et les dialogues, sans en faire partie. ’» Ces deux types de musique interviennent dans les films, mais les modalités et stratégies selon lesquelles chacune d’entre elles se manifeste divergent.

Dans le premier cas, la musique sert à illustrer ou renforcer l’atmosphère se dégageant des images projetées sur l’écran. C’est ce que Michel Chion désigne comme ‘«’ ‘ effet emphatique ’», c’est-à-dire :

‘L’effet par lequel la musique adhère ou semble directement adhérer au sentiment dégagé par la scène, et en particulier au sentiment supposé être ressenti par certains personnages : deuil, saisissement, émotion, allégresse, amertume, joie, etc. C’est l’exemple que l’on appelle couramment ‘redondant’. Dans bien des cas, […] cet effet de redondance fonctionne selon le principe de la valeur ajoutée […]. Ainsi, les images et la musique exacerbent réciproquement leur expression 247 .’

Cette musique, outre son action sur le spectateur par le renforcement de l’atmosphère ou des sentiments particuliers suggérés par les images, sert également de marqueur générique. Ce dernier élément amène à considérer l’importance des stratégies commerciales présidant au choix et à la mise en œuvre de la musique dans les films. En effet, Alain Lacombe et Claude Rocle montrent comment la musique de film répond à des caractéristiques génériques assez strictes, devant varier le moins possible pour ne pas choquer le spectateur dans ses habitudes. Or, cette tendance à respecter une certaine forme de tradition, sans chercher à explorer des pistes esthétiques ou dramatiques innovantes, apparaît comme un des traits définitionnels du mélodrame 248 . La mise en œuvre de la musique ‘«’ ‘ de fosse ’» dans les films n’échappe pas à cette règle ainsi exposée par Lacombe et Rocle dans le contexte nord-américain :

‘La liberté du compositeur hollywoodien réside dans une saturation de la norme. Il n’est pas possible d’envisager une partition qui aille à l’encontre des canons musicaux à la mode. Sa possibilité d’intervention consiste au contraire à renforcer la rigueur du déterminisme thématique. C’est cette caractéristique qui permettra d’obtenir des partitions dont on se demande si, à force de saturation, elles ne sont pas des enluminures parodiques 249 .’

La norme générique agit sur les compositeurs comme un carcan dont il est impossible de sortir pour des raisons commerciales. Toutefois, la fin de cette citation pointe vers une dimension particulière de la musique : sa tendance à se transformer en une caricature d’elle-même à force de porter à l’écran des éléments si typiques qu’ils finissent par n’être plus qu’une sorte d’exercice de style. Des exemples pris dans les films de notre corpus permettront de montrer à quelles lois invariantes est soumis le surgissement de la musique ‘«’ ‘ de fosse ’».

Le deuxième type de musique auquel fait référence Michel Chion possède, dans le cadre des mélodrames étudiés, une importance peut-être plus grande encore que celle de la musique d’accompagnement. La ‘«’ ‘ musique d’écran ’» est en effet un élément fondamental dans l’économie des films, et Irene Kahn Atkins suggère qu’elle est consubstantielle à l’esthétique de certains genres, particulièrement propices à sa mise en œuvre : elle évoque en ce sens les films dont une partie au moins de l’action se déroule dans des boîtes de nuit (film noir), dans des bars où se produisent des orchestres (comédie romantique), ou encore dans des familles de musiciens (woman’s film) 250 . La musique d’écran surgit dans les films étudiés dans des conditions particulières, notamment dans des cabarets qui favorisent le plus largement sa mise en œuvre. Elle fait en ce sens pleinement partie de la désignation générique des films.

Santa inaugure le mélodrame mexicain de l’ère parlante. Or, outre ses qualités dramatiques, le film possède également sur le plan musical des caractéristiques donnant au genre sa marque de fabrique. L’émergence du mélodrame mexicain est influencée par des productions cinématographiques étrangères, mais il ne faut pas pour autant sous-estimer la capacité de l’Amérique latine à adapter à son contexte particulier les recettes mises en œuvre dans les cinémas étrangers, en particulier européen et nord-américain. C’est ce que souligne Paulo Antonio Paranaguá :

‘Producto de un intercambio triangular, el melodrama latinoamericano muestra lo enredada y compleja que resulta la madeja del mimetismo y la originalidad. México y Argentina no se limitan a copiar ciertos géneros, sino que los ‘nacionalizan’ por así decirlo, los adaptan e integran a otros ingredientes, respetando los códigos narrativos. La música es un factor de aclimatación, incluso de transculturación: implica una absorción de la cultura de la canción popular. El tango, con sus orígenes prostibularios, y el bolero, vinculado al cabaret, favorecen cierta ambigüedad moral, a diferencia del melodrama hollywoodense, empapado de puritanismo WASP 251 .’

Cas particulier de la musique, la chanson occupe une place de choix dans les films et contribue à mettre au premier plan des éléments culturels proprement mexicains, et surtout cubains. En ce qui concerne Santa, on peut dégager quelques caractéristiques de ce film qui marquent de leur empreinte l’ensemble de la production mélodramatique. Le film a eu un succès certain pour l’époque, et la musique a sans doute contribué à sa popularité, comme le souligne Emilio García Riera :

‘La música de Lara jugó un papel importante en la Santa de 1931; se hizo popular la canción tema por él compuesta; quizá doblado, la interpretó, en el papel de Hipólito, Carlos Orellana [DF 1901-1960], actor de formación teatral. Además, un fox y un danzón, también de Lara, amenizaron junto con algo de folclor andaluz la parte central de la película, la menos dramática, y anunciaron la proclividad en el cine mexicano de emplear música para dar atractivo a sus productos y rellenar los baches de la trama 252 .’

Le ton de García Riera participe de la condamnation du mélodrame par la critique qui fera l’objet d’une analyse particulière dans notre troisième partie, mais il convient néanmoins de remarquer qu’il souligne le caractère précurseur de Santa dans sa façon de mettre en œuvre les passages musicaux, selon une stratégie à la fois esthétique et commerciale. Cette tendance ne fait que s’affirmer au cours de la période envisagée, en particulier à travers l’essor de films mettant en scène les milieux du cabaret et leurs danseuses de rumba qui multiplient les numéros musicaux associant chanson et chorégraphie. Nous touchons ainsi au point essentiel des échanges entre Cuba et le Mexique, beaucoup moins anecdotique qu’il n’y paraît au premier abord. En effet, cette ‘«’ ‘ musique d’écran » ’dont l’importance ne cesse de croître au cours de la période, est d’origine cubaine bien plus que mexicaine, tout comme nombre de ses interprètes.

Notes
246.

Michel Chion, op. cit., p. 189.

247.

Ibid., p. 228-229.

248.

Voir la comparaison entre Madre Querida et Los Olvidados, 1. 3. 2.

249.

Alain Lacombe et Claude Rocle, La Musique du film, Paris, Van de Velde, 1979, p. 37.

250.

Irene Kahn Atkins, Source music in motion pictures, East Brunswick, Associated University Press, 1983, p. 43.

251.

Paulo Antonio Paranaguá, « Por una historia comparada del cine latinoamericano », Horizontes del segundo siglo, p. 71.

252.

Emilio García Riera, Breve historia del cine mexicano, p. 79.