L’intervention de la musique dans les films a, dans son rapport avec la progression dramatique de l’intrigue, deux modes de fonctionnement distincts : d’une part, on peut prendre en compte les effets découlant de la musique elle-même, en particulier dans le cas de ce que Michel Chion désigne comme la musique ‘«’ ‘ de fosse ’». D’autre part, il convient de ne pas négliger, dans le cadre de la musique ‘«’ ‘ d’écran ’» cette fois, le lien établi par le spectateur entre l’intrigue du film et les paroles des chansons.
Considérons d’abord la musique ‘«’ ‘ de fosse ’», qui accompagne le film en s’imposant au spectateur dès les premières minutes de la projection de façon programmatique, puisque ce type de musique joue un rôle très important dans l’identification générique du spectacle cinématographique. Le mélodrame recourt abondamment à la musique ‘«’ ‘ redondante ’», visant à renforcer le contenu des images, davantage qu’à le commenter, ce qui est plus souvent le cas dans les séquences où intervient la ‘«’ ‘ musique d’écran ’».
La musique d’accompagnement renoue avec la tradition du mélodrame, où elle intervenait en particulier pour renforcer les passages les plus pathétiques. Dans le cas du mélodrame cinématographique, cette fonction est particulièrement exploitée, et les films offrent de multiples exemples de scènes où des passages musicaux redoublent l’intensité émotionnelle des images, notamment par de longues phrases musicales jouées par des instruments à cordes sur le mode mineur, celui qui est le plus empreint de mélancolie.
Toutefois, il serait réducteur de ne prendre ici en considération que cet aspect et cette tonalité de la musique. Ainsi, à côté des passages musicaux empreints de tristesse ou de pathétique, la musique participe dans de nombreux passages à des effets de suspense, prenant par surprise le spectateur ou soulignant l’effroi des personnages dans certaines situations. Autrement dit, affirmer le caractère ‘«’ ‘ redondant ’» de ce type de musique est abusif, car il apparaît qu’elle contribue à la progression dramatique du film, comme l’indique Kathryn Kalinak :
‘La narration n’est pas construite seulement pas des moyens visuels. Je veux dire par là que la musique fonctionne en tant que partie du processus transmettant les informations narratives au spectateur, qu’elle fonctionne comme un agent narratif […]. Ainsi, quand on entend des trémolos, la musique n’est pas en train de renforcer le suspense, elle participe au processus qui le crée 253 .’On trouve dans Aventurera de bons exemples de cette forme de musique. Dès les premières minutes du film, lorsque l’héroïne découvre la relation adultère que sa mère entretient avec Ramón : la jeune fille rentre tranquillement chez elle, et la musique ne laisse alors rien présager de particulier, finissant même par disparaître complètement quand Elena pénètre dans la maison. Lorsqu’elle ouvre la porte et découvre sa mère et Ramón enlacés, la musique se fait subitement forte, et quelques accords aigus d’instruments à vent martèlent sa surprise. Un procédé visuel vient redoubler l’effet recherché par la musique : le gros plan sur le visage stupéfait et effrayé de la jeune fille qui insiste sur ses yeux écarquillés, et alterne avec un plan général puis un plan américain du couple. Elena avait monté l’escalier menant aux chambres en sautillant, attitude traduisant la joie insouciante de sa jeunesse depuis le début du film, et elle le redescend d’un pas lent montrant son abattement avant de sortir en courant de la demeure familiale. À ce moment, les notes jouées lors de la séquence précédente sont reprises sur un mode plus grave et plus lent par des instruments à cordes, suggérant la résonance de l’événement dans la conscience d’Elena. La même musique sera reprise quelques minutes plus tard, lors du suicide du père que sa femme a quitté définitivement : la continuité entre les deux événements est ainsi soulignée par le présence répétée de la musique. Celle-ci ne sert par seulement à renforcer les effets de surprise : elle dessine également une continuité entre différents épisodes de la narration.
Le ressort musical est d’autant plus important qu’il joue sur le degré de connaissance du spectateur par rapport au système des personnages, en particulier dans les films où l’un d’entre eux est porteur d’un secret. Au moment où il est révélé, le spectateur est d’autant plus à même d’en mesurer la portée qu’il est en général au courant depuis bien longtemps. L’intensité de l’accompagnement musical dans ce type de scène renforce l’implication du spectateur dans l’intrigue mélodramatique.Dans Aventurera, cette situation se produit peu de temps après que le spectateur a assisté à la scène de reconnaissance mutuelle entre Rosaura et Elena 254 . Au moment où cette dernière choisit de rester à l’hôtel, la famille s’interroge sur les commentaires que va faire à ce propos la société bien pensante de Guadalajara, et Elena déclare qu’il vaut mieux que tout le monde sache avec qui Mario envisage de se marier. Nous assistons au dialogue suivant :
‘ Elena : Todo el mundo debe saber de antemano con quien vas a casarte… empezando con tu propia mamá.La sortie de Rosaura est d’autant plus précipitée que le malaise ressenti est vif. Elena marque une pause au milieu de sa phrase, ce qui laisse supposer à Rosaura qu’elle va révéler son propre secret à ses enfants. À ce moment, l’irruption de la musique accompagne un plan isolé du visage de Rosaura, alors que l’on voyait auparavant à l’écran l’ensemble des personnages de la scène : Elena, Rosaura et ses deux enfants. Rosaura se lève précipitamment, ce qui souligne sa surprise et sa crainte, trouvant facilement un écho chez le spectateur partageant son secret. La fin de la scène et le commentaire de Ricardo, attribuant son comportement à une indigestion, montrent qu’une fois encore les deux jeunes hommes sont restés à l’écart de l’enjeu dramatique de la scène 255 .
La musique d’accompagnement fonctionne le plus souvent sur un mode binaire, mettant en relief les contrastes dans la tonalité du film. Le mélodrame se caractérise par son goût pour les sentiments et les situations paroxystiques, et la musique est l’un des moyens privilégiés pour mettre en valeur l’alternance entre les moments de bonheur des personnages et les moments de détresse. La musique fonctionne comme un code permettant au spectateur d’identifier immédiatement l’atmosphère dans laquelle évoluent les personnages, et elle lui permet d’anticiper sur des événements à venir : c’est le cas lorsqu’une musique suggérant l’angoisse se fait entendre alors que les images ne laissent rien entrevoir de particulièrement inquiétant.
La musique fait donc partie intégrante du récit mélodramatique, elle est l’un des signes du code générique et contribue à fournir des indices permettant au spectateur d’identifier la nature du film en rendant ses messages immédiatement compréhensibles pour le spectateur : elle donne à entendre ce que les images donnent à voir, dans une relation circulaire où les deux systèmes d’énonciation s’alimentent mutuellement, ne laissant aucune marge de manœuvre à une démarche interprétative originale du spectateur. C’est une des raisons pour lesquelles ce recours à le musique a été critiqué par Buñuel, qui dénonce la facilité de ce procédé :
‘Personnellement je n’aime pas la musique dans les films, je trouve que c’est un élément lâche, une sorte de truquage, sauf dans certains cas naturellement […]. Ah ! Le silence ! C’est cela qui est impressionnant ! Je n’ai rien découvert sur la musique mais instinctivement je la considère comme un élément parasite qui sert surtout à mettre en valeur des scènes qui n’ont par ailleurs aucun intérêt cinématographique 256 .’Buñuel étant un point de référence intéressant dans sa façon de déjouer les codes du mélodrame, on peut considérer que cette appréciation sur la musique prouve ainsi qu’elle est bien, à la fois sur le plan quantitatif et qualitatif, un élément de reconnaissance du genre.
Kathryn Kalinak, Settling the score. Music and the classical Hollywood film, Madison, The University of Wisconsin Press, 1992, p. 30-31. La traduction est de nous.
La musique fonctionne exactement comme dans le passage précédemment commenté : quelques accords surgissent brutalement, soulignant la stupeur des deux femmes montrée à travers un gros plan sur le visage de chacune d’elles. Ainsi, le spectateur partage leur surprise et peut s’interroger sur la façon dont cette situation va évoluer, en particulier par rapport aux deux fils de Rosaura qui ne perçoivent nullement ce qui se joue entre leur mère et la nouvelle venue.
Ce procédé est mis en œuvre à de nombreuses reprises dans le film car, pour se venger des humiliations subies, Elena prend un malin plaisir à alarmer Rosaura par des allusions indirectes aux circonstances dans lesquelles elles se sont connues. Cette dernière redoute ainsi que ses fils ne découvrent le pot aux roses, et le spectateur avec elle attend ce moment, d’où l’intensité du suspense se dégageant de telles scènes, largement amplifié par la musique. La révélation ne manque pas de se produire, à grands renforts de musique et de gros plans sur les visages, vers la fin du film où Elena emmène Mario sur le lieu de « travail » de Rosaura.
André Bazin et Jacques Doniol-Valcroze, « Entretien avec Luis Buñuel », Cahiers du cinéma, Paris, n°36, juin 1954, p. 13-14.