II B. Fonctions esthétiques

Dans le mélodrame, l’irruption massive de la musique d’accompagnement contribue à éloigner les films du style réaliste, et Jean-Loup Bourget a bien montré, pour le mélodrame hollywoodien, que l’intervention de la musique est à l’origine d’un processus de déréalisation :

‘Le mélodrame demeure parmi les genres qui échappent à plusieurs égards à l’esthétique du réalisme, et dont la stylisation plus poussée comporte normalement l’utilisation de la musique afin de renforcer l’ambiance émotionnelle du film et d’accentuer le caractère pathétique des événements dépeints 257 .’

La présence de la musique fait partie des formes de stylisation du genre, et on peut la considérer comme un authentique ‘«’ ‘ effet ’» qui doit avoir une certaine influence sur le spectateur. Cette caractéristique du mode d’intervention de la musique dans les films permet d’établir un lien entre sa fonction dramatique et sa fonction esthétique. Le processus décrit par Bourget inscrit le mélodrame cinématographique dans la lignée esthétique de son antécédent théâtral, où les effets pathétiques sont particulièrement recherchés. Utiliser la musique pour ‘«’ ‘ renforcer l’ambiance émotionnelle » ’des œuvres a non seulement des implications dramatiques, mais aussi esthétiques au sens large : s’agissant d’un genre dans lequel le sentiment est mis en avant, la musique est essentielle, sur un double plan. Elle inscrit le spectateur dans une expérience générique particulière, et elle met en même temps l’accent sur l’émotion éprouvée par les personnages à l’écran, comme le montre l’analyse des modalités d’intervention des chansons dans les films.

Ainsi, dans le mélodrame étudié, la dimension esthétique de la musique est fondamentale, au moins aussi importante que sa fonction dramatique précédemment abordée. En effet, on assiste au cours de la période envisagée à une montée en puissance des films situés dans les milieux liés au cabaret et à la prostitution, qui sont autant d’occasions pour les cinéastes de mettre en scène la femme en tant que spectacle. En signalant ce phénomène qui apparaît dans les années 1940, Emilio García Riera ne manque pas de préciser le rôle joué par la musique :

‘El énfasis en lo pecaminoso tendió a desplazarse al melodrama; eso anunció lo que en el siguiente lustro sería la moda del cine cabaretero. Varias películas traficaron con prostíbulos o con cabarets (arrabaleros o tropicales) donde el pecado solía solicitar el acompañamiento de la música de Agustín Lara 258 .’

Agustín Lara a marqué de son empreinte musicale de nombreux mélodrames de cette époque. L’essor d’un type de mélodrame particulier s’accompagne de celui de la musique qui lui est consubstantielle. L’allusion aux cabarets ‘«’ ‘ tropicaux ’» pointe vers l’influence de Cuba sur ce cinéma : non seulement l’île a prêté à de nombreux films ses décors amènes, mais elle a également exporté vers le cinéma mexicain sa musique et ses chorégraphies, qui sont à leur tour devenues des éléments essentiels du mélodrame mexicain.

Deux formes musicales sont particulièrement mises à l’honneur : le boléro et la rumba. Dans le deuxième cas, un même terme sert à la fois à désigner une forme de musique et une forme de danse. Cette indistinction dans les termes montre à quel point ce genre musical est associé à la dimension spectaculaire qu’acquiert la mise en scène du corps dans les films. Une telle utilisation de la musique renvoie au lien que constitue la danse entre musique et cinéma, selon Michel Chion :

‘Le mouvement, voilà donc le premier lien, le premier pont entre musique et cinéma. Le cinéma est mouvement, il s’apparente donc aux deux arts du mouvement existant avant lui, et d’ailleurs liés : la danse et la musique. Ou, si l’on veut, la danse est le point commun entre la musique et le cinéma 259 .’

Le recours à la musique proposé par les films étudiés en fait les héritiers directs des formes originelles de l’utilisation de la musique au cinéma, intimement liée au mouvement, et donc à la danse. Le caractère même de la rumba semble appeler des attitudes corporelles paroxystiques, si l’on en croit les analyses d’Odette Casamayor :

‘La rumba est une musique explosive, contagieuse, elle invite à danser, à bouger. Le secret de sa force réside dans son rythme, en complète synergie avec le rythme des personnes qui la dansent. L’une des fonctions de la rumba, c’est de promouvoir le rapprochement des gens et la valeur communicative de son rythme est fondamentale pour remplir cette fonction 260 .’

Particulièrement ‘«’ ‘ rythmée ’», la rumba est une forme de musique et de danse participative : elle permet de mettre en scène à l’écran le corps d’une danseuse et appelle l’implication du spectateur.

Celui-ci est amené à réagir au rythmé endiablé de cette musique et de cette danse, et le cinéma ne s’est pas privé d’accentuer les effets qu’il pouvait tirer de tels morceaux chorégraphiés, quitte à en outrer certains traits comme le montre Odilio Urfé à propos d’un type particulier de rumba, la rumba guaguancó, qui a selon lui connu une certaine transformation en passant au théâtre, puis au cinéma : ‘«’ ‘ le théâtre vernaculaire, le cabaret et le cinéma ont déformé l’image originale de cette danse en la présentant comme obscène et sensuelle’ 261 . » La rumba est l’occasion de montrer des déhanchements relativement osés, dans une mise en scène complaisante de ce que la morale réprouve : la jouissance du corps, que le spectateur est convié à partager en assistant aux numéros chantés et dansés.

Parallèlement à l’exploitation de cette musique spectaculaire, le mélodrame se montre particulièrement friand d’un autre genre, le boléro. Dépourvu des qualités rythmiques caractéristiques de la rumba, il permet toutefois de montrer à l’écran des séquences où s’affiche toute la langueur de prostituées en proie à diverses difficultés et cas de conscience. De telles scènes ne donnent plus à voir le corps féminin dans une sensualité toute frénétique, mais permettent de s’appesantir sur la plastique des héroïnes 262 .

Les paroles des chansons servent à illustrer la situation du personnage, comme dans Aventurera :

‘Vende caro tu amor, aventurera
Da el precio del dolor a tu pasado
Y aquel que de tus labios la miel quiera
Que pague con brillantes tu pecado [bis]
Ya que la infamia de tu cruel destino
Marchitó tu admirable primavera
Haz menos escabroso tu camino
Vende caro tu amor, aventurera.’

Tout comme la musique ‘«’ ‘ de fosse ’» alimente la narration et y participe directement, la ‘«’ ‘ musique d’écran ’», largement représentée dans les films étudiés par des chansons interprétées dans les cabarets, contribue également à faire progresser l’intrigue. Elle possède un rôle fondamentalement ‘«’ ‘ dramatique ’», car elle exprime la situation dans laquelle se trouve un personnage, et ses évolutions éventuelles, comme l’a justement souligné Silvia Oroz 263 .

Dans l’exemple cité, la souillure présente s’oppose à l’innocence d’un passé révolu, et les paroles sont en adéquation avec la musique pour dramatiser ce passage. La chanson intervient une deuxième fois dans le film, vers la fin. Cette fois, elle est chantée par un duo, matérialisant le couple qu’Elena vient de briser. Le pathétisme inhérent à la chanson se trouve renforcé, puisque son ‘«’ ‘ cruel destino ’» se confirme : Elena n’a plus sa brillante robe du début mais un austère tailleur noir, et des larmes coulent sur ses joues filmées en très gros plan. Le contenu dramatique de la scène se donne donc à voir en même temps qu’à entendre.

Notes
257.

Jean-Loup Bourget, Le Mélodrame holywoodien, Paris, Stock, 1985, p. 197.

258.

Emilio García Riera, Breve historia del cine mexicano., p. 134.

259.

Michel Chion, op. cit., p. 32.

260.

Odette Casamayor, « Les genres de la rumba », Danses ‘latines’ et identité, d’une rive à l’autre…, d’Elisabeth Dorier-Aprill, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 183.

261.

Odilio Urfé, « La musique et la danse à Cuba », p. 173-174.

262.

C’est notamment le cas dans Aventurera, où, lorsque la chanson qui a donné son titre au film est sur le point d’être interprétée par un chanteur dans le cabaret où travaille Elena, on peut se demander si les applaudissements qui l’accueillent ne sont pas en fait dirigés à la jeune prostituée, qui entre dans la salle au même moment que lui. D’ailleurs, la façon dont la scène est filmée donne clairement à voir qu’elle en est la protagoniste certes muette, mais bien présente physiquement. En effet, la caméra suit ses pas et met en valeur son costume : une robe à paillettes décolletée et largement fendue sur le côté, qui laisse complaisamment voir sa jambe. La légère contre-plongée donne un relief tout particulier à l’avantageuse morphologie de la jeune femme. Elle contraste fortement avec l’apparence de celle qui se situe au second plan, dont la robe est blanche et largement plus couvrante, tout comme celle du personnage féminin qui traverse le champ avant le premier déplacement d’Elena : une longue jupe à fleurs, dont la connotation est bien moins chargée d’érotisme que la robe de la prostituée et ses talons aiguille.

263.

« Las letras de las canciones se utilizan como apoyo dramático de situaciones o para definir el carácter o evolución de un personaje. », Melodrama, el cine de lágrimas en América latina, p. 97.