II C. Fonctions commerciales

La présence de morceaux musicaux prisés par le public doit garantir le succès commercial des films. Ce procédé n’est pas propre au mélodrame mais caractérise le cinéma en général, comme la rappelle Michel Chion : ‘«’ ‘ Bien évidemment, le succès du film de chanteurs, à la fin des années 1920 et au début des années 1930, coïncide avec une explosion discographique et radiophonique intense’ 264 . » Dans le contexte latino-américain, le même phénomène se produit : ‘«’ ‘ Avec l’émergence de la culture de masse, les musiques et les danses latino-américaines acquièrent une importance primordiale. Le ’ ‘bolero’ ‘, le tango et la ’ ‘ranchera ’ ‘deviennent dans tout le continent des passions urbaines, au même titre que le football’ 265 . » Cuba, l’Argentine et le Mexique sont les trois pays dont l’influence en termes de musique est déterminante sur l’ensemble du continent, comme l’attestent les trois genres musicaux évoqués. Toutefois, si le Mexique a su diffuser à travers la chanson ranchera une forme musicale originale, les films étudiés ont sur ce plan une esthétique différente, puisqu’ils mettent en œuvre des genres musicaux originellement cubains et non mexicains.

La place particulière assignée à la musique dans le mélodrame mexicain n’est pas sans rappeler la façon dont le tango est utilisé dans le cinéma argentin. Dans les deux cas, l’ère parlante du cinéma est inaugurée par un film mettant en œuvre une forme de musique largement reprise ensuite dans l’industrie cinématographique nationale, qu’il s’agisse de Santa au Mexique inaugurant la tradition des films mettant en scène les boléros d’Agustín Lara, ou de ¡Tango! dans le cinéma argentin, dont le titre est assez explicite sur le rapport que le film entretient avec la musique. Rappelons au passage que le cinéma parlant avait commencé aux États-Unis avec le film Le Chanteur de Jazz (1927), ce qui montre l’influence des formes musicales autochtones dans l’avènement de cette nouvelle forme de cinéma 266 .

En ce qui concerne le cinéma argentin et mexicain, on observe une grande similitude dans la façon dont évolue la présence musicale dans leurs productions. Ainsi, le même processus est à l’œuvre dans les deux cas, seules les formes musicales engagées diffèrent. Silvia Schwarzböck analyse en ces termes l’émergence du tango dans le cinéma argentin, à partir du premier film parlant et chantant :

‘Desde ahora y durante las dos décadas siguientes (es decir, dentro del período de auge del cine de estudios, por un lado, y del tango en general, por el otro) los actores y actrices cantantes van a resignar progresivamente su segunda aptitud, en una progresión que va a estar dictada por el afianzamiento de los géneros dentro de la nueva estructura industrial. Esto es, el modelo de la cabalgata musical que impuso ¡Tango! en los inicios del sonoro va a ir debilitándose sin remedio, hasta que la música ciudadana quede integrada a la trama ya no bajo la forma de canciones que comentan la acción (ocupando el lugar de los carteles del cine mudo), sino por la pertenencia de los personajes al mundo del arrabal 267 .’

Ces commentaires peuvent tout aussi bien s’appliquer au cinéma mexicain, qui, en particulier pendant la période classique, a massivement recours à des acteurs-chanteurs – et, dans le cas qui nous intéresse, à des actrices-chanteuses – dans des films où la part de la musique devient progressivement un des signes de l’appartenance générique, comme c’est le cas du mélodrame de cabaret. Cinéma et musique s’enrichissent ainsi réciproquement, comme le suggère un article de Nicole Foucher analysant les rapports que le tango entretient avec le cinéma :

‘Loin de cheminer sur des chemins différents, tango et cinéma se rejoignent souvent, tant les caractéristiques propres à la musique et à la danse du tango trouvent l’opportunité de s’intégrer à une intrigue cinématographique, de l’infléchir ou de la renforcer.
En contrepartie de ces apports, le cinéma sait magnifier le tango, exacerbant sa puissance du spectaculaire, jusqu’à ce qu’il devienne à l’écran une danse de l’extrême, des extrêmes, entre virtuosité et comique 268 .’

Les analyses de la dimension spectaculaire des numéros musicaux mis en scène dans le mélodrame mexicain confirment largement ce point de vue.

Il existe toutefois une différence de taille entre le Mexique et l’Argentine, dans leur exploitation des genres musicaux en vogue. Conformément à ce que suggérait Carmen Bernand, la musique authentiquement mexicaine représentée dans les films est la ranchera : elle n’apparaît pas dans le mélodrame étudié mais dans un autre genre qui a connu ses heures de gloire au Mexique, la comedia ranchera. Le rapport entretenu entre ce genre et la musique a été fort bien analysé par Marina Díaz López, dans un article où elle montre comment la comedia ranchera a su mettre en scène une forme de représentation de l’essence culturelle du Mexique légitimée par l’adhésion du public : ‘«’ ‘ El subgénero musical campirano, la comedia ranchera, se entronizó como auténtico género nacional, donde sus ingredientes narrativos y musicales, en una operación de síntesis dentro del imaginario nacional, se convertirían en exponentes de la mismísima naturaleza mexicana’ 269 . » Ce genre met en œuvre une musique mexicaine traditionnelle, comme elle le précise à propos du film qui en a été le premier succès, Allá en el rancho grande :

‘La película incluía varias arias cantadas por el propio Tito [Guízar, l’acteur principal] en los lugares habituales donde los jóvenes caporales, que protagonizarán las películas por venir, podían cantar en la ventana de su novia […] y en la cantina con los amigos. La interpretación de las canciones compuestas por Lorenzo Barcelata […] tenía la fuerza de la música folclórica más ‘pura’ 270 .’

Les termes employés montrent l’enracinement ‘«’ ‘ populaire ’» de cette musique au Mexique. Dans le mélodrame, la référence musicale est différente, bien que répondant aux mêmes stratégies. Le genre met à l’honneur deux formes de musique venues de Cuba : le boléro et la rumba. En ce qui concerne le boléro, il s’impose dès le premier mélodrame parlant mexicain, Santa, en particulier à travers les créations d’Agustín Lara, figure emblématique de ce genre musical au Mexique. Le fait qu’un Mexicain soit devenu un compositeur reconnu en matière de boléro montre à quel point ce genre musical a été complètement intégré dans la tradition mexicaine.

En ce qui concerne la rumba, son avènement sur les écrans coïncide avec la multiplication des cabarets à Mexico, comme le rappelle Rafael Aviña en évoquant les :

‘[…] sitios urbanos que adquirirían categoría de leyenda gracias al cine arrabalero que surgió con fuerza durante el alemanismo. Empezaban a proliferar los clubes nocturnos […], con [el] perturbador e indudable erotismo que emanaba de esos espacios que el cine prostibulario supo apropiarse con inteligencia.
Con una vida nocturna estimulante y libre […], aquellos lugares de esparcimiento no sólo darían título a varios de los más memorables filmes del género, sino que formarían parte integral de la trama, una suerte de atmósferico y ruidoso personaje abstracto, testigo de toda clase de épicas cotidianas del arrabal 271 .’

Il évoque ensuite différents compositeurs, ce qui montre que la musique joue un rôle prépondérant dans la création d’une atmosphère particulière à ces films. Dans ce contexte, la place faite à la rumba est fondamentale, puisqu’elle permet de mettre en scène ses interprètes sous un jour particulièrement séduisant pour le public.

Ainsi, le mélodrame mexicain utilise massivement les scènes musicales, mais son originalité vient sans doute du lien étroit entretenu avec Cuba dans ce domaine : les deux pays mettent en place une forme de coopération dans le domaine cinématographique à l’origine d’un genre particulier.

Notes
264.

Michel Chion, op. cit., p. 79.

265.

Carmen Bernand, « Danses populaires, danses latines : une esquisse historique », p. 28.

266.

Il ne saurait être question ici d’ignorer complètement les questions d’ordre technique qui contribuent également à expliquer cette prégnance de la musique dans les premiers films parlants. En effet, il était plus facile de diffuser des chansons enregistrées puis chantées en play back, que d’enregistrer la voix des acteurs en prise directe. Le film Chantons sous la pluie (Stanley Donen, 1952) illustre parfaitement ces difficultés.

267.

Silvia Schwarzböck, « Objetos perdidos », Cinémas d’Amérique latine, n°8, p. 88.

268.

Nicole Foucher, « Tango et cinéma », Danses ‘latines’ et identité, d’une rive à l’autre…, p. 111.

269.

Marina Díaz López, « La comedia ranchera como género musical », Cinémas d’Amérique latine, n°8, p. 29.

270.

Ibid., p. 30.

271.

Rafael Aviña, « Los ritmos populares en el cine mexicano », Cinémas d’Amérique latine, n°8, p. 50.