III B. Musiques cubaines, interprètes mexicains

Vers le milieu du XXe siècle, la musique cubaine connaît une période de diffusion massive, en particulier grâce à l’essor de l’industrie discographique et de la radio, qui contribuent à populariser les rythmes et les mélodies de Cuba à l’étranger. Cette musique entraînante pour la rumba ou mélodique et sentimentale pour le boléro, est à la mode dans toute la région caraïbe et même au-delà dans les années 1940 et 1950, et elle participe à l’élaboration d’une certaine image de la ‘«’ ‘ cubanité ’» mise en scène dans les films. Certains commentateurs voient même dans ce phénomène l’affirmation du caractère ‘«’ ‘ néo-colonial ’» de la société cubaine :

‘Dans les années 1940-50 l’identité est ‘ouverte’ sur le monde et c’est dans cette ouverture que les enjeux identitaires ont lieu. C’est l’époque néo-coloniale, avec une forte influence nord-américaine et une puisante industrie du disque qui met sur le marché international de la musique les pratiques musicales exotiques de la néo-colonie. C’est ‘l’âge d’or de la musique cubaine’ 278 .’

On peut sans doute discuter de l’emploi du terme de ‘«’ ‘ néo-colonie ’», ce qui n’est pas notre propos : soulignons plutôt que la musique est perçue comme l’un des éléments permettant de donner une image ‘«’ ‘ exotique ’» de Cuba, largement relayée par la présence des rumberas sur les écrans. Cette image de Cuba diffusée à l’étranger est à l’origine d’un débat ‘«’ ‘ identitaire ’», dans lequel de nombreux intervenants se demandent s’il ne s’agit pas d’une vision réductrice du patrimoine culturel de leur pays 279 .

Dans ce contexte, le rôle joué par le Mexique est déterminant : de grands noms de la musique mexicaine fondent leur renommée sur des genres musicaux cubains, et les films étudiés en sont d’éloquents témoins. Leur renommée dépasse de loin les frontières de leur propre pays, pour atteindre l’Argentine. La diffusion de la musique et celle du cinéma sont parallèles :

‘Le boléro est d’origine cubaine mais il doit sa dimension internationale au talent des Mexicains. Alfonso Ortiz Tirado, Tito Guizar et Elvira Ríos ont interprété, dans les villes de la Plata, de magnifiques boléros, ceux d’Agustín Lara étant les préférés […].
Deux événements, sans rapport direct, mais simultanés, vont contribuer, d’une manière imprévue mais préoccupante, au recul du Tango.
Il s’agit, d’une part, du déclin du cinéma argentin qui profite au cinéma mexicain. D’autre part, le gouvernement militaire du Général Ramírez […] censure les textes des tangos 280 .’

Musicaux par essence dès les premières œuvres parlantes, les films argentins et mexicains sont en fait concurrents, dans une bataille commerciale qui tourne à l’avantage des seconds après la deuxième guerre mondiale 281 . Les aléas du succès de ces cinémas nationaux sont lourds de conséquences pour la musique qu’ils utilisent largement. La première phrase de Ferrer semble quelque peu lapidaire. Il fait en effet bien peu de cas des compositeurs de boléros cubains dont la renommée, là aussi en grande partie due aux films ayant permis de diffuser leur musique, a été bien plus grande qu’il ne le laisse penser : pensons à Alberto Lecuona, ou encore Rita Montaner, entre autres. Toutefois, une figure emblématique de l’appropriation par le Mexique du boléro cubain apparaît : Agustín Lara. L’importance de ce compositeur est immense, et Iris Zavala a trouvé à son propos une très jolie formule pour le caractériser, en évoquant ‘«’ ‘ la alquimia del piano filosofal de Agustín Lara’ 282 . »

Ce compositeur mexicain s’impose comme le promoteur par excellence du boléro au Mexique, et sa carrière est intimement liée au cinéma, pour lequel il écrit de nombreuses chansons 283 . Il nous intéresse tout particulièrement pour deux raisons liées au sujet de notre étude : d’une part, il a popularisé au Mexique un genre musical cubain, et d’autre part, il a largement participé à la création et au succès des films au cœur de notre réflexion, comme le souligne Paco Ignacio Taibo I :

‘A partir del año 1936, el cine compra a Lara sus melodías, aprovecha sus títulos y crea una moda que en la mayor parte de las ocasiones es seguida con interés por las grandes masas. La música de Lara se identifica sobre todo con un cierto tipo de melodrama eminentemente popular y desbordado; el llamado género de cabareteras es vigorizado por las letras de las canciones del compositor y un buen número de películas adoptan títulos tomados de aquellos que Lara hizo famosos a través de sus cantares 284 .’

Non seulement l’apparition des boléros se fait de façon stratégique à l’intérieur des films où ils servent à mettre en valeur des moments particulièrement pathétiques, mais ils jouent un rôle non négligeable dans la popularité de ces mêmes films. Il existe de nombreux exemples de films dont le titre est tiré, conformément à ce qu’affirme Taibo, de chansons de Lara. Les titres jouent de façon programmatique sur le genre de film dont il s’agit, annonçant une thématique qui engage une vision de la femme inhérente aux films de cabaret. Un lien profond unit les films aux chansons de Lara qui leur donnent leur titre et constituent autant de moments forts des intrigues mélodramatiques auxquelles elles nous convient. Ce rapport étroit a été très justement perçu par Carlos Monsiváis :

‘En las películas de rumberas y prostitutas de los cuarentas, las canciones de Lara son elemento dramático insustituible […].
En verdad, las películas de rumberas son ilustraciones encarnizadas de las letras de Lara, […] teatralizan la atmósfera contenida, insinuada, implícita en las canciones 285 .’

S’il insiste à juste titre sur l’importance des chansons sur le plan ‘«’ ‘ dramatique ’», terme mis en valeur dans le texte par les italiques, il ne faut pas négliger pour autant leur dimension esthétique, jouant sur deux plans complémentaires : la mise en scène du corps féminin, très différente des numéros de rumba mais est tout aussi riche, et l’identification du spectateur – et de la spectatrice – à l’héroïne. Cela est sans aucun doute facilité par le caractère de rêverie romantique de ces chansons, tant par leur forme musicale douce et mélancolique que par leurs paroles insistant le plus souvent sur les affres du destin qui s’acharne sur le personnage féminin en pleine déchéance morale – et non physique bien entendu.

Un autre aspect de la dimension esthétique des chansons de Lara dans leur rapport aux films mérite d’être souligné : parce qu’elles se présentent le plus souvent sur le mode de l’exagération, elles participent pleinement à l’esthétique mélodramatique définie par Peter Brooks comme une rhétorique de l’excès. Dans les chansons de Lara, tout est exacerbé, de la musique elle-même visant clairement à attiser les émotions des personnages et des spectateurs, aux paroles qui ne connaissent visiblement pas le juste milieu et se complaisent à dépeindre des situations aussi extrêmes qu’inextricables. Cette outrance caractéristique des chansons de Lara est assumée par le compositeur lui-même, qui revendique son droit à une certaine forme de kitsch :

‘Soy ridículamente cursi y me encanta serlo […]. Pero ser así es, también, una parte de la personalidad artística y no voy a renunciar a ella para ser, como tantos, un hombre duro, un payaso de máscaras hechas, de impasibilidades estudiadas. Vibro con lo que es tenso y si mi emoción no la puedo traducir más que en el barroco lenguaje de lo cursi, de ello no me avergüenzo, lo repito, porque soy bien intencionado 286 .’

Ces affirmations de Lara engagent plus que sa rhétorique : elles en disent long sur le contenu des chansons, et sa vision des sexes clairement partagée, comme dans les films. D’un côté, les femmes avec leur sentimentalité excessive, et d’un autre côté l’univers masculin ‘«’ ‘ duro ’» – il ne semble pas utile de s’appesantir sur l’emploi de cet adjectif, tant ses connotations sont transparentes – conformément à l’image du macho mexicain. C’est d’ailleurs au nom de sa qualité d’‘»’ ‘ artiste ’» que Lara se voit autorisé à déroger au monde de la masculinité pour se rapprocher de celui des femmes, ce qui le pousse d’une certaine façon à se justifier au nom de ses ‘«’ ‘ bonnes intentions ’»…

Notes
278.

Leiling Chang Melis, Métissages et résonances, essais sur la musique et la littérature cubaines, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 58.

279.

Ces interrogations surgissant dans le domaine musical se font également sentir en ce qui concerne le cinéma, comme nous le verrons dans notre troisième partie.

280.

Horacio Ferrer, Le siècle d’or du tango, traduit de l’espagnol par Josselyne Santer et Olver Gilberto de León, Buenos Aires, Manrique Zago ediciones, 1998, p. 132-133.

281.

Les circonstances particulières de ce déclin du cinéma argentin sont liées au contexte politique, comme le souligne Octavio Getino, après avoir rappelé comment la concurrence entre l’Argentine et le Mexique sur le plan cinématographique avait poussé les Argentins à ‘imiter’ le cinéma mexicain, qui avait su, grâce à une ‘gestion étatique beaucoup plus intelligente’ se gagner les faveurs d’un large public populaire. Il ajoute : ‘La ‘neutralité’ du gouvernement militaire à partir de 1943 amena les États-Unis, après l’échec de leur politique de chantage et de menaces, à restreindre considérablement leurs ventes de celluloïd à l’Argentine, matériau dont la valeur était considérée comme stratégique, alors que le Mexique continuait à être approvisionné. En 1943, l’industrie mexicaine reçut 11 millions de mètres de pellicule vierge alors que le pays producteur le plus puissant, l’Argentine, n’en recevait que 3 millions’, Cinémas d’Amérique latine, p. 34. Il précise par la suite que la politique de soutien au cinéma argentin ne permit pas de développer le secteur cinématographique mais eut plutôt pour effet de ‘maintenir le plein emploi des travailleurs du cinéma’.

282.

Iris M. Zavala, op. cit., p. 59.

283.

La biographie d’Agustín Lara, qui a commencé comme pianiste dans des cabarets mal famés dignes de ceux mis en scène dans les films, a d’ailleurs été adaptée au cinéma dans le film La Vida de Agustín Lara, de Alejandro Galindo, en 1958.

284.

Paco Ignacio Taibo I, La Música de Agustín Lara en el cine, Mexico, Filmoteca UNAM, 1984, p. 12-13.

285.

Carlos Monsiváis, Amor perdido, Mexico, Era, 1999 (1977), p. 80.

286.

Agustín Lara interviewé par José Natividad Rosales, Siempre!, Avril 1960, cité dans Carlos Monsiváis, op. cit., p. 62.