I. Motifs et enjeux d’une fascination réciproque

I A. Attirance du Mexique pour Cuba

Dans la lignée de son spectaculaire essor à la fin des années 1930 sur le plan cinématographique, le Mexique donne à sa production une orientation destinée à satisfaire les marchés hispanophones : ‘«’ ‘ Dans ces conditions, l’industrie mexicaine s’offrit le luxe de produire un cinéma destiné aux vastes couches sociales paupérisées de l’Amérique latine ’», écrit Eduardo de la Vega 297 . Les avantages quantitatifs acquis par le Mexique sur les autres industries cinématographiques de langue espagnole ont des répercussions sur le contenu même des films, adapté aux publics visés.

Dans un mémoire rédigé au milieu des années 1940 au Mexique sur l’industrie cinématographique mexicaine, nous lisons :

‘Los países hermanos de Centro y Sud América, así como los de las Antillas, constituyen a la fecha el mejor mercado exterior de nuestras películas. Este mercado se ha ampliado enormemente desde 1940, correspondiéndole a nuestra industria cinematográfica el honor de haber incorporado a millones de personas que antes no concurrían a los cines, porque no entendiendo el inglés y no sabiendo siquiera leer el español, no entendían las películas 298 . ’

L’avantage du Mexique sur ses rivaux est d’ordre linguistique et culturel, et l’auteur met en avant le fait que l’accent mexicain est plus facilement exportable aux autres pays hispanophones que l’argentin ou l’espagnol. Cette idée est reprise par Miguel Adelfo Dagdug Sol, dans un mémoire où il analyse les problèmes du cinéma mexicain par rapport à son marché intérieur : ‘«’ ‘ El mercado latinoamericano ha sido considerado por su idiosincrasia, lenguaje y la identificación sociológica que guarda con el pueblo mexicano, como un mercado natural de nuestro producto cinematográfico’ 299 . »

Le Mexique, devenu en quelques années le pays le plus puissant du continent latino-américain dans le domaine cinématographique, cherche à asseoir son hégémonie sur les autres pays. Dans ce contexte, la taille relative du marché cubain est significative, et les producteurs mexicains ne tardent pas à le comprendre. Selon Julianne Burton-Carvajal, vers 1950 :

‘[…] le cinéma enthousiasmait à un tel point les Cubains que sur les 7 millions d’habitants du pays on pouvait compter 1,5 millions de spectateurs par semaine […]. Si l’on considère le nombre de ses habitants, Cuba représentait le meilleur marché du cinéma d’Amérique latine 300 .’

Cuba constitue un marché stratégique pour les exportations de films mexicains. Les chiffres proposés par Villegas dans son mémoire confirment l’importance relative de Cuba pour l’exportation de films 301 . Nous regroupons ces données sous forme de tableau :

Tableau 7 : Revenus de la diffusion de films mexicains en Amérique (vers 1940)
Pays %
Cuba 6,29
Amérique centrale 5
Venezuela 11,7
Colombie 8,12
Porto Rico, Saint Domingue 5,76
Pérou, Équateur, Bolivie 7,12
Argentine, Paraguay, Uruguay 6,01
Chili 5,9
Total Amérique centrale et australe 55,9
États-Unis 12,76
Total étranger 68,66
Mexique 31,34
Total général 100

La diffusion de films mexicains sur le sol national ne représente qu’un tiers des revenus de la distribution de films. Les exportations jouent donc un rôle important dans la rentabilisation des productions mexicaines. La part de l’Amérique latine dans les revenus que le Mexique tire du cinéma est essentielle, car elle en représente plus de la moitié. En y regardant de plus près, on comprend l’enjeu que constitue Cuba pour les professionnels du cinéma mexicain : il s’agit d’un petit pays en termes de surface et de population, par rapport à d’autres, en particulier la Colombie ou le Venezuela où les films mexicains sont largement diffusés. Malgré cela, Cuba se situe au quatrième rang des pays qui importent des films mexicains, devant le reste de l’Amérique centrale, et le groupe constitué par l’Argentine, le Paraguay et l’Uruguay. Cela tient sans doute au fait que l’Argentine possède jusqu’au début des années 1940 une puissante industrie cinématographique rivalisant avec le Mexique, et irriguant les pays voisins. Si l’on considère l’ensemble de la diffusion de films mexicains sur le sous-continent, Cuba représente un peu plus de 10% du revenu total engrangé. Ces chiffres expliquent l’importance accordée à Cuba par les Mexicains, d’abord en termes de diffusion, puis de production : l’intérêt du marché que constitue le pays voisin implique de mettre en scène des sujets susceptibles d’attirer le public cubain dans les salles. Ce sera le rôle des coproductions.

Nous trouvons dans un autre mémoire 302 , datant de 1939, des chiffres précisant l’importance du marché cubain pour les Mexicains. Leur présentation sous forme de tableau facilitera les recoupements avec ce qui précède :

Tableau 8 : Rapport entre le nombre de salles, la population et la diffusion de films mexicains en Amérique (1938)
Pays Nombre de salles Habitants Films mexicains importés
Total Amérique 4 894 56 802 869 181
Argentine 303 2 158 12 561 361 3
Colombie 400 9 305 995 8
Costa Rica 25 591 862 6
Cuba 700 4 011 088 27
Chili 360 4 585 705 26
Equateur 40 2 756 552 1
Guatemala 45 2 245 593 10
Panama 30 467 459 15

Cuba compte deux fois plus de salles de cinéma que le Chili, dont la population est légèrement plus nombreuse, et presque autant que la Colombie, pourtant deux fois plus peuplée. Si l’on rapporte le nombre de salles à la population du pays, Cuba possède une salle pour un peu moins de 6 000 habitants, le Chili, une pour presque 13 000 et la Colombie une pour environ 23 000. Cela confirme l’‘»’ ‘ enthousiasme ’» des Cubains pour le cinéma mis en avant par Julianne Burton. Pour l’année 1938, Cuba est le plus gros importateur de films mexicains du continent : il diffuse en effet trois fois plus de productions mexicaines que la Colombie par exemple.

Au moment de tourner des films à Cuba, les pratiques mexicaines doivent s’adapter aux exigences du marché local, et l’analyse de la production mélodramatique développée dans ce cadre est exemplaire de ce processus. Le producteur mexicain Carlos Carriedo Galván l’affirme dans un article où affleure un nationalisme mexicain ressemblant à une forme d’impérialisme pur et simple. Cela n’est pas sans conséquences sur la façon dont les Cubains appréhendent les avantages et inconvénients du développement de l’activité cinématographique mexicaine sur leur propre sol :

‘Si deseamos que todas las puertas de diversos países se nos abran, necesariamente, en una justa correspondencia, tenemos que tener abiertas nuestras puertas a todos esos países […]. Únicamente en esta forma el cine de México podrá ser el cine de América y en un futuro próximo el cine de la raza latina, enfrentando su manera de sentir y de pensar a las del cine sajón, el cine eslavo y otros cines exóticos 304 .’

L’attrait pour les pays latino-américains en général et Cuba en particulier ressemble davantage à de l’intérêt bien compris de la part de producteurs mexicains cherchant avant tout à tirer le meilleur parti possible des pays considérés comme les plus rentables. L’intérêt que trouvent les Mexicains à tourner leurs films à Cuba est parfaitement synthétisé dans un travail effectué par une équipe où interviennent des chercheurs des deux pays :

‘A mediados de la década del cuarenta se iniciaron las coproducciones mexicano-cubanas, gracias al abaratamiento de los costos de producción, por la cercanía territorial, y la carencia de leyes que en Cuba protegieran los intereses y a los técnicos nacionales. Los principales cargos y los papeles protagónicos quedaron en manos de los mexicanos, que utilizaron al personal cubano fundamentalmente como asistentes y segundas figuras 305 .’

Les Mexicains trouvent leur compte à Cuba en matière de coûts et de facilités en tous genres liées au fait que l’île se présente dans le domaine cinématographique comme une terre vierge, à cause du faible développement de son activité. Par ailleurs, le Mexique semble s’être arrogé les ‘«’ ‘ premiers rôles ’» dans le cadre des coproductions, ce qui conduit à considérer qu’il a déterminé les modèles génériques mis en œuvre.

Notes
297.

Voir son article « Origines, développement et crise du cinéma parlant », Le Cinéma mexicain, p. 95-115.

298.

J. Villegas, Industria cinematográfica nacional, Mexico, UNAM, s. d. [1944 ?], p. 51.

299.

Miguel Adelfo Dagdug Sol, «  El cine mexicano », une problemática por resolver en el mercado interno, Mexico, UNAM, Escuela nacional de economía, Tesis para obtener el título de Licenciado en economía, 1971, p. 58

300.

Julianne Burton-Carvajal, « Cuba », Les Cinémas d’Amérique latine, p. 262.

301.

J. Villegas, op. cit., p. 53. Le mémoire n’est pas daté, et les chiffres indiqués non plus. Nous déduisons de données relevées dans le texte que celui-ci doit dater du milieu des années 1940, supposant que les chiffres avancés sont contemporains de la réflexion.

302.

Alfonso Pulido Islas, La Industria cinematográfica de México, Mexico, UNAM, Tesis profesional que presenta el autor para obtener el grado de Licenciado en economía, 1939, p. 75.

303.

Le cas de l’Argentine apparaît exceptionnel dans ce tableau : pays à forte population et possédant le plus grand nombre de salles du continent, il importe une quantité négligeable de films mexicains. Cela doit être relié au fait qu’à la fin des années 1930, et jusqu’au début des années 1940, le cinéma mexicain et l’argentin étaient en compétition, d’où la réticence des Argentins à importer massivement des films du pays rival.

304.

Carlos Carriedo Galván, « México, capital del cine en español », Cinema Reporter, Mexico, 30 juin 1945, n°363, p. 10.

305.

Eduardo de la Vega, María Eulalia Douglas, Marco Úlises Íñiguez Mendoza, Ivo Sarría, Juan Carlos Vargas Maldonado et Sara Vega Miche, Historia de un gran amor, relaciones cinematográficas entre Cuba y México, 1896-1996, inédit, p. 25.