I B. Attirance de Cuba pour le Mexique

Du côté cubain, le fait d’accueillir les équipes de tournage mexicaines présente également des avantages non négligeables, principalement dans deux domaines. En premier lieu, la coopération cinématographique engagée contribue à développer l’activité cinématographique à Cuba. Par ailleurs, cela donne la possibilité aux techniciens et artistes cubains de se former aux côtés de leurs voisins plus expérimentés précisément parce que leur pays connaît une activité plus soutenue dans ce domaine.

Si les Mexicains constatent le faible développement de l’industrie cinématographique cubaine, à tel point que l’on peut finalement remettre en cause jusqu’à l’emploi d’un tel terme pour rendre compte de l’activité cinématographique à Cuba, les Cubains pour leur part sont également fort lucides sur la situation du septième art dans leur pays. La presse cinématographique cubaine des années 1950 306 se propose régulièrement de dresser des bilans de l’état de la production cubaine, et le moins que l’on puisse dire est qu’ils ne sont pas vraiment flatteurs, tant l’activité se présente de façon désordonnée et chaotique. Cela pousse les Cubains à envisager l’association avec le Mexique comme une solution efficace pour sortir Cuba de la situation de sous-développement cinématographique dans laquelle elle se trouve. Nous lisons ainsi, dans Cine-guía :

‘En el presente, el cine cubano se halla estancado en un género predominantemente populachero o folletinesco, con unos pobres guiones sin consistencia temática. Se sigue produciendo un promedio de cinco películas por año. Existen dos estudios de muy poca capacidad y el instrumental técnico es muy escaso y deficiente.
Pero el futuro del cine cubano parece orientarse hacia la co-producción cubano-mexicana 307 .’

Ce point de vue peut être considéré comme le pendant de celui des Mexicains : si le cinéma cubain n’est pas en mesure de se développer par ses propres moyens, il incombe aux Mexicains de venir combler ce vide en allant tourner à Cuba leurs films. Toutefois, si les deux parties semblent bien d’accord sur ce principe, les commentaires de Manuel Fernández font affleurer un point qui finira par cristalliser les divergences entre Mexicains et Cubains : le problème de la qualité des films tournés dans le cadre des coproductions. Il apparaît en effet que les Cubains n’attendent pas seulement des progrès quantitatifs de l’intervention de leurs homologues mexicains, mais également des changements qualitatifs, comme le suggère Fernández lorsqu’il évoque la pauvreté des films faits à Cuba en termes de scénarios et de genres. L’élaboration puis l’analyse de notre corpus de films permettra de voir dans quelle mesure ces réticences cubaines étaient fondées.

Un autre article de Cine-guía met en parallèle les déficiences du cinéma cubain et l’émergence du phénomène des coproductions :

‘Lo que más resalta a la vista en este decenio es la gran cantidad de films cubano-aztecas […]. En un análisis minucioso y en conjunto, de lo hecho hasta el presente saltan a la vista tres factores por los cuales las películas cubanas han constituido en su mayoría un rotundo fracaso artístico y economico: a) Incapacidad profesional. b) Deficiencia técnica c) Ausencia de capital e incosteabilidad por falta de mercado 308 .’

Cet article écrit au lendemain de la révolution cubaine remet en cause des principes auparavant considérés comme acquis, notamment l’importance du marché cubain, et la qualité des techniciens et artistes disponibles dans l’île.

C’est la deuxième raison pour laquelle les Cubains étaient favorables à la coopération avec les Mexicains dans le domaine cinématographique. En effet, la préoccupation des Cubains face au manque de formation de leurs techniciens est ancienne, et a même conduit Max Tosquella à rédiger dès 1938 un projet pour la création d’un Institut de l’art et de la technique cinématographique. Son constat est simple :

‘Más que técnicos, los que se dedican al cine entre nosotros son practicones, con una clara inteligencia y buena intención. Esto, que ya es algo, no es lo suficiente para brindar un producto comercializable en mercados saturados de buenas películas. Ahora bien, con la experiencia que poseen si llegaran a dominar los conocimientos esenciales en que descansan los fenómenos cuyos por qués desconocen, el cine cubano alcanzaría niveles muy altos en breve plazo 309 .’

Ce projet ne s’est finalement pas concrétisé, comme le rappelle María Eulalia Douglas : ‘«’ ‘ [Max Tosquella] también presentó un proyecto en la Cámara Municipal para la creación de una Academia de Arte y Ciencia Cinematográficas, que no tuvo éxito’ 310 . »

De son côté, le critique cubain Walfredo Piñera se penche lui aussi dans un mémoire sur les problèmes de la production cinématographique à Cuba. Considérant le cinéma mexicain comme un rival, il estime toutefois que les Cubains devront recourir, au moins dans un premier temps, à une main d’œuvre étrangère professionnelle pour pouvoir se former eux-mêmes. Si Cuba n’a pas besoin d’importer des scénaristes, la situation n’est pas la même selon lui en ce qui concerne le personnel technique :

‘En cambio, sí es necesario contratar directores extranjeros para las primeras cintas, así como directores de fotografía, en tanto se adiestren los cubanos, que tienen un sentido rápido de captación para la técnica e intuición artística, como se reveló en los primeros pasos de la industria de la televisión 311 .’

L’originalité de son point de vue tient au fait que, comme il considère le cinéma mexicain comme le ‘«’ ‘ rival natural ’» du cubain, il suggère de privilégier le développement de coproductions avec d’autres pays, en particulier l’Espagne et l’Argentine. Notons qu’il rédige son rapport en 1958, c’est-à-dire à la fin de la période intéressant notre étude, alors que les coproductions avec le Mexique se sont finalement imposées, ce qui contribue sans aucun doute à lui faire privilégier d’autres pistes. Quoi qu’il en soit, on comprend rétrospectivement l’intérêt qu’a pu avoir pour Cuba le fait de coopérer avec le Mexique sur le plan technique : cela permettait de faire profiter aux professionnels cubains d’un savoir faire acquis dans le pays voisin grâce à la solide structuration de son activité cinématographique, et explique pourquoi on assiste dans les années 1950 à une considérable augmentation des coproductions entre les deux pays.

Cette attitude des milieux du cinéma à Cuba et d’ailleurs partagée par les autorités, qui n’hésitent pas à recourir à l’aide du Mexique au moment de filmer La Rosa blanca, œuvre destinée à commémorer le centenaire du héros de l’indépendance cubaine José Martí. L’histoire de ce film est emblématique de ce que pouvait représenter pour les Cubains la contribution mexicaine :

‘El Gobierno crea la Comisión Nacional del Centenario de José Martí. Entre las actividades de la Comisión está el financiamiento de una película sobre la vida de Martí. Se titula La Rosa blanca, dirigida por el mexicano Emilio (Indio) Fernández, con técnicos y actores mexicanos y cubanos. Con este fin se fundó una compañía cinematográfica estatal Antillas S.A., pero al ser insuficientes los fondos situados por Cuba, intervinieron intereses financieros mexicanos 312 .’

Ce film a finalement été l’objet d’une intense polémique à Cuba, car la représentation de la vie du héros national ressemblait davantage à une vision fortement mélodramatisée de son existence qu’à une quelconque reconstitution historique des principaux épisodes de sa vie et de son action. À ce titre, il intéresse pleinement notre étude et trouve sa juste place au sein des films étudiés par la suite. En tout cas, les prises de positions auxquelles il a donné lieu, et plus encore les conditions mêmes de son financement et de sa réalisation en font un très bon exemple de ce que signifièrent pour les Cubains les coproductions avec le Mexique.

Notes
306.

Ses arguments sont étudiés de façon plus systématique dans notre troisième partie, consacrée à la réception des films. Nous en exposons ici les principales lignes, afin de montrer les raisons pour lesquelles les coproductions s’imposent à Cuba.

307.

Manuel Fernández, « Breve historia del cine cubano », Cine-Guía, La Havane, juillet 1954, n°5, p. 11.

308.

Paulino Villanueva, « El desarrollo del cine cubano en los últimes diez años », Cine-Guía, La Havane, février 1961, n°12, p. 15-17.

309.

Max Tosquella, Índice de un proyecto para crear el instituto de artes y técnica cinematográficas, La Havane, 1938, fac-similé Bibliothèque Nationale, p. 7.

310.

María Eulalia Douglas, La Tienda negra, p. 64.

311.

Walfredo Piñera, Informe sobre producción cinematográfica aplicado a Cuba, La Havane, 1958, p. 5.

312.

María Eulalia Douglas, op. cit., p. 135.