Pour illustrer l’emprise du mélodrame sur le cinéma cubain, il convient de dresser un panorama des genres. Les pionniers du cinéma cubain 313 ont eu recours au genre mélodramatique de façon précoce et massive, tout en privilégiant dans leurs productions le traitement de faits historiques nationaux, comme le suggère Nery Sellera :
‘El melodrama se ha convertido ya por estos años en el gran seductor y, al igual que en los demás países del área, el medio a través del cual se puede llegar mejor a ese público que noche a noche acude a los cines. Díaz Quesada también se valió del género al trabajar temas como el de la mujer cubana y su papel en las luchas independistas […]. Nótese cómo, a pesar de que la presencia sentimental es el elemento predominante, el fondo es el clima social reinante en la isla a principios de siglo 314 .’Les traits génériques particuliers du cinéma cubain muet apparaissent : après une période où les films documentaires, pris sur le vif, dominent, émerge un cinéma de fiction où le mélodrame s’impose progressivement comme matrice narrative, dans des œuvres où s’exprime toutefois une certaine préoccupation pour des thèmes historiques et sociaux.
Par la suite, lors de l’avènement du cinéma parlant, les genres en présence dans le cinéma cubain se différencient de façon plus nette. Comme dans la plupart des cinémas, les genres originels forment deux groupes souvent présentés de façon quelque peu abusive comme antagoniques : les mélodrames et les comédies tirant à la farce. Or, s’il est commode pour l’analyse de les séparer, il faut souligner que les phénomènes d’hybridation des genres sont à Cuba une réalité qu’il convient de prendre en compte.
L’influence du teatro bufo cubain, mettant en scène des personnages archétypiques, est déterminante dans le domaine de la comédie. Cela peut être observé dans Sucedió en La Habana (1938), film quasiment dénué d’intrigue qui se présente davantage comme une succession de sketches des acteurs très populaires Garrido et Piñero, sans la moindre cohérence scénaristique. Avec le déclin du genre bufo, les comédies se font plus urbaines, dans un style rappelant le cinéma nord-américain largement diffusé sur les écrans. Tel est le cas de La Única (1952), film de Ramón Peón dans lequel Rita Montaner interprète un rôle de syndicaliste fantaisiste dans une usine. Dans ce film, le choix du décor renvoie au mode de vie nord-américain, notamment à travers l’appartement de la protagoniste, meublé dans le plus pur style des années cinquante selon l’American way of life. Rita Montaner, est la figure emblématique d’une culture créole spécifique 315 , mais la situation dans laquelle se trouve le personnage qu’elle incarne montre que les références se transforment.
Le cloisonnement générique est souvent ténu entre comédie et mélodrame, comme le montre El Romance del palmar (1938). Le premier film parlant de Ramón Peón se situe à la frontière entre les deux genres, associant à une intrigue mélodramatique – une jeune fille innocente conduite à la ville pour travailler dans un cabaret par un homme sans scrupules qui lui a menti pour la convaincre de le suivre – des passages de franche comédie, comme la séquence où deux guajiros se rendent à la capitale pour récupérer la jeune fille : c’est l’occasion pour Garrido et Piñero de faire leur traditionnel numéro.
Avec le temps, le cinéma cubain semble s’enliser dans une production routinière, si l’on en croit Walfredo Piñera :
‘Avec quatorze films, l’année 1950 est celle où la production cinématographique cubaine atteignit son chiffre record, bien que sa qualité moyenne n’ait pas été à la hauteur de l’enthousiasme, finalement éphémère, qui semblait s’être éveillé […]. Cependant, malgré la pauvreté générale des scénarios, certains tentèrent, dans la décennie des années quarante et cinquante, d’impulser un cinéma historico-littéraire de grande envergure qui confirma une fois de plus que ni les bonnes intentions, ni la présence isolée d’éléments de qualité ne suffisent à pallier le manque de talents et de moyens matériels 316 .’Cette analyse de Piñera montre bien comment les limitations de l’activité cinématographique à Cuba ont favorisé l’émergence des coproductions avec le Mexique. Il écrit en effet quelques lignes plus loin, après avoir évoqué le rôle de Juan Orol dans la création et la diffusion d’une certaine forme de mélodrame :
‘Cuba était un terrain propice à la mise en œuvre de coproductions cubano-mexicaines. La majorité d’entre elles fut réalisée dans les années cinquante. Ces films, qui employaient des danseurs, des chanteurs et des formations musicales à la mode, bénéficiaient en général d’une meilleure maîtrise technique et exploitaient à fond les aspects les plus pittoresques de la musique et des paysages cubains. À partir du tournage d’El Ángel caído, en 1949, le metteur en scène mexicain Juan J. Ortega se rendit régulièrement à Cuba pour y tourner des mélodrames musicaux de nature sentimentale 317 .’Les arguments avancés à l’époque par les professionnels du cinéma, au Mexique et à Cuba, sont convoqués pour expliquer la montée en puissance des coproductions : proximité, tant géographique que culturelle entre les deux pays, mais aussi présence à Cuba d’éléments que le cinéma a intensément exploités, notamment les paysages, la musique et la danse. Les coproductions entre les deux pays finissent par configurer une modulation générique particulière reprenant au mélodrame mexicain ses caractéristiques propres, tout en y ajoutant des traits plus spécifiquement cubains. Cette orientation donne lieu au développement de deux grandes tendances au sein de cet ensemble mélodramatique : d’une part, l’épanouissement du mélodrame de cabaret, et d’autre part, la production de films renvoyant – ou du moins prétendant le faire – à certains traits de la réalité et de la culture cubaine. Le corpus que nous allons à présent constituer de façon précise tiendra compte de ces différents aspects.
S’il est difficile de chiffrer précisément l’emprise de tel ou tel genre pour la période muette, tel n’est pas le cas pour le cinéma parlant. Le mode de production des films est un élément retenu par María Eulalia Douglas dans sa présentation de la production cinématographique nationale. Le tableau suivant permet de comparer l’emprise des coproductions mexicano-cubaines sur l’ensemble de la production cubaine, depuis le premier film tourné par Juan Orol à Cuba, jusqu’à la fin des années 1950 :
Année | Films cubains | Coproductions mexicano-cubaines | Total |
1939 | 7 | 1 | 8 |
1945 | 1 | 1 | 2 |
1946 | 1 | 1 | 2 |
1947 | 7 | 1 | 8 |
1948 | 3 | 1 | 4 |
1953 | 4 | 3 | 7 |
1954 | 2 | 8 | 10 |
1955 | 1 | 4 | 5 |
1956 | 1 | 4 | 5 |
1957 | 2 | 1 | 3 |
1958 | 2 | 3 | 6 |
Les années comprises ente 1939 et 1958 correspondent à celles où les coproductions mexicaino-cubaines ont vu le jour. Si la désignation ‘«’ ‘ coproduction » ’ne renvoie pas à un genre en soi, au sens où nous avons défini ce terme, notre travail consistera à montrer comment une modulation générique particulière du mélodrame mexicain est née de ce mode de production particulier, dont on constate qu’il s’épanouit au cours des années 1950. Ce mode de production connaît une certaine régularité quantitative pendant les années 1940, période à laquelle le cinéma strictement cubain se caractérise par son indigence : pour les années 1945 et 1946, une seule coproduction suffit à représenter la moitié des films produits à Cuba. La situation s’accentue au cours des années 1950 : la production strictement cubaine oscille la plupart du temps entre 1 et 2 films annuels, tandis que les coproductions ne descendent qu’exceptionnellement sous le chiffre de 3. Ces dernières se retrouvent ainsi majoritaires au sein de la production cubaine, à tel point que pour l’année 1954, qui est celle où le cinéma cubain atteint son plus haut niveau avec 10 films, les coproductions représentent les quatre cinquièmes du total.
Ces précision apportées sur le contexte d’apparition des coproductions entre le Mexique et Cuba, une mise au point s’impose. Nous prenons en compte les coproductions mexicaino-cubaines dans un sens assez large : d’une part les films officiellement considérés comme des coproductions, engageant un financement et un savoir faire des deux pays ; d’autre part, des films entièrement faits par des Mexicains où interviennent des artistes cubains, sans que l’on puisse les considérer comme des coproductions au sens strict – nous pensons ici au cas particulier des rumberas, ambassadrices de la culture cubaine au Mexique. Il conviendra de mesurer si ces deux catégories donnent des résultats différents sur le plan générique.
Dans l’état actuel du matériel disponible, nous devons nous en remettre aux jugements des historiens du cinéma cubain, souvent peu précis, voire contradictoires. Dans El Cine silente en Cuba, La Havane, Letras cubanas, 1992, Raúl Rodríguez ne décrit en annexe que le contenu des films documentaires ; Arturo Agramonte, dans la Cronología del cine cubano, propose des fiches techniques des films mais pas de caractérisation générique. Les films ayant disparu, la reconstitution de cette histoire des genres à Cuba ne peut se faire que par une analyse minutieuse de la presse de l’époque, tâche dépassant de loin le cadre de notre travail. Considérons, au moins de façon provisoire, comme recevables, les jugements les plus répandus parmi les chercheurs.
Nery Sellera, op. cit., p. 23-24.
Son biographe souligne le lien unissant la comédienne à certains traits de la culture nationale : « Aún hoy muchos cubanos no pueden sustraerse al recuerdo que – como paradigma de la interpretación de nuestras melodías – deja la Rita que convoca a todos los negros a tomar café en ¡Ay! Mamá Inés; la que intencionalmente pone ronca la voz para llamar a la caserita de El manisero; y a la que, con el arrullo de las palmas, crea un verdadero canto de cristal con su Siboney. Comparable tan sólo con el vacío dejado en el artre autóctono por Benny Moré, el otro gran ídolo popular, la huella de La Única se mantiene integrada al ambiente criollo. », Ramón Fajardo Estrada, Rita Montaner, testimonio de una época, La Havane, Fondo editorial Casa de las Américas, 1998, p. 428.
Walfredo Piñera, « Le Cinéma parlant pré-révolutionnaire », Le Cinéma cubain, p. 70-72.
Ibid., p. 74.